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Napoléon III, le dessin, savam ment facile, des jambes de saint JeanBaptiste, des pieds nus de saint François, et la tournure, noble sans recherche, du saint évêque placé à gauche, au premier plan? Il est fâcheux seulement que cette belle figure ait subi quelques restaurations, et que de grossiers repeints soient venus, au bas de la robe comme dans les plis de la chape qui tombent le long du cadre, faire contraste avec le modelé si précis des parties voisines et avec l'exécution châtiée de l'ensemble.

L'Adoration des Mages, grand tableau peint par Luca Signorelli, est un témoignage important et parfaitement authentique de ce robuste talent, dont on n'aurait néanmoins qu'une idée incomplète si on le jugeait seulement sur des travaux de cet ordre. De même que les tableaux de Lorenzo di Credi et le Noli me tangere du musée Napoléon III en fournirait une nouvelle preuve ne reproduisent que très-imparfaitement les qualités qu'on admire à si juste titre dans ses dessins, les tableaux de Luca Signorelli ne valent pas, à beaucoup près, les fresques du maître. N'est-ce pas ce qu'on peut dire aussi des divers ouvrages de Domenico Ghirlandaïo? La même différence n'existe-t-elle pas entre les peintures de chevalet qu'il exécutait d'un pinceau un peu amolli, un peu appesanti par la recherche et par l'effort, et les peintures dont il décorait avec tant de fermeté et de franchise le chœur de Santa-Maria-Novella, à Florence, ou les murailles de la Trinità? Sans doute le tableau de sa main que l'on voit au palais des Champs-Élysées est une œuvre trèsagréable, mais cet agrément même se complique de quelque afféterie : il résulte tout au moins d'une imitation trop littérale de la grâce purement humaine. Dans les anges placés derrière la Vierge, on reconnaît les formes et la physionomie de gentils adolescents plutôt qu'on ne pressent la beauté idéale des habitants du ciel la Vierge, par l'expression de son visage et par la délicatesse un peu banale de ses traits, n'est rien de plus qu'une jolie jeune fille. En un mot, ce qui manque ici aux intentions et au style, c'est cet accent de l'émotion intime et personnelle, c'est cette pointe de bizarrerie, si l'on veut, qui donne une signification, une valeur particulière à une autre Madone peinte par Alessandro Botticelli, et surtout au tableau où le même maître a peut-être personnifié le Printemps: œuvre charmante, une des plus précieuses de la collection, mais qu'il serait pour le moins superflu d'essayer de décrire, puisqu'une image fidèle en fait revivre, sous les yeux du lecteur, l'étrangeté exquise et la rare élégance.

Les divers tableaux quattrocentisti que nous venons de mentionner appartiennent à l'école toscane. Bien que dans le nouveau musée, comme dans toutes les collections du même genre, les œuvres de la peinture

florentine au xv siècle gardent une supériorité évidente sur les travaux contemporains des autres écoles italiennes, il ne s'ensuit pas que ceux-ci n'offrent qu'un intérêt secondaire ou une originalité douteuse. La plupart d'entre eux au contraire méritent d'être soigneusement étudiés, et quelques-uns, par la vigueur des intentions, par la franchise de la manière, ont une importance exceptionnelle ou une singulière nouveauté.

Rien de plus imprévu, par exemple, que les deux tableaux où le peintre ferrarais, Cosimo Turra, nous montre Saint Antoine lisant et, suivant le mot consacré en Italie, une Pietà, c'est-à-dire la Vierge portant sur ses genoux le corps inanimé de Jésus. Assurément, dans ce dernier ouvrage, le sentiment de la beauté idéale n'est rien moins qu'apparent, ou plutôt ce qui s'y formule sans détours, c'est l'expression d'un goût passionné jusqu'à la fureur pour les plus chétifs détails de la réalité. La Vierge et les six figures de saints et de saintes qui l'entourent ne laissent voir, au premier aspect, que les excès de cet impitoyable esprit d'analyse, que les inquiétudes ou les efforts démesurés de cette main. Le divin cadavre lui-même est étudié et rendu avec une intempérance dans l'imitation que la manière violemment minutieuse d'Albert Dürer et des autres maîtres allemands ne fera guère que renouveler un demi-siècle plus tard. Et pourtant, malgré ces exagérations du style, disons le mot, malgré ces laideurs, quel amour de l'art au fond et quelles recherches méritoires! Quel avide et noble besoin du mieux, de la perfection! Sous ces formes travaillées, tourmentées, fouillées jusqu'au dernier repli et jusqu'à la dernière fibre, on sent au moins les ambitions. d'un vigoureux esprit, de même qu'on en peut constater la science sûre et la puissance dans l'énergie avec laquelle les tons s'harmonisent entre eux. L'énergie du coloris, telle est, au reste, la qualité dominante des œuvres appartenant à l'école ferraraise; c'est là, en général, la tradition que se transmettent les chefs successifs de cette école, depuis les maîtres qui l'ont fondée jusqu'à Garofalo, et l'on en trouvera au musée Napoléon III des témoignages concluants, non-seulement dans les tableaux de Cosimo Turra, mais dans les tableaux peints, à des époques un peu plus récentes, par Domenico Panetti et Mazzolino.

L'ancienne école vénitienne, représentée, quant à la période qui suit immédiatement la venue de Jean Bellin, par quelques tableaux intéressants, une Vierge de Carpaccio entre autres, un Ecce homo à micorps de Bartolommeo Montagna, et un remarquable Portrait d'homme, dessiné, il est vrai, avec plus de fermeté que de finesse, l'école vénitienne a fourni deux spécimens importants de l'art appartenant à une période un peu antérieure. L'un, portant la signature de Bartolommeo

Vivarini et la date de 1459, est l'image en pied de saint Jean de Capistran image austère, presque farouche dans l'expression et dans les formes, mais dont la rudesse même et l'ascétisme pittoresque semblent bien appropriés au caractère de l'implacable adversaire des Hussites, de l'héroïque libérateur de Belgrade 1. L'autre, attribué au maître de Mantegna, au peintre padouan Francesco Squarcione, a déjà cette intensité de ton et cette richesse dans le coloris dont Jean Bellin et ses élèves achèveront de divulguer les secrets, en même temps que, par l'agencement des draperies, des détails de l'architecture, des ornements de toute sorte, il fait pressentir le style si ingénieusement érudit, le goût si délicat de Mantegna.

Rien de très-particulier d'ailleurs dans le choix du sujet, ni dans l'invention générale : toute l'originalité de l'œuvre résulte des combinaisons partielles et des caractères de l'exécution. La Vierge et l'enfant Jésus, ayant à leurs côtés deux anges, dont l'un joue de la viole, l'autre du luth, occupent, comme d'ordinaire, le centre de la composition. Mais, au lieu de s'élever isolément, le trône où siége le divin groupe se relie à un monument en marbres de diverses couleurs, dans lequel sont incrustés des médaillons antiques; au lieu de se parer uniquement de leur propre élégance, les lignes de l'architecture s'enjolivent de festons chargés de fruits, dont les couleurs et les formes s'harmonisent avec les tons variés des marbres ou en assouplissent les profils. Ce mélange d'archaïsme, d'expression pieuse et d'imitation exacte de la nature, cette idée de sanctifier l'art antique par le contact des personnages sacrés et d'en égayer la majesté, pour ainsi dire, par l'image des riantes richesses que la terre produit, toutes ces innovations, qui allaient bientôt se convertir en habitudes sous les pinceaux de Crivelli, de Cima et de tant d'autres peintres de l'Italie du Nord, il est curieux d'en constater au moins les symptômes dans le tableau que possède le musée Napoléon III; comme, toute proportion gardée entre la valeur relative des talents et l'importance des progrès, certains travaux de l'école ombrienne semblent nous annoncer quelque chose des prochains chefs-d'œuvre de Raphaël, et jalonner les abords de la route où marchera le maître sans égal.

4. Si vraisemblable que soit ce portrait, on ne saurait y voir un portrait exécuté, à proprement parler, d'après nature, puisqu'il est posterieur de trois années à la date de la mort du modèle (1456). Jean de Capistran, toutefois, n'ayant quitté l'Italie pour se rendre en Orient que vers 1453, on peut présumer que Vivarini avait, avant cette époque, retracé directement les traits de ce saint personnage, ou que, tout au moins, il avait vu de ses yeux l'homme qu'il devait peindre un peu plus tard. Reproduction d'un travail préalable ou simple expression d'un souvenir, le portrait du musée Napoléon III a donc, dans un cas comme dans l'autre, un caractère sérieux d'authenticité.

Longtemps dédaignée par les historiens de la peinture, ou confondue avec les écoles voisines, l'école d'Ombrie a été remise de nos jours si bien en honneur et en vue, que plusieurs écrivains ne craignent pas de lui attribuer des vertus et une influence qu'ils contestent, que, parfois même, ils refusent à l'art florentin. Il y a en ceci quelque excès de zèle, quelque parti pris systématique de réhabilitation. L'école ombrienne no nous semble pas « celle, comme on l'a dit, qui a le plus de vitalité dans sa séve. » Il n'est pas plus évident pour nous qu'elle soit « toujours restée indépendante dans son caractère général, invariable dans ses prédilections1; » mais, tout en ne lui accordant que le second rang, nous n'avons garde de méconnaître ou d'oublier ses mérites sérieux et ses titres. Reste à savoir si ce qu'on loue surtout en elle est bien justifié par les faits, si les qualités qui lui appartiennent procèdent précisément des intentions, des arrière-pensées qu'on lui prête. Un coup d'œil sur quelques-uns des tableaux exposés nous en apprendra plus à ce sujet qu'une longue disser

tation.

En se proposant, à très-bon droit d'ailleurs, d'étudier plus attentivement que par le passé les œuvres de l'ancienne école ombrienne, on a voulu quelquefois, on veut encore y voir la plus pure expression de l'art mystique, le résumé par excellence des inspirations saintes et des austères doctrines. Nous ne prétendons nullement, quant à nous, y découvrir rien de profane; mais n'est-il pas permis de remarquer, çà et là, certaines libertés dans l'invention et dans le style qui ne laissent pas de compromettre un peu la thèse que l'on a entrepris de soutenir? Plusieurs tableaux du musée Napoléon III ne tendraient-ils pas à prouver que, dans l'école ombrienne et à une époque encore assez rapprochée des origines, on s'astreignait moins scrupuleusement qu'ailleurs au respect des formules consacrées et des traditions hiératiques? Un de ceux-ci (no 344) nous montre la Vierge portant, contrairement à la coutume, un manteau de couleur rouge. Dans un autre, représentant la Madone, l'enfant Jésus et deux anges, le divin Enfant étale ses formes nues avec une complaisance qui dément et que semblaient condamner d'avance les longues draperies où s'enveloppe le bambino dans les tableaux des trecentisti florentius. Il se contourne pour se donner un surcroît de beauté; il pose, en un mot, non sans grandeur assurément, mais certainement aussi sans naïveté. Il serait facile de multiplier les exemples et d'établir, preuves en main, que le mysticisme des peintres ombriens laisse souvent une place assez large aux préoccupations naturalistes. Sans parler

1. Rio, De l'art chrétien, t. II, p. 450 et 209. .

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