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ou se continue par les mains des élèves, il n'y a plus, à vrai dire, comme à l'époque des débuts, ni rivalités d'écoles, ni même des écoles luttant chacune pour conquérir ses priviléges ou pour défendre ses foyers. Il n'y a, en Italie, qu'une tradition, la tradition florentine, qu'une école, l'école giottesca, et ce mot s'applique aussi bien aux artistes siennois, dépossédés de leurs vieilles franchises, qu'aux nouveaux venus dans le domaine de l'art qui apparaissent à Rome ou à Naples.

Tout change avant la seconde moitié du xv siècle, ou plutôt la diversité qui s'introduit dans les formes ne laisse pas de pénétrer plus avant et de modifier parfois jusqu'au fond des intentions mêmes, jusqu'aux éléments de l'inspiration. A mesure que la pratique acquiert plus de certitude et le style plus de correction, le sentiment semble s'enhardir et se développer en raison de ce progrès extérieur, et devenir-singulier contraste! d'autant plus indépendant, d'autant plus ingénu que les moyens dont il dispose participent moins de la simplicité primitive. On serait assurément aussi mal venu à essayer de convertir en audace l'exquise sincérité de Fra Angelico qu'à prétendre reconnaître des combinaisons fort compliquées dans les procédés qu'il emploie. Jamais peintre, au contraire, ne songea moins à faire parade de sa force naturelle out acquise, jamais art moins pédantesque ne traduisit les rêves d'une imagination plus naïvement émue. Suit-il de là, toutefois, que chez Fra Angelico, comme chez d'autres maîtres appartenant à la même époque, cette habileté sobre accuse l'inexpérience de la main, et cette naïveté les timidités ou les gaucheries de la pensée? Le plus rapide coup d'œil sur les œuvres dont il s'agit ferait aisément justice d'une pareille erreur, et nous n'aurons garde de signaler à l'admiration des mérites qui s'y recommandent assez ouvertement d'eux-mêmes. Ce que nous voudrions seulement indiquer, à titre de nouveauté dans l'école italienne, c'est ce mélange d'extrême délicatesse et de franchise, c'est cette aptitude à concilier l'élégance et la finesse de l'exécution avec l'élévation du sentiment. Des qualités de cet ordre, ou du moins l'alliance de ces qualités, n'avait pas de précédents dans les travaux des Giotteschi. En donnant à l'art religieux des formes doucement persuasives, des dehors attendris plutôt que fiers, les premiers quattrocentisti ouvraient donc une carrière plus vaste au progrès strictement pittoresque et au talent personnel, en même temps qu'ils renouvelaient les conditions morales de la peinture. Il y a loin sans doute de la foi irritée d'Orgagna et des violences où elle s'emporte, à la dévotion sereine, à la pieuse mansuétude du moine de Saint-Marc; mais la différence n'est guère moindre entre les caractères matériels des deux manières, et l'on peut dire, en général, qu'après

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avoir trouvé, sous les pinceaux de Giotto et de ses disciples, l'austère majesté du style, les règles et l'expression de la grandeur, l'art italien, vers le commencement du xve siècle, réussit à deviner, à pressentir au moins les secrets de la grâce et à assouplir, par la variété des interprétations, la sévère doctrine uniformément pratiquée jusqu'alors.

Cette recherche d'une beauté plus familière et plus intime dans l'ordre des choses idéales devait provoquer, et elle suscita en effet des efforts non moins zélés, des entreprises aussi fécondes en face de la réalité. Tandis que Fra Angelico, Lorenzo Monaco et quelques peintres mystiques traduisaient leurs célestes visions dans un style où rien ne survivait des rudesses ou des conventions anciennes, Masaccio s'emparait du fait contemporain et le transcrivait, même sur les murs des églises, avec une si intelligente fidélité que l'invraisemblance morale disparaissait sous la précision de l'image, et l'irrégularité des types sous la vivante expression des physionomies. A dater de ce moment l'art du portrait, cet art qui n'avait eu, dans les travaux antérieurs, qu'une part étroite et tout accidentelle, trouve habituellement sa place, souvent même une place principale, dans les œuvres de l'école florentine. Les peintures de Benozzo Gozzoli au palais Riccardi et au Campo Santo de Pise, celles que Domenico Ghirlandaïo exécuta plus tard pour la décoration du chœur de Santa-Maria - Novella, bien d'autres fresques, bien d'autres tableaux encore attestent que les anachronismes où l'on se complaisait alors ne résultaient pas seulement de l'ignorance en matière archéologique. En faisant intervenir, dans la représentation des scènes sacrées, les personnages et les costumes contemporains, les peintres florentins entendaient surtout se prémunir ou protester contre les dangers d'une tradition immobile et déterminer, au moyen de l'imitation naturaliste, un progrès analogue à la réforme accomplie déjà dans la sphère de l'invention.

Cependant le double mouvement qui venait de se produire à Florence avait eu ailleurs son contre-coup. Les diverses écoles italiennes, partagées, elles aussi, entre l'étude scrupuleuse du vrai et la recherche du beau, tel qu'il appartient à l'instinct personnel de le découvrir, les écoles italiennes se reconstituaient indépendantes les unes des autres, et s'honoraient par des travaux d'un caractère imprévu, par un ensemble de talents également avides du mieux, mais le poursuivant chacun à sa manière et en vertu de ses inspirations propres. Dès lors quelle ardeur partout, quelle bonne foi et, bientôt, quels succès! D'année en année et presque dans chaque ville, de nouveaux maîtres surgissent, de nouvelles conquêtes viennent enrichir le domaine de l'art ou en reculer les limites. Ici le savant Piero della Francesca trouve les secrets de l'illusion

pittoresque dans une application rigoureuse des lois de la perspective linéaire aussi bien que dans une représentation, relativement fidèle, des mœurs et de la physionomie du passé. Là, un autre érudit, le Squarcione, interroge les monuments antiques, y démêle de précieuses leçons pour le goût et prépare ainsi les progrès qui se formuleront, on sait avec quel éclat, sous le pinceau d'Andrea Mantegna. En Ombrie comme dans les provinces lombardes, à Venise comme à Rome, à Sienne, à Modène, à Naples même, la moins favorisée pourtant des villes de l'Italie avant et après le moment où apparaît le Zingaro, vingt maîtres spontanément ou studieusement inspirés fondent, accroissent ou renouvellent leur propre gloire et l'honneur de l'art dans leur pays.

Après avoir examiné ce qui se passe en dehors de Florence pendant la seconde moitié du xve siècle, si l'attention se reporte sur ce coin de terre privilégié d'où les premiers enseignements sont sortis, où tout ce qui s'implante et fructifie ailleurs a germé d'abord et a grandi, quelle admiration n'excitera pas cette variété infinie de tendances et d'œuvres, cette succession de talents imposants ou exquis dont les noms de Pollaïuolo et de Luca Signorelli, de Filippo Lippi et de Botticelli résumeraient à peine les titres principaux et les mérites divers! Et cependant, cette période de perfectionnement et de fécondité universelle n'est que la promesse ou la préface de succès bien autrement décisifs, d'une abondance de chefs-d'œuvre plus surprenante encore. Jusqu'à l'époque où les maîtres par excellence, Léonard, Fra Bartolommeo, Michel-Ange, Raphaël, Andrea del Sarto, Titien, viennent ouvrir dans l'art l'ère des exemples souverains et donner, à quelques années d'intervalle, le spectacle de la perfection absolue dans tous les genres, c'est encore à la série des essais, à une période d'initiation et d'apprentissage que se rattachent les travaux dont nous avons essayé d'indiquer les caractères successifs. L'art italien, à peine sorti de la première enfance vers la fin du XIIIe siècle, adolescent dans tout le cours du XIVe siècle, achève de croître et entre en pleine possession de sa jeunesse à partir du jour où, sans répudier de tous points la tradition giottesque, il cesse du moins de l'accepter comme un dogme invariable ou de la subir comme un joug. L'âge de la virilité toutefois n'est pas encore venu pour lui. Il garde dans ses allures je ne sais quel mélange d'hésitation et d'impétuosité, je ne sais quelle maladresse charmante, souvenir involontaire des premiers pas et des premières années. Même sous les témoignages de sa force, quelque chose se laisse entrevoir de timide et d'audacieux tout ensemble; même quand il prétend se modérer, il s'échappe par moments en d'étranges fantaisies où la candeur de l'imagination se décèle aussi

bien que la chaleur du sang. Pour tout dire, enfin, à mesure qu'il avancera dans la vie, l'art italien voudra et saura mieux profiter de ce que la vie enseigne. Il aura des ambitions moins imprudentes, des ressources plus sûres, une plus profonde expérience des choses; mais ce qu'il gagnera en autorité il pourra le perdre parfois en séduction, et peut-être, lorsqu'il aura complétement dépouillé ses erreurs juvéniles, lorsqu'il se sera bien corrigé de ses impatiences ou de ses incertitudes, il lui faudra expier ce progrès par le sacrifice partiel de quelque qualité native, par l'abandon de quelque grâce originelle.

Les tableaux du musée Napoléon III ont cette utilité de préciser des faits que beaucoup d'entre nous ne connaissaient que pour en avoir vu quelque chose dans les livres, et que jusqu'à présent, en France, on n'avait guère eu l'occasion d'apprécier en face des monuments originaux. N'exagérons rien toutefois si intéressants qu'ils soient, ces tableaux appartenant aux deux phases où commence et se continue la période des débuts dans l'histoire des écoles italiennes, ces ouvrages des maîtres primitifs, pour employer le terme consacré, ne sauraient être rapprochés sans désavantage de certaines collections du même genre ou de certaines fresques célèbres conservées de l'autre côté des monts. Il ne faut pas chercher ici ce qu'on trouvera seulement à l'Académie des beauxarts, à Florence, et dans quelques édifices religieux de la Toscane et des États Romains, les produits d'élite, les chefs-d'œuvre de l'art du XIVe et du xv. siècle. En revanche, on y rencontrera les témoignages authentiques des inclinations générales de l'époque et l'expression non équivoque des doctrines qui prévalent, des traditions qui se modifient, des innovations qui s'introduisent dans le fond des principes ou dans la pratique, jusqu'au jour où l'art italien, après une admirable floraison, va s'épanouir dans la réalisation, plus opulente encore, de ses promesses, et désormais porter ses fruits.

En recommandant à l'étude les tableaux du musée Napoléon III, nous n'avons donc nullement l'intention de les inventorier un à un, d'en analyser les imperfections ou les mérites, d'en discuter à tour de rôle l'âge exact ou les origines. Le temps et la place nous manqueraient pour cette besogne, médiocrement utile d'ailleurs, puisqu'elle tendrait à substituer les critiques de détail à l'examen de l'ensemble, et la menue monnaie des explications partielles à des biens dont il convient surtout d'apprécier l'importance générale et la somme. Qu'il nous suffise d'indiquer quelques spécimens significatifs et de résumer dans quelques exemples ce que nous avons dit des inspirations premières et des premiers efforts de

l'art italien.

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