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est d'ailleurs très-inférieure à celle du reste de la fresque. Les chairs du triton sont trop rouges, et, bien qu'il y ait encore de belles parties dans la poitrine de la nymphe, il ne reste plus rien du travail des demi-teintes, sans doute mises à sec et que le temps a depuis longtemps effacées. Mais ce qui surtout fait qu'on hésite à reconnaître le pinceau de Raphaël, c'est une certaine absence d'élévation et de retenue dans l'expression de ces deux figures. Elles semblent appartenir déjà à une époque postérieure, et font pressentir la décadence.

Sur un second plan, un dernier triton, monté sur un hippocampe et soufflant dans un large coquillage, termine la fresque de ce côté. Cette figure, en partie cachée par le voile de la nymphe, est plus noblement dessinée que les deux précédentes. La tête, d'une beauté un peu sauvage, est bien celle qui convient à un des fils de Neptune1. Le triton et l'hippocampe regardent l'un et l'autre vers le ciel. Ils remplissent l'air de cris et de sons retentissants, qui semblent donner une expression bruyante à la muette douleur qui brise le cœur de Galatée. La tête de l'hippocampe, jetée en arrière et impatiente du frein, est pleine de fougue et d'ardeur. Il semble que, sans les connaître, Raphaël ait senti les marbres du Parthénon, tant il y a de noblesse et de poésie dans ce coursier soumis à la puissance des flots2.

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Tel est le chœur, formé d'êtres aux contours fantastiques et hardis, qui compose le cortège de Galatée.

Dans le ciel, quatre petits Amours lancent leurs traits contre les deux nymphes qui accompagnent la fille célèbre de Nérée. Chacun de ces charmants enfants est un chef-d'œuvre. Raphaël fut par excellence le peintre de l'enfance. Nul n'a su mieux que lui comprendre et traduire la spoutanéité de cet âge, où l'humanité se reconnaît encore dans son premier état d'innocence et de grâce. Quelle agilité, quelle souplesse et quelle variété dans les mouvements de ces Amours! Trois d'entre eux voltigent au-dessus de Galatée, et forment dans le ciel comme une lointaine auréole à cette tête idéale. Leurs arcs sont tendus et leurs traits vont partir; mais ils ne les dirigent pas vers Galatée, dont le cœur, fortifié par la douleur et plein d'aspirations vers l'infini, est désormais invulnérable. Celui qui fend l'air au sommet de la fresque, ainsi que celui qui, à droite, semble sortir d'un léger nuage, visent la nymphe que le triton tient dans ses

4. Cette belle figure rappelle le remarquable buste du musée Pio-Clementino, plus connu sous le nom de Mélicerte ou de Palemon.

2. La partie du mur qui porte ce côté de la fresque a subi de graves avaries et est lézardée en plusieurs endroits.

bras1. Le troisième, du côté opposé, s'acharne après la néréide que le centaure marin enlève sur sa croupe à travers les ondes2. Enfin, à l'angle gauche du tableau, le quatrième Amour apparaît au milieu des nuées. On ne voit que sa tête, le bout de ses ailes et ses deux mains qui portent des flèches nombreuses. Cette tête, noyée dans le clair-obscur d'une atmosphère transparente, est d'une étonnante beauté. La bouche, fortement arquée, exprime la colère et le dédain. Le regard, fixement arrêté sur les personnages qui peuplent les eaux, est d'un éclat surprenant : il attire, fascine et effraye en même temps. C'est là une de ces créations charmantes et presque terribles, exclusivement personnelles à Raphaël et spontanément sorties de son génie.

Tel est ce tableau, si simple dans son ordonnance et si clair dans son esprit, n'ayant d'ailleurs d'autre horizon lointain que la vaste mer avec ses blondes vapeurs et les sourires innombrables de ses flots, et l'azur du ciel avec cette transparence magique et cette limpidité qu'on ne saurait accorder même à la nature, quand on n'a vu ni l'Italie ni la Grèce3. C'est un fragment du cercle olympique soumis au pouvoir de Neptune ; c'est une perspective lumineuse sur le monde mythologique. Mais c'est en même temps une interprétation souverainement originale et empreinte dans sa partie principale de l'élévation du sentiment chrétien. Galatée apparaît là comme une étoile qui sort du sein des eaux pour remonter au ciel, et qui, dans sa trajectoire lumineuse, rencontre les passions vulgaires et les appétits grossiers.

En présence de cette radieuse figure, il faut faire effort pour penser à la Fable. Est-ce bien là, en effet, la nymphe qui raconte ainsi les déchirements de son cœur? « Cachée sous les fleurs d'un rocher, je reposais « sur le sein de mon Acis, et de loin mon oreille recueillait les paroles « dont le cyclope faisait retentir les montagnes et les mers : « O Galatée, << tu es plus blanche qu'un beau lis, plus fraîche que la fleur de la prai«rie, plus élancée que l'aune, plus brillante que le cristal, plus folâtre « qu'un jeune chevreau..., plus agréable que les rayons du soleil « en hiver et que l'ombre en été, plus exquise que les fruits les plus exquis..., plus suave qu'un raisin mûr, plus douce que le duvet du

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« cygne..., plus trompeuse que l'onde, plus impétueuse que le torrent...,

4. Au côté gauche de la fresque.

2. Au côté droit de la fresque.

3. Le ciel a conservé sa couleur bleue primitive; mais il est lézardé par de nombreuses crevasses.

4. Neptune avait un Olympe au milieu duquel il vivait, comme Bacchus, au milieu des satyres et des ménades.

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plus irritante que la flamme..., plus légère que l'aile du zéphyr... « Viens, ô Galatée, lève ta belle tête au-dessus des flots d'azur... » Tout « à coup il m'aperçoit auprès d'Acis : « Je vous vois, s'écrie-t-il, ce sont là << vos dernières caresses. » L'Etna répète avec horreur ce cri terrible. Et « moi, je me précipite éperdue dans les flots. Acis fuyait : « A mon secours, << Galatée! criait-il. Mon père, ma mère, à mon secours! Cachez-moi dans «vos ondes, ou je vais périr. » Polyphème le poursuit : il arrache le som«<met d'une montagne et le lance... Sous le roc qui avait écrasé Acis, le «sang coulait en flots de pourpre. D'abord sa couleur commence à s'ef«facer. Puis c'est comme l'eau d'un fleuve troublée par l'orage. Enfin, «< c'est une source pure et limpide. Alors la pierre s'entr'ouvre, de ses « flancs surgit la tige vigoureuse des verts roseaux, le flot s'échappe en « bondissant du creux du rocher...: c'était Acis changé en fleuve, et le « fleuve a conservé son nom1. »

Certainement Raphaël s'est inspiré du récit de ce drame et de cette métamorphose; mais il a mis dans sa Galatée quelque chose de plus que les beautés sensibles, si harmonieusement décrites par le poëte latin. Il a réalisé d'une manière générale l'idée et l'expression d'une âme qui, brisée par la douleur, se relève par la foi; et il a rendu cet effort sublime, cette aspiration à monter d'autant plus évidents, qu'il leur a opposé des passions contraires. Ainsi, bien que Raphaël nous affirme lui-même, dans une lettre écrite à Balthazar Castiglione, que cette fresque représente Galatée, on peut tout aussi bien y voir d'une manière abstraite le triomphe de l'âme sur la matière et de l'esprit sur les sens 2.

Mais pour assigner à une telle œuvre la place qui lui appartient dans l'histoire générale de l'art, il importe d'examiner quelle est la nature et la solidité des liens qui la rattachent à l'antiquité, et ce qu'elle vaut aussi par rapport aux œuvres analogues tentées par la Renaissance.

(La fin prochainement.)

F.-A. GRUYER.

4. Ovide, Métam., XIII.

L'Acis, aujourd'hui Fiume freddo, est une rivière qui sort des flancs de l'Etna et va se jeter dans la mer.

2. M. Jac Joseph Hans de Wurzbourg a prétendu, dans une dissertation écrite en italien (Alcune riflessioni d'un oltramontano su la creduta Galatea di Raffael d'Urbino; Palermo, 4816), que cette fresque représentait le triomphe d'Amphitrite d'après le récit d'Apulée. Cette opinion n'est pas soutenable et est d'ailleurs réfutée par Raphaël lui-même (J.-D. Passavant, Raphaël d'Urbin et son père Giovanni Santi, trad. franç., t. II, p. 144).

LES ARTS INDUSTRIELS

LA

A L'EXPOSITION DE LONDRES'

BIJOUTERIE ET LA JOAILLERIE

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Les yeux les plus prévenus en notre faveur ne verraient guère de différence aujourd'hui entre les produits de la bijouterie en France et en Angleterre. Des deux côtés, c'est le même bijou lourd, correct, symétrique, où l'or mat domine, égayé de quelques filets d'émail, réminiscence lointaine de l'art antique; l'Allemagne, elle aussi, suit les mêmes errements. Mais pour être juste, il faut reconnaître que cette mode nous vient d'Angleterre; ses bijoutiers et ses ouvriers possèdent une certaine supériorité dans l'exécution, si bien que plusieurs des nôtres envoient leurs fils dans les ateliers de Londres pour y apprendre la fabrication. Ainsi, pour ne citer qu'un détail, assez intéressant pour la question d'art, puisqu'il s'agit de la couleur, l'or mat, tel qu'il est

à la mode aujourd'hui, a été longtemps le privilége exclusif des bijou

tiers anglais.

Mais s'il faut reconnaître l'initiative de ceux-ci dans le bien, il faut aussi

1. Voir la Gazette, t. XIII, p. 313.

signaler à quels excès ils se sont laissés aller, en nous entraînant à leur suite. Des formes simples et élémentaires que l'ornement doit égayer, et qui conviennent surtout aux bijoux de ville, on est passé aux formes sèches et sans ornements, ce qui a conduit fatalement à l'imitation de la serrurerie. Ainsi nous avons vu des bracelets copiés sur les colliers des tuyaux qui conduisent le gaz et avec des vis en guise de fermoir; des épingles simulant un immense clou de maréchal, et des fers ou des sabots de cheval en guise de broches de femme. C'est parmi les gens du sport que cette belle mode s'est d'abord répandue; puis elle a gagné de proche en proche. Que de sportsmen platoniques ne possède-t-on pas des deux côtés du détroit? Braves garçons, qui n'ont jamais enfourché un cheval de leur vie et qui veulent se donner le ton des gens de loisir en empruntant aux palefreniers leur tenue et leur jargon! Puis, le mauvais goût de la vraie industrie parisienne s'en mêlant, -nous voulons parler de celle. qui fabrique « l'article de Paris, >> nous avons vu ce que chacun peut apercevoir aujourd'hui à toutes les vitrines des quartiers élégants. La quincaillerie, la taillanderie, la serrurerie et toutes les industries y ont envoyé des modèles de leurs produits, modèles réalisés en or, en argent et en émail. On dirait qu'un décret a ordonné à chaque citoyen de porter en guise de bijou un des ustensiles de sa profession ou une marque de ses goûts dominants. Il y a d'abord les insignes du sport, depuis le clou jusqu'à la lanterne de voiture; ceux du jardinage, y compris l'arrosoir; les fleurets et les revolvers pour les bretteurs; un cordage enroulé pour les canotiers. Il est même possible d'indiquer à quel journal on est abonné, en portant une épingle où ledit journal, plié sous bande, est représenté en miniature. On peut enfin afficher sa nationalité en arborant à sa cravate le timbre-poste de son pays. Plus bas encore nous trouvons les bijoux... indiscrets; ceux-ci consistent en un écriteau portant une annonce à double entente; le demi-monde peut s'en servir comme d'affiche.

Mais quittons ces infamies et ces aberrations, où nos ouvriers montrent une grande adresse d'exécution, pour nous occuper de l'art plus sérieux, de celui où la forme vient encore enrichir la matière.

Le bijou, ainsi qu'on appelle tout ornement de toilette où les métaux précieux dominent, ornés ou non de pierres ou d'émaux, a passé par les mêmes vicissitudes que l'orfévrerie. Sous l'Empire et sous la Restauration on imitait à peu près les formes antiques, qu'on connaissait alors fort mal, et, concurremment avec les camées et les intailles montés assez lourdement, on employait des filigranes et des grènetis d'une admirable exécution. Plus tard, lors de la réaction romantique, si l'on essaya d'in

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