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souples et arrondis, se dessinent en de belles courbes qui complètent avec une rare élégance le frêle esquif de la nymphe.

Quant à l'Amour qui guide ces dauphins et qui tient de ses mains les nageoires de l'un d'eux, il est d'une prodigieuse beauté, et l'art moderne n'a rien produit de plus parfait comme forme et de plus élevé comme style. Le fils de Vénus est couché de côté sur une légère draperie rose qui flotte à la surface de l'eau, au milieu de la fresque et sur le premier plan'. Son corps, que des ailes légères soutiennent et protègem, se cambre avec une grâce et une flexibilité charmantes. Il rase les ondes avec une rapidité que l'œil suit et comprend. Sa tête, par un mouvement identique au mouvement qui élève vers le ciel la tête de Galatée, se rejette aussi en arrière en se penchant sur l'épaule droite. Les yeux se lèvent également avec un accent de suprême éloquence. Galatée et l'Amour ont ici la même beauté sensible et la même expression. C'est la même flamme intérieure qui perce à travers le même regard, c'est la même âme brisée par la même douleur, c'est le même cœur gonflé par les mêmes sanglots..., ou plutôt c'est le sentiment, le cœur et l'âme de Galatée qui, dans l'Amour, éclatent et brillent avec splendeur. On ne saurait rêver quelque chose de plus touchant et de plus pathétique que cette douce sympathie de l'enfance; et cette seule figure de l'Amour compatissant suffirait pour faire reconnaître en Raphaël le plus grand des artistes et le premier des peintres. Malheureusement encore, les outrages du temps ont flétri ces chairs jadis roses et transparentes, aujourd'hui sans fraîcheur et presque décolorées. Mais le dessin et même le modelé, malgré l'absence des touches dernières mises a tempera, ont encore une delicatesse et une puissance suffisantes pour commander l'admiration et pour faire comprendre toute la valeur de ce chef-d'œuvre, une des merveilles les plus rares qu'il soit donné au regard humain de pouvoir contempler.

De chaque côté de ce groupe principal, trois figures de tritons et de néréides complètent avec une harmonieuse symétrie ce tableau, et en développent le sens allégorique.

A droite, un triton ouvre la marche, courant sans effort à travers les flots, et soufflant à pleins poumons dans une conque marine. A l'aide de sa main gauche, il fixe à ses lèvres l'orifice de cet instrument, tandis que

4. Cette draperie s'est bien conservée et reste avec une belle valeur de ton par rapport à la couleur des chairs.

2. Parmi les nombreux monuments antiques qui montrent Cupidon monté sur un dauphin ou jouant avec des dauphins, je n'en connais aucun qui égale cette partie de la fresque de Raphaël.

sa main droite en soutient l'extrémité : cette main est d'ailleurs hors du champ de la fresque, mais le geste est tellement juste que la pensée étend sans effort les limites du tableau et supplée à ce qui manque. Le torse, dans le mouvement qui le porte en avant, est superbe. Tous les muscles de la poitrine et du dos sont en jeu, et l'on admire la nature élégante et forte de ce messager de Neptune. Ce n'est pas là le triton fabuleux, couvert d'écailles, avec des nageoires au-dessous des oreilles, une large bouche et des dents de bête féroce. Ce n'est pas non plus le personnage légendaire dont parle Virgile, « le vieux triton qui porte Auleste et sa « troupe, qui des sons de sa conque épouvante les mers, qui sent sur sa <<< poitrine sauvage l'onde blanchir et murmurer, présentant jusqu'aux « flancs la figure velue d'un homme, et dont le reste du corps se ter<< mine en baleine1. » Raphaël ne pouvait accorder autant à la mythologie, et devait faire une plus large part à l'humanité. Son triton est un jeune homme dans tout le développement de sa force, et qui ne rappelle que par certains attributs secondaires les formes monstrueuses attribuées par l'antiquité aux fils de Neptune et d'Amphitrite. Les oreilles pointues du satyre, les pampres qui coiffent sa tête d'une manière si pittoresque, et les larges feuilles qui se greffent à la naissance des cuisses, suffisent amplement pour indiquer que ce personnage appartient au cycle mystérieux dont l'antiquité avait peuplé les eaux sur toute leur surface et jusque dans leurs plus intimes profondeurs.

A côté de ce triton et sur un second plan, se trouvent une néréide et un centaure marin. La fraîche néréide enlace de ses bras la poitrine du centaure, et apporte dans ce geste toute la séduction d'une beauté voluptueuse. Le centaure, dans sa course rapide, enlève la nymphe à travers l'immensité des flots; il tient de ses deux mains l'aviron à l'aide duquel il se dirige vers le centre du tableau, c'està-dire vers Galatée: il a de l'homme la tète et le torse, du cheval le poitrail et les jambes de devant, du poisson légendaire les vastes nageoires, semblables à des ailes, et la queue plusieurs fois recour] ee en spirale. On sent deux êtres de sexe différent, mais de même nature, dominés par la même passion, emportés par le même délire. Leurs corps se confondent et se complètent mutuellement, la poitrine du centaure faisant valoir le dos de la nymphe, la force et la muscu

1.

Hunc vehit immanis triton, et cœrula concha
Exterrens freta: cui laterum tenus hispida nanti
Frons hominem præfert, in pristina desinit alvus;
Spumea semifero sub pectore murmurat unda.

(Virgile, Énéide, liv. X, v. 209.)

lature de l'un formant, avec la souplesse et l'agilité de l'autre, un contraste éloquent et une opposition heureuse. Le fils d'Ixion retourne sa tête en arrière, de manière à voir le visage de la fille de Nérée. Le profil de la nymphe se marie admirablement avec la face du centaure; sa chevelure, dénouée et flottante, semble poussée par un souffle mystérieux, et se mêle avec les pampres qui coiffent la tête de son ravisseur. Si le regard de la néréide reflète un des traits de l'Amour, les yeux du centaure expriment quelque chose d'une profonde intimité. Ces deux regards s'attirent, se parlent, se répondent, et ce muet langage, si délicat et si difficile à traduire, n'a rien qui choque la convenance ni qui blesse l'esprit'... Un des caractères les plus élevés du génie de Raphaël est d'avoir su toucher à tout sans jamais froisser rien, d'avoir pu tout dire et devant tous sans jamais heurter personne, d'avoir eu le don de lever tous les voiles sans que le regard pût jamais faire dévier la pensée. Sous ce rapport, il a été unique dans les temps modernes, et c'est ce qui le place à une si grande hauteur au-dessus des plus grands artistes de la Renaissance, au-dessus des Corrège et des Titien, au-dessus même de Léonard : je ne parle pas de Michel – Ange, aussi grand que Raphaël mais pour d'autres causes, qu'aucune affinité sérieuse ne rattache d'ailleurs à l'antiquité, et qu'il faut laisser dans sa majestueuse solitude.

Ce groupe, qui précède Galatée, est intact et bien conservé. Les siècles ont respecté cette partie du chef-d'œuvre, que nulle main profane n'a heureusement encore songé à restaurer. La fresque est là dans son harmonie première et avec ses valeurs de tons primitives. Les chairs sont belles de modelé, de couleur et de vitalité. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus séduisant que la blanche figure de cette nymphe, prise entre le centaure marin qui l'enlève et le triton qui l'accompagne, semblable à une fleur délicate entre les feuilles nerveuses qui l'encadrent. On sent là toute la suavité des plus douces caresses du pinceau de Raphaël 2.

Trois personnages de mème ordre, deux tritons et une néréide, sui

1. On peut comparer ces figures à des figures de néréides et de tritons posées d'une manière analogue, dans le bas-relief du Triomphe de Vénus marine (ce bas-relief se trouve reproduit dans Montfaucon), et la comparaison n'est certes pas au désavantage de Raphaël.

2. On pourrait rapprocher de ce groupe le centaure marin et la néréide du musée Pio-Clementino à Rome (Voir Visconti, t. I, xxxiv). Dans ce marbre antique, le centaure a des oreilles de faune et de petites cornes. Homme jusqu'au milieu du corps, il a les jambes du cheval et la queue du poisson. Il enlève une néréide qui se renverse en

vent également Galatée. C'est cette partie du tableau qui a le plus souffert, et c'est elle, en effet, qui devait le plus souffrir, parce qu'elle semble avoir été peinte par une main moins habile, moins prompte, moins sûre des procédés rapides de la fresque. Raphaël, à l'époque où il exécuta cette peinture, était entouré déjà de nombreux élèves, et il paraît probable qu'il confia à l'un d'eux l'exécution des deux figures que nous allons décrire.

Au premier plan, un triton enlace de son bras droit la taille d'une néréide, tandis que sa main gauche s'efforce de ramener à lui la tête de la nymphe. Il est très-difficile de se rendre un compte exact du dessin de ces figures. Le triton, qui a encore les oreilles pointues du satyre et la chevelure entremêlée de pampres, lève sa tête et cherche à la rapprocher de celle de la néréide : les muscles de son torse et de ses bras sont très-accentués, plus peut-être que ne l'exige l'effort qu'il fait pour embrasser sa compagne, et la partie inférieure du corps est inexplicable. Une seule des jambes est hors de l'eau; elle est articulée comme celle du cheval, armée en outre de fortes nageoires, et son mouvement contrarie le mouvement du reste de la figure. Quant à la néréide, elle ne s'abandonne pas entre les bras du triton, et cependant la résistance qu'elle oppose n'est pas suffisamment accusée. La main droite ramène au-dessus de la tête une draperie jaune que le vent gonfle et arrondit en forme de voile, et que la main gauche retient à la hauteur de l'épaule. Une écharpe de même couleur, arrangée en bandeau, se mêle aux cheveux et forme un noeud au-dessus du front. La tête, régulière et froide, est mal placée sur le cou. Le bras gauche est d'un mauvais dessin et mal attaché à l'épaule. Quant aux cuisses, il est impossible de comprendre comment elles se peuvent adapter au torse. Il y a là des fautes qu'on ne saurait comprendre dans une composition aussi parfaite dans toutes ses autres parties, et l'on ne peut se refuser d'en accuser l'élève que le Sanzio chargea sans doute d'achever cette peinture. La couleur de ces figures

arrière avec une grande souplesse. Deux Amours, complices du centaure, s'accrochent à sa queue,

Cœruleis triton per mare currit equis.

Ce groupe fut trouvé à Rome dans la vigna degli Affetti, hors la porte Majeure, près la voie Latine.-Il serait facile de multiplier les exemples tirés des bas-reliefs, des sarcophages, des médailles, des gemmes, des vases peints, etc., qui témoigneraient en faveur de l'inépuisable fécondité de l'imagination des anciens appliquée au domaine des eaux. Sur beaucoup de ces monuments, on voit des néréides sous forme de jeunes filles, les cheveux ornés de perles et portées sur des dauphins, ainsi que des tritons et des centaures marins qui tiennent en main soit une branche de corail, soit le trident de Neptune.

XIII.

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