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quelque chose comme la main d'un metteur en scène qui passe dans toutes ces compositions : les personnages jouent et font tableau, les occupations semblent réglées, le travail est un simulacre, les savonneuses ne savonnent pas. Les murs mêmes, les fonds, les chambres, les intérieurs ont la rusticité convenue et décorative d'une chaumière du temps dans un parc de grand seigneur. Un opéra-comique arrêté sur un coup de théâtre, n'est-ce pas toujours l'effet d'une toile de Greuze?

En même temps qu'elle fixait le genre du peintre, l'Accordée de village décidait la vocation des idées de Greuze. Il devenait le peintre de la vertu. Il se faisait le disciple de Diderot, son maître et son flatteur; il dessinait, il composait d'après les règles et la poétique du philosophe; il aspirait à réaliser le programme jeté en tête de son théâtre; il visait, comme lui, à faire résonner ou frémir dans les âmes la corde de «l'honnête. » Il voulait, avec des couleurs et des lignes, toucher d'une manière intime et profonde, émouvoir, enseigner, inspirer l'amour du bien, la haine du vice. D'un art d'imitation, il voulait faire un art moral; de ses toiles, une école où le sentiment serait dramatisé comme dans le Père de famille ou le Fils naturel. Sa grande ambition n'était plus de montrer la main, l'âme, le génie du peintre, de faire toucher, avec les yeux, de la chair, du soleil, de la vie; il assignait des devoirs à son talent; il lui donnait charge d'âmes. Entrer jusqu'au cœur du public comme y entrent le poëte, l'orateur, le romancier; atteindre au succès d'émotion du Doyen de Killerine ou de Cleveland, jeter aux regards une forme qui dégage une idée, incarner la morale domestique, provoquer les bonnes mœurs à coup de pinceau, les répandre par l'image, tel fut le rêve qui abusa le peintre prédestiné à fonder en France la déplorable école de la peinture littéraire et de l'art moralisateur.

L'idée morale poursuit le peintre dans toute son œuvre. Greuze est sans cesse occupé à l'indiquer, à la souligner; il ne la trouve jamais assez visible, assez lisible; il la signifie par le titre de ses sujets; souvent même, pour la faire plus parlante, il la jette, la répand, l'explique et la commente en marge de ses esquisses. Que de moralités autour de ses allégories! La pensée jaillit avec le flot autour de ses barques de bonheur et de malheur, représentant la félicité ou le malheur du ménage. « Le but du mariage: Deux estres se réunissent pour se garer des malheurs de la vie... Je suppose que la vie est un fleuve... » J'ai vu cela, de sa main, crayonné à la hâte sous un bateau voguant au gré de l'eau, qui portait un homme, une femme et des enfants. Hogarth, développant en une série de planches la vie du libertin, l'industrie et la paresse, était un exemple qui le tentait. Greuze rêvait des déploiements de caractères, de passions,

d'aventures qui eussent déroulé, de tableaux en tableaux, la morale d'un roman de Rétif de La Bretonne. Il nourrissait le projet de peindre en partie double l'histoire d'une bonne et d'une mauvaise vie. Et le fond de l'homme, l'âme du peintre, où les trouver? Dans une confidence de son imagination, dans la dictée de Bazile et Thibaut ou les Deux éducations, le canevas d'un roman en vingt-six tableaux dont la fin était la sentence de mort de Thibaut le meurtrier, prononcée par son ancien ami Bazile, devenu lieutenant criminel1.

(La fin au prochain numéro.)

EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

4. Annuaire des Artistes, 1861. Un roman de Greuze, par Ph. de Chennevières.

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VASES ANTIQUES
ANTIQUES CHINOIS

A l'occasion des fêtes à Pékin, pour célébrer le jour de naissance de l'empereur de la Chine en 1722, fètes dont nous avons donné une description succincte, nous avons hasardé la conjecture que, dans les temps anciens, les arts, en Chine, avaient eu un commencement de culture libérale. Sans espoir précis d'acquérir la preuve de ce fait, nous tâchons de la saisir, en consultant les monuments les plus anciens de l'empire du Milieu.

De tous les arts cultivés par les Chinois, celui de composer et de fabriquer des vases paraît être le plus ancien, et surtout celui pour lequel ce peuple a le plus d'aptitude, puisque de temps immémorial jusqu'à nos jours il n'a pas cessé de s'exercer avec supériorité.

Dans un ouvrage en quarante volumes, imprimé par les ordres de l'empereur de la Chine, on a reproduit en gravures, accompagnées de texte, la représentation des vases, y compris les cloches en métal qui ont été inventées et fabriquées aux époques les plus anciennes de l'empire Chinois.

Avant d'indiquer les époques auxquelles ces ouvrages se rapportent, il est indispensable, pour ménager l'étonnement des lecteurs et m'affranchir de toute responsabilité à cet égard, de rappeler que l'antiquité très-réelle de la nation chinoise semble cependant tant soit peu exagérée par les chronologistes de ce pays. Les écrivains prudents, ceux par exemple qui, dans l'Art de vérifier les dates, ont traité de la chronologie historique des empereurs de la Chine, ne l'ont donnée que depuis le commencement de l'ère vulgaire; mais ceux dont les tableaux s'appuient sur les historiens chinois, les missionnaires entre autres qui ont concouru à la composition des Mémoires concernant les Chinois, ont donné des détails curieux sur les dynasties qui remontent le plus haut. Nous n'indiquerons ici que deux des plus anciennes, pendant le cours desquelles ont été exécutés les vases dont nous joignons ici les représentations. Passant donc par-dessus la première dynastie, celle des Hia, qui commence 2,224 ans avant J.-C. et se termine en 1,766 avant J.-C.,

nous arrivons à la seconde, celle des Chang, qui s'écoula de 1766 à 1122, puis à celle des Tchéou, reprenant à cette dernière date et s'étéignant en 256 avant J.-C.

Les vases et la cloche reproduits ici ont été fabriqués particulièrement sous la troisième dynastie, celle des Tchéou. Ces exemples de l'art

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de composer les vases chez les Chinois sont en bien petit nombre, comparés surtout à la variété infinie de ceux que présentent les quarante volumes dont ils sont extraits. Nous n'avons donné aucun de ceux dont la forme est généralement connue en Europe, tels que les cornets, dont la forme est si noble et si gracieuse, et très-variée dans la nombreuse suite de ceux gravés dans l'ouvrage chinois. Ce qui frappe surtout en étudiant cette curieuse collection est la variété extraordinaire

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de la forme des vases, dont le plus grand nombre, sinon tous, sont en métal et ordinairement couverts d'ornements en émaux cloisonnés.

Quant au choix des formes, les Chinois paraissent être sans préjugés, et ne point obéir à un goût exclusif. En prenant pour point de départ et de comparaison les formes des vases grecs que nous estimons particulièrement en Europe, on en retrouve toutes les plus belles combinaisons dans ceux des Chinois, qui, par des transitions ingénieuses et originales, vous conduisent peu à peu à accepter les formes les plus bizarres, les plus tourmentées, comme en fournissent la preuve les numéros I et II comparés au numéro III.

Dans le choix restreint que nous avons pu faire dans l'immense

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recueil où nous avons puisé, nous ne pouvons désigner que le grand vase à quatre pieds no IV, comme une de ces formes transitoires que nous indiquions tout à l'heure.

Comme chez les peuples et aux époques où l'art de composer des vases est un honneur et devient un goût national, leur utilité, l'usage qu'on en peut faire est impérieusement subordonné à leur apparence pittoresque et monumentale. Ainsi que les Grecs et les Étrusques, les Chinois ont obéi à ces instincts; et à l'exception des théières, auxquelles l'imagination de ces derniers imprime encore les formes les plus gracieuses ou les plus bizarres, tous leurs vases d'apparat, dont il n'est pas rare de voir quelques-uns hauts de cinq pieds, ne peuvent servir absolument qu'à recevoir des fleurs. Au surplus, cette destination paraît être commune en Chine; car, dans la suite de gravures représentant la fête

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