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déterminer l'harmonie sans rien affaiblir et pour la faire résulter, au contraire, de la franchise des oppositions.

La franchise, telle est, en toutes choses, la qualité principale de M. Ingres. Voilà ce que démontrent, dans son nouveau tableau, les caractères du coloris aussi bien que les allures du dessin, le style comme les intentions, les expressions partielles comme les formes générales. Et qu'on n'objecte pas, contre cette aisance apparente du sentiment et du pinceau, les lenteurs d'un travail entrepris depuis longtemps. L'œuvre, sans doute, n'a pas été improvisée, mais il s'en faut qu'elle soit seulement le fruit de la patience et de l'effort. Commencé vers 1846, interrompu d'abord par les travaux au château de Dampierre, puis par l'exécution de la Vénus Anadyomène, de l'Apothéose de Napoléon 1er et des autres tableaux que M. Ingres a successivement produits dans le cours des années dernières, repris enfin il y a quelques mois, et, cette fois, pour être mené à fin sans désemparer, le Jésus au milieu des docteurs a été peint en réalité durant cette courte période. La composition primitive, il est vrai, a subi plusieurs modifications dans les détails. Ainsi, un des degrés au-dessus desquels s'élève l'estrade a été supprimé, et il est résulté de cette suppression un rapport plus heureux entre la proportion des figures placées au second plan et la proportion de celles qui se dessinent au premier. Ailleurs, quelques têtes sont venues combler utilement un vide, s'ajouter aux lignes d'un groupe, en enrichir ou en assouplir la silhouette. Rien de tout à fait notable, du reste, aucun changement radical ne témoigne ici des repentirs ou des incertitudes de la pensée, et, pour peu que l'on rapproche du tableau le trait gravé qui le reproduit à l'époque où il n'était encore qu'à l'état d'ébauche1, on reconnaîtra que cette scène si raisonnablement expressive, si sagement sentie et calculée, est aujourd'hui à peu près telle que le peintre l'avait esquissée de premier jet.

Faut-il ajouter que, par un merveilleux privilége, la main qui a exécuté ce tableau est demeurée aussi ferme que l'esprit qui l'a conçu; que, bien au delà de l'âge où les doigts tremblants de Poussin ne traçaient plus que des contours débiles et trahissaient la pensée du maître, où Léonard oisif semblait se survivre à lui-même, où Michel-Ange avait déposé, pour ne plus les reprendre, le ciseau et les pinceaux, M. Ingres dessine et modèle les formes les plus délicates avec la même certitude, la même finesse qu'à l'époque où il peignait l'OEdipe, l'Odalisque et tel autre chef-d'œuvre séparé de celui-ci par l'intervalle d'un demi-siècle? Qu'a-t-il fait de mieux,

4. Voir les OEuvres de J.-A. Ingres gravées au trait par A. Réveil; 4854.

par exemple, au point de vue de la pratique; que pourrait-on citer, parmi ses ouvrages, de plus souple et de plus vivement accentué que la draperie de couleur bleue dans laquelle s'enveloppe un homme assis, au premier plan, à la droite de Jésus? Et ce petit manteau enroulé avec tant de grâce autour du corps de l'Enfant-Dieu, c'est là encore un morceau achevé, un de ces morceaux à la vraisemblance imprévue, comme il n'est donné qu'à M. Ingres d'en peindre, et qui soutiendrait la comparaison avec ce qu'il a jamais produit de plus pur par le style, de plus vivant par la liberté de la touche et la verve de l'exécution. A quoi bon, au surplus, multiplier les preuves et insister sur les contrastes entre la prodigieuse jeunesse du travail et le moment, dans la vie du maître, où ce travail a été accompli? Si extraordinaire qu'il soit, un pareil fait n'étonnera personne. Le Jésus au milieu des docteurs, en renouvelant l'admiration que nous avaient inspirée le Napoléon Ier, la Source et d'autres tableaux récents de M. Ingres, confirme seulement ce que nous savions tous de l'éternelle santé de son talent. Il montre une fois de plus que, loin de fléchir sous le poids des années, cette robuste imagination se redresse et reverdit de saison en saison; que cette main, en face de chaque nouvelle tâche, retrouve tout entières sa vigueur juvénile et sa délicatesse. Qu'importent donc les quatre-vingt-deux ans du maître, puisque ses œuvres ne nous en disent rien? Qu'on se rappelle ce qu'il a fait et à partir de quelle époque, rien de mieux, mais à la condition de saluer avec le même respect, la même émotion, la même confiance, les témoignages de fécondité et de force qu'il nous donne aujourd'hui et ceux qu'il nous donnera demain. Ce qui, pour d'autres, serait la vieillesse n'est, pour M. Ingres, que la maturité, et les jours qui se succèdent, au lieu de s'accumuler contre lui, ne servent qu'à continuer sa gloire et à la justifier de plus en plus.

L'apparition du tableau de M. Ingres est un fait exceptionnel dans l'histoire de l'art contemporain, et ce n'est pas nous, certes, qui essayerons d'en discuter l'autorité particulière et l'importance. Nous voudrions toutefois qu'en acceptant comme il convient cette bonne fortune pour notre temps, cet insigne honneur pour notre école, chacun de nous comprît qu'il s'agit moins encore d'admirer ici les preuves d'un grand talent que de s'initier aux vraies conditions de l'art lui-même, d'en deviner ou d'en retrouver les lois dans notre pays, d'en rattacher la fonction et les devoirs aux traditions que nous a léguées le passé, aux habitudes que nos propres goûts nous imposent. Ne serait-ce pas d'ailleurs le parti le plus simple comme le plus sûr? Nous aurons beau, par moments, paraître incliner vers des habitudes contraires, nous

aurons beau faire mine d'être séduits par l'habileté purement matérielle, par l'adresse, quelquefois même par les supercheries du pinceau, le tout, au fond, nous touchera assez peu, et si quelques-uns d'entre nous finissent par se laisser persuader, il leur aura fallu de grands efforts de volonté pour réussir à se duper ainsi. Parlons franc. Pour notre école comme pour nous, l'art n'a été de tout temps, et ne saurait guère être autre chose, qu'une des formes de l'esprit littéraire. En général, ce qui nous a toujours intéressés, ce que nous savons comprendre dans la peinture, c'est bien moins la peinture elle-même que l'intention morale, c'ést le sujet plutôt que l'œuvre, l'arrière-pensée cachée plutôt que le moyen visible. Il nous faut laisser à d'autres le sentiment spontané, l'intelligence naturelle du beau et de ses conditions tout extérieures. Si l'admiration des siècles n'avait pas consacré certains chefs-d'œuvre de l'art strictement pittoresque, peut-être serions-nous assez embarrassés d'en découvrir de nos propres yeux les mérites; peut-être hésiterions-nous à humilier notre raison devant cette autorité de l'imagination pure ou de la main. En revanche, nous n'aurons besoin ni des exemples ni des avis de personne pour apprécier dans l'art l'expression même compliquée, même un peu laborieuse, de la vérité philosophique ou historique. Pourquoi, dès lors, nous évertuer à paraître autres que nous ne sommes? Au lieu de croire tout haut et de vivre de la vie qui nous est faite, des ressources que nous avons, pourquoi user de détours et nous aventurer sur la pente des admirations mensongères où nous pousse le respect humain? La sincérité sur ce point tournerait au profit de notre équilibre moral, car il en est des vérités de l'art comme des vérités de la religion : elles deviennent pour chacun plus nettes et plus faciles à mesure qu'on les proclame plus résolument et qu'on les pratique. Il ne sert de rien, en tout cas, de prétendre s'étourdir, et c'est un stérile repos, pour l'esprit comme pour la conscience, que le désintéressement de soi-même et le sommeil.

Il semble, au surplus, que nous ayons à cœur de nous tenir aujourd'hui mieux éveillés. L'opinion, préparée déjà par d'autres leçons et par les récents travaux des élèves les plus éminents de M. Ingres, achève de s'émouvoir et de s'éclairer en face de l'œuvre que le maître à son tour vient de faire paraître. Aussi, nous le disions en commençant, l'accueil fait à ce tableau est-il avant tout un symptôme. Que signifierait-il en dehors de cela et que pourrait-il ajouter à la renommée de M. Ingres? Qu'importent quelques hommages de plus à un artiste accoutumé depuis si longtemps à la gloire, quelques éloges venant après tant d'autres, qu'il semble aussi inutile de louer un pareil talent qu'impossible d'en parler sans tomber dans les redites? Certes, le nom du peintre de Jésus au milieu

des docteurs suffit pour expliquer les empressements de la foule; mais le respect qu'elle témoignait naguère devant cette toile où revivent nos meilleures traditions, le fait même de l'intérêt qu'a pu exciter une scène aussi grave, un sujet aussi ouvertement contraire à la violence ou à la coquetterie pittoresque, tout dénote un progrès dans le goût général et un retour vers des principes dont on ne saurait absolument s'écarter sans méconnaître la fonction nécessaire et la raison d'être de l'art français.

Suit-il de là que nous demandions à notre école de s'immobiliser dans les limites d'un classicisme étroit ou suranné, de se condamner, sous peine de rébellion et d'incivisme, à une lâche résignation, au joug de la servitude actuelle ou à la tyrannie des souvenirs? Nos vœux sont tout opposés. Puissent, au contraire, les novateurs surgir et l'esprit d'indépendance avoir raison, chaque fois que la lutte devra s'engager, de l'esprit stationnaire ou rétrograde : mais à la condition de n'y pas substituer le désordre, la négation des droits acquis; à la condition de bien savoir en quoi nos antécédents, nos goûts innés, nos propres facultés nous obligent, et jusqu'à quel point le tout autorise les tentatives d'affranchissement. Les formes de la peinture en France peuvent et doivent se renouveler comme elles se sont renouvelées vingt fois déjà, comme les formes de l'art musical ont changé, comme notre langue s'est modifiée de siècle en siècle. Dans notre pays, néanmoins, ni la langue, ni la musique, ni la peinture n'ont cessé de traduire en termes clairs des faits et des pensées exactes, d'éveiller des idées plutôt que des sensations. Sans parler de nos grands écrivains des deux derniers siècles que la raison inspire ou conseille, - on sait avec quelle sûreté, les écrivains et les poëtes qui, de notre temps, ont ouvert à l'art national plus d'une voie nouvelle, n'ont pas rompu pour cela avec toutes les traditions, tous les souvenirs légués par leurs aïeux. Même lorsqu'ils travaillent à implanter dans le domaine des lettres françaises les rejetons de l'art étranger, ils ne méconnaissent ni la vertu propre du sol qu'ils enrichissent ainsi, ni la saveur naturelle des fruits qu'il lui appartient de porter; même lorsqu'ils planent au-dessus des choses de la terre, ils n'ont garde de s'aventurer si haut qu'ils perdent de vue le pays où ils sont nés. Leur fantaisie n'est encore qu'une raison ailée dont ils s'aident pour se diriger et non pour s'élever au hasard, pour s'approcher de la lumière bien plutôt que pour visiter les nuages; et, comme l'a dit celui d'entre eux dont l'essor a été le plus indépendant et le génie le plus capricieux en apparence, ils n'oublient rien, grâce à Dieu, des origines et du rôle. De l'éternel bon sens, lequel est né français'.

4. Alfred de Musset, Sur la Paresse.

Nos musiciens qui se seraient égarés peut-être dans le champ, un peu vague pour eux, de la symphonie, nos musiciens se sont appliqués, et souvent ils ont excellé à commenter la parole, à développer sur la scène d'un théâtre l'image vraisemblable d'une action; nos peintres, enfin, n'ont fait le portrait physique des choses qu'afin d'en dégager la signification secrète et d'en préciser le sens. Partout le besoin de ne rien laisser d'infini, partout une inspiration méthodique jusque dans la verve, partout et toujours l'intention formelle d'intéresser, de convaincre l'esprit. C'est là le caractère dominant de l'art français et l'unité principale de tous les contrastes qu'il embrasse; là sont ses véritables aptitudes, là aussi est son honneur, et, sans prétendre limiter plus étroitement que de raison les ressources dont il lui appartient de disposer, on peut dire que ses progrès à venir, si variés que nous les souhaitions, si neuves qu'en doivent être les formes, ne seraient au fond ni tout à fait sérieux, ni tout à fait durables, s'ils avaient pour principe le dédain de ces lois naturelles et de ces strictes conditions.

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