Page images
PDF
EPUB

amis absents, et cela sans craindre d'être troublé dans son travail ou dans son rêve. Les salons allemands sont silencieux et frais comme la tombe il n'y vient jamais persoune.

Hélas! il y a une autre nécropole à Kensington-Palace : c'est la galerie espagnole. Si bien disposé qu'on soit pour le pays de Velasquez, on ne peut louer dans sa petite exposition qu'un tableau, et c'est un Goya, le portrait de la reine Donna Maria étendue sur un lit de repos, peinture incorrecte et bizarre, mais d'une étrange séduction. De même, dans les galeries italiennes, la meilleure toile est une Vue de Venise de Canaletti. L'Italie, il est vrai, a pris sa revanche dans la sculpture; et puis, comment demander des œuvres d'art à une terre si fortement ébranlée par les révolutions d'hier? Les tableaux exposés à Londres sont la constatation non de la situation actuelle, mais d'une situation passée; l'effacement, le défaut de personnalité, la banalité académique, l'absence de toute sincérité dans l'étude de la nature, tels étaient les caractères de l'art italien au moment où l'Italie s'est faite. Un mouvement de renaissance suivra, nous l'espérons, les agitations de la politique, et affirmera aux yeux du monde le bénéfice de l'indépendance reconquise; mais aujourd'hui l'Italie en travail nous prie d'attendre un peu pour la juger : nous attendrons.

V

La sculpture est assez mal exposée au palais de Kensington. Elle est répandue un peu au hasard dans les galeries supérieures où sont les tableaux, sur les marches des escaliers, et au rez-de-chaussée, au milieu des productions industrielles. Ce désordre rend impossible une étude comparée de la statuaire contemporaine. Nous devons toutefois essayer de nous reconnaître dans ce chaos.

La France paraît marcher la première dans ce concours spécial. Elle peut du moins montrer un chef-d'œuvre, le Centaure de M. Barye, et un nombre vraiment considérable de figures distinguées, soit par le caractère, soit par le style. Nous avons retrouvé, dans le département français, le Barra de David d'Angers, la Cornélie de M. Cavelier, l'Adam de M. Perraud, le Faune de M. Lequesne, la Suzanne de M. Cabet, l'Ariane de M. Aimé Millet, les Gracques de M. Guillaume. La plupart des œuvres qui ont été remarquées à nos derniers Salons se sont donné rendez-vous

à Londres, car il faudrait citer encore les marbres ou les bronzes de MM. Gumery, Clésinger, Maillet, et les bustes de MM. Oliva et Iselin. Étudié ainsi dans son ensemble, le groupe de nos sculpteurs modernes paraît avoir plus de sagesse que d'inspiration, plus de savoir-faire que de génie. Les élèves de l'école de Rome, qui surabondent dans les noms que nous avons rappelés, ont le tort de se ressembler trop, et la première de leurs qualités, c'est évidemment l'obéissance.

Les Anglais ont appelé à leur secours quelques-uns de leurs anciens maîtres, Banks, Nollekens, Flaxman, Westmacott et Chantrey. C'est là, je crois, le meilleur de leur richesse. Les œuvres des sculpteurs vivants sont en général d'une grande fadeur et d'une fatigante impersonnalité. Nous ne nous déclarons convertis ni par M. Foley, ni par M. Baily, ni par M. Bell, qui jouit cependant d'une haute estime en Angleterre, si l'on s'en rapporte à l'importance des monuments dont on lui confie l'exécution. Mais les bustes de M. H. Weekes sont charmants et purs. Une grâce étrange, un modelé savant et souple recommandent celui de miss Woolstonecraft; dans le buste de lord Truro, du même artiste, le sentiment réaliste du portrait se concilie admirablement avec les exigences du goût. M. Weekes est l'auteur d'un buste d'Allan Cunningham, qui fut très-remarqué à Paris en 1855.

M. Gibson, membre de l'Académie royale, a envoyé de Rome trois statues, qui ont été placées au rez-de-chaussée du palais dans un temple d'architecture polychrome. Ces figures, Vénus, Pandore et Cupidon, - sont elles-mêmes colorées d'une teinte rose qui imite vaguement le ton des chairs. L'idée de faire de la sculpture peinte a longtemps tourmenté M. Gibson, mais cette nouvelle tentative n'est pas appelée à avoir plus de succès que celles de MM. Marochetti et Clésinger. Il est étrange cependant de voir les Anglais entrer dans cette voie. En effet, les trois figures nues de M. Gibson ont un singulier caractère; elles manquent d'une qualité essentielle en sculpture, la chasteté. Il y a depuis quelques temps à Paris, chez les marchands du boulevard, des statuettes en porcelaine rose qui appartiennent au sentiment le plus bourgeois, et qui, je suppose, n'ont pas d'autre raison d'être qu'une certaine apparence d'impudicité la Vénus et la Pandore de M. Gibson se rattachent par des liens étroits à cette fâcheuse école. A notre sens, l'échec est définitif, et il n'est plus possible aujourd'hui de faire de la sculpture coloriée.

Le Danemark a envoyé quelques ouvrages de Thorwaldsen, œuvres d'une grâce correcte, mais un peu banale; et la Belgique une Vénus Anadyomine de M. Fraikin, dont le rhythme est heureux, et qui prouve chez l'auteur une forte étude des maîtres et de l'élégance sans fadeur.

Comme l'Angleterre, l'Italie a fait appel au passé. Canova et Bartolini sont représentés par des statues et des bustes qui n'apprennent rien de nouveau sur le compte de ces éminents artistes, mais qu'il est curieux de rapprocher de la sculpture italienne de notre temps. C'est là en effet, c'est surtout dans Canova qu'existent en germe ces qualités d'exécution que l'on a portées si loin dans les ateliers de Florence, de Milan et de Rome. Les Italiens ont aujourd'hui une adresse merveilleuse pour tailler le marbre, pour l'assouplir, pour lui faire exprimer le grain rugueux d'une étoffe ou la délicatesse amoureuse d'un épiderme féminin. Ces mérites sont visibles dans les ouvrages de M. Fantacchiotti, Musidora et l'Enfant endormi; ils éclatent également dans la Liseuse de M. Pietro Magni. Nous avons peut-être été trop sévère autrefois vis-à-vis du sculpteur milanais. L'Andromède et la Femme masquée, qu'il avait exposées à Paris en 1855, nous avaient semblé des ouvrages assurément très-bien exécutés, mais peu dignes de la sévérité de la statuaire par leur caractère maniéré ou anecdotique. Qu'était la première de ces figures, sinon une imitation de l'Algarde et des maîtres du temps d'Innocent X? Qu'était la Femme masquée, sinon le jeu puéril d'un ciseau attentif à reproduire en marbre la vignette élégante d'un journal de modes? M. Magni a depuis lors fait un pas en avant. La Liseuse appartient encore à la sculpture familière; c'est une figure de jeune fille naïvement penchée sur son livre, dans une attitude pleine de naturel et de grâce. Le marbre est taillé avec une habileté rare et dans un sentiment vrai de la vie.

La Prière du matin de M. Vincenzo Vela est une œuvre du même ordre, et peut-être la réalité y est-elle cherchée de trop près. C'est une statue de la jeunesse de l'auteur, car elle porte la date de 1846. M. Vela a représenté une enfant qui, au sortir de son lit de jeune fille, s'est agenouillée pour faire sa prière matinale, laissant pendre inutile le livre qu'elle tient à la main, car elle sait par cœur les mots consacrés. L'artiste, déjà très-préoccupé de la vérité, s'est complu à la traduire en ses moindres détails, et il a été jusqu'à accuser la pression d'un cordon trop serré sur le sein à demi nu de la jeune fille. De là dans l'ensemble une œuvre exacte, une œuvre bien faite, mais d'un sentiment peu élevé; mais c'est là le talent de M. Vela. Son Spartacus du Salon de 1855 était étrangement vulgaire, et l'Officier piémontais qu'on voit à Turin sur la place du Château est héroïque —comme un soldat d'Horace Vernet.

M. le baron Marochetti, qui est devenu presque Anglais et dont le nom figure même sur la liste des Associates de l'Académie royale, a exposé avec les Italiens, ou du moins le catalogue l'a classé parmi ses anciens compatriotes. Un moulage en bronze de sa statue de sir Jamsetjee

Jejeebhoy, dont nous donnons ici la gravure, se dresse au seuil du département industriel, lorsqu'on entre dans le palais par Exhibition Road. C'est une figure sévère, solidement assise sur un fauteuil comme sur un trône, et pleine de cette solennité douce qui convient à la fois à la situation sociale du personnage représenté, et au caractère général de la phy

[graphic][merged small]

sionomie indienne. Bien que le costume du nabab eût prêté à la richesse et à la somptuosité du détail, M. Marochetti a voulu avant tout faire une œuvre austère, et il y a pleinement réussi. Sa statue a l'intimité d'un portrait et le calme inquiétant d'un dieu des bords du Gange.

Et maintenant, que reste-t-il à dire encore? Bien des choses sans doute, car, si interminable qu'il soit, notre travail ne saurait être que très-incom

plet en présence de la multitude d'œuvres d'art réunies au palais de Kensington. Mais, devant un si prodigieux entassement de tableaux, de dessins, de statues, de gravures, la critique harassée demande grâce. Ces expositions universelles ou internationales sont dans le sens de l'esprit moderne elles donnent par avance satisfaction à ce grand rêve de l'unité, qui demeure évidemment le but suprême des temps où nous sommes. Une leçon féconde se dégage de ces concours solennels. Dans l'absolu de la théorie, nous adhérons donc au principe de ces expositions colossales; mais dans la pratique, et les forces humaines étant quant à présent limitées, nous les trouvons un peu fatigantes. Il semble aussi que dans l'organisation de ces grandes fêtes, la science moderne n'a pas dit son dernier mot. Toutes les manifestations du génie humain ayant entre elles un lien manifeste et formant une vaste synthèse, il ne répugne pas à l'esprit que les créations de l'art soient exposées à côté des productions de l'industrie; mais c'est forcer le principe que de réunir en une seule et même construction, sans transition et sans repos possible pour le regard, des choses si dissemblables, si contradictoires parfois. Ces grandes cages de fer et de cristal, où l'on installe aujourd'hui les expositions, sont singulièrement sonores, et il est malheureusement beaucoup d'industries qui ne s'affirment que par le bruit qu'elles font. A certaines heures, lorsque les machines, les orgues, les cloches, et, pardessus tout, le vague bourdonnement de la foule, se mettent à parler à la fois, le palais de Kensington, éclatant de rumeurs, chamarré de couleurs voyantes, est le vestibule de l'enfer. Il faut avoir une grande puissance d'abstraction pour pouvoir s'isoler au milieu de ce vacarme, et suivre dans ce chaos l'unité tranquille de sa pensée. Mais le monde moderne est sans pitié pour les rêveurs. Ne pourrait-on pas, puisque les expositions de ce genre sont destinées à se reproduire, inventer une combinaison architecturale qui permette de séparer davantage les bruyantes merveilles de l'industrie des créations silencieuses de la peinture et de la statuaire? De grâce, entre les unes et les autres, mettez au moins un rideau, un mur, mieux que cela, - un jardin. Et faites en sorte qu'il soit possible d'aller se reposer devant un paysage ou devant un beau marbre, sans accrocher les ailes de sa fantaisie aux formidables engrenages de vos machines, sans avoir à affronter la menace de vos sinistres canons rayés!

XIII.

PAUL MANTZ.

48

« PreviousContinue »