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Les Meghazil, au nombre de trois, s'élèvent sur une colline située vers le milieu des ruines de la ville. Le quatrième de ces monuments funéraires git renversé sur le sol, et ne montre que des débris. Le mieux conservé se compose d'un soubassement rond formé de quatre blocs. Sur la face de chaque bloc, et formant saillie, en guise de poignée on voit un lion grossièrement sculpté. Une colonne monolithe de sept mètres de hauteur (s'il est permis de donner ce nom à une sorte de cylindre dont l'extrémité est demi-sphérique) surmonte ce soubassement; deux bracelets entourent la partie supérieure de cette colonne. Ils sont formés d'une rangée de denticules, au-dessus de laquelle se développe une série de découpures disposées en escalier. Ce tombeau, que M. Renan déclare «un vrai chef-d'œuvre de proportion, d'élégance et de majesté, » lui rappelle ces Horaboth, ou pyramides, que les riches faisaient dresser sur leurs tombes du temps de Job, et qui indignaient le fier nomade; car il prétendait que souvent ces mausolées couvraient des méchants. »

Ces découpures à gradins de la pyramide de Marathus se voient aussi sur des pierres ayant fait partie d'un monument très-ancien, découvert par M. Renan sur la colline, derrière le vieux château, à Byblos (no 1 de la collection); on les remarque également sur de petits autels provenant de la même localité (voy. les n° 15, 51, 63, 93). Évidemment nous voyons ici, et pour la première fois, un motif d'architecture phénicienne parfaitement caractérisée. Ceci est très-curieux, mais ce qui l'est bien davantage, c'est de retrouver sur les murs du palais de Chimu-Canchu, dans le voisinage de Truxillo, au Pérou, un ornement en vogue à Byblos 1.

Voilà pour le moins qui paraîtra singulier, et cependant il suffit de réfléchir pour reconnaître ici une de ces rencontres de goût, d'invention et de procédés dont le développement de l'art nous offre de frappants exemples. Que ce soit en Égypte, en Phénicie, en Assyrie, en Grèce, en Italie, peu importe, vous retrouverez partout et toujours entre les divers modes de construire certaines ressemblances surprenantes, vu la différence des pays et des civilisations, mais dans lesquelles cependant vous serez forcé de reconnaître les résultats de cette grande, de cette univer

4. Voyez Franz Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, 3e édition, p. 43. Un autre rapprochement et du même ordre nous est offert par M. de La Marmera (Nouvelles Annales, p. 49). Le savant voyageur fait ressortir l'étrange ressemblance qui existe entre l'ornementation du mur d'enceinte du sanctuaire du temple phénicien de l'île de Gozo, et certains vases trouvés dans les anciens temples mexicains. Cette ornementation, très-élémentaire du reste, consiste en un semis de petits points ronds ou trous concaves. « On la retrouve, ajoute M. de La Marmora, sur des vases avec des inscriptions phéniciennes, et sur quelques monuments de Sardaigne. »

selle logique de l'architecture à laquelle un artiste, quelle que soit sa nationalité ou son siècle, est tenu d'obéir. C'est ainsi qu'il n'est point de pays où tantôt la voûte, tantôt la colonne et le pilier ne prennent la première place dans les constructions. Il en est de même de l'ornementation architecturale, car cette parure n'est point aussi capricieuse qu'on le pense. Partout les fleurs, les fruits, la végétation ou quelques formes empruntées à la nature animale ont inspiré les artistes décorateurs. De là certaines similitudes étranges au premier abord, mais dont il n'y a pas plus de raison de s'étonner que de voir dans les poésies des peuples nouveaux, soit pour le tour, soit pour la métaphore, une riante confraternité.

Et comment oublier aussi les effets habituels de la grossièreté ou de la simplicité enfantine des procédés et des méthodes dans toutes les civilisations naissantes? Ne sait-on pas qu'elles y marquent d'une empreinte profonde toutes les productions de l'art et de l'industrie, que partout celles-ci offrent le même aspect? C'est de la gaucherie et de la barbarie de l'exécution qu'elles tiennent cet air de famille si surprenant au premier abord. Voyez la sculpture archaïque de la Grèce; ne semble-t-elle pas sœur de la statuaire gothique dans sa roideur inanimée? N'en a-t-elle pas la maigreur, cet attribut distinctif des saints, comme l'écrivait un jour un voyageur protestant? L'Apollon de Ténéa et cette autre statue trouvée à Idalium, et donnée par M. Rey au Louvre en 1860, ne semblentils point être descendus du porche de quelqu'une de nos plus vieilles cathédrales? Placez à côté des idoles du Nouveau Monde les figurines en terre cuite que l'on trouve en si grand nombre dans les tombeaux de la Grèce et de l'Italie, rangez sur les mêmes tablettes certains vases de l'Étrurie et quelques produits de la céramique mexicaine, et, si vous n'y apportez qu'une attention médiocre, vous aurez peine à reconnaître ce qui appartient à chaque pays.

Il me semble que si des réflexions très-simples que tout le monde fait ou doit faire, quand on parcourt nos musées, pouvaient être accueillies, les discussions sur les origines de l'art, et notamment sur l'invention des ordres grecs ou sur leurs prototypes, arriveraient à se simplifier.

IV

J'ai nommé la nécropole de Sidon : il importe d'y revenir. C'est ici que M. Renan a pu faire sa moisson la plus belle. Tout autour d'une

4. Le plâtre de cette figure se trouve dans la belle collection de moulages formée avec tant de soin par M. Ravaisson.

grotte nommée Mugharet Abloun (la caverne d'Apollon), et devenue célèbre par la découverte du tombeau d'Eschmunazar, huit sarcophages, dont ce tombeau est le type primitif, huit sarcophages de marbre blanc, ayant servi de cercueil et dont la partie la plus large est surmontée d'une tête humaine (nos 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 29), huit monuments, d'une nouveauté et d'une originalité sans égale, sont venus récompenser de ses efforts l'heureux et savant explorateur.

Réunis à quelques morceaux de même sorte que le Louvre possède actuellement, ces sarcophages forment une série remarquable, j'oserai dire un incident étrange dans l'histoire de l'art. Ces sculptures ne sont connues que depuis dix ans. A cette époque (vers 1853), le Louvre acquit de M. Pérétié un de ces sarcophages, trouvé dans une grotte sépulcrale à quelques lieues de Tripoli. Un cercueil, d'où semble sortir le buste d'une femme, coiffée de petites boucles jadis peintes en bleu, et sur les épaules de laquelle descendent quatre tresses ondulées, tel est cette espèce de momie de marbre blanc, dans laquelle d'habiles antiquaires ont pensé qu'il serait possible de reconnaître une des productions de l'art phénicien.

Quelques doutes s'élevèrent sur cette origine. En effet, si la forme de ce sarcophage rappelait l'Orient, la partie sculpturale ramenait à la Grèce. Trois autres sarcophages trouvés à Saïda, à Gebeil et à Tortose, et maintenant au Louvre, sont venus confirmer l'impression donnée par le sarcophage de Tripoli. Aujourd'hui le doute n'est plus permis l'art hellénique occupe une large place dans cette classe de monuments, malgré leur aspect disgracieux.

M. Renan était amené à parler de ces sarcophages et de leur origine. Il l'a fait en excellents termes, et très-judicieusement à son point de vue. Ce sont à ses yeux des produits de l'art phénicien pendant toute la période qui s'étend de la fin de la domination assyrienne aux Séleucides. Il y voit « les échelons d'un type sépulcral dont le point de départ est la momie égyptienne, et le point d'arrivée la statue grecque. »

Je suis de l'avis de M. Renan, mais dans une mesure restreinte comme on va voir. Oui, l'Égypte a marqué ces tombeaux de son ineffaçable empreinte. Celui d'Eschmunazar est identique à certains sarcophages de la famille d'Amasis trouvés non loin des grandes pyramides'; mais, à part ce tombeau, le plus vieux de toute la série (par analogie il remonte vers l'an 572, 574 avant notre ère), à part quelques autres sarcophages recueillis dans la mission de Phénicie (voir les nos 24, 28 et 29), et

1. Voyez le Mémoire sur le sarcophage et l'inscription funéraire d'Esmunazar,

p. 62.

presque pareils à celui du roi de Sidon, l'art grec se fait reconnaître dans presque tous ces tombeaux, y compris ceux du Louvre, sur lesquels je ne puis m'arrêter. Ainsi je citerai le sarcophage n° 22, dont la tête sculptée présente quelque chose de doux et de placide. Je citerai encore le no 25, d'un caractère si individuel; mais je dois signaler principalement les sarcophages 21 et 23. De belles lignes, des lèvres parlantes (la bouche est superbe), quelque chose qui nous rappelle la majesté tranquille du Jupiter d'Otricoli, caractérisent la tête dans le sarcophage n° 21; tête barbue et dont le front est couronné par de petites boucles. Le sarcophage n° 23 nous offre un type tout opposé. La tête est celle d'un jeune

SARCOPHAGE PHÉNICIEN (NO 23).

homme coiffé comme Apollon. La grâce, la finesse, l'élégance de cette sculpture annoncent au spectateur une œuvre également grecque. N'oublions pas le sarcophage n° 26, qui tranche si étrangement sur toute la série. Jusqu'à présent nous avons remarqué des gaînes trop larges pour la longueur et tout d'une venue; ici la caisse de la momie de marbre se moule en quelque sorte sur le corps. Mais si la tête est brisée, un bras est attaché au buste, et au bras une main qui tient un alabastron ou vase à parfums. Que faut-il penser de cette modification profonde? Ne nous indique-t-elle pas que des siècles séparent des monuments conçus cependant par une même pensée et exécutés d'après un type consacré? Au résumé, l'Égypte et la Grèce se montrent associées dans ces sarcophages, rien n'est plus clair. Mais où est l'art phénicien?

A cet égard, j'éprouve un grand embarras. N'ayant point encore vu de sculpture phénicienne, je ne puis me faire une idée bien nette de cet. art vraiment mystérieux. De ce côté, nous en sommes précisément au point

XIII.

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où nous étions relativement à la sculpture ninivite avant les belles découvertes de MM. Charles Botta et Layard. Un nombre restreint de médailles où les symboles religieux de la Phénicie et de l'Orient se présentent pour la plupart sous la forme hellénique 1, des pierres gravées, ou bien encore des terres cuites sur lesquelles de savants antiquaires croient pouvoir reconnaître la griffe de l'Etrurie, telles sont aujourd'hui les seules bases de notre appréciation pour juger de l'art phénicien en général, et notamment de la statuaire phénicienne. Or, quoiqu'il soit très-vrai que dans l'antiquité le style dominant d'une époque se montre tout aussi bien dans une figurine que dans une statue colossale, nous n'avons point encore assez de figurines, c'est-à-dire assez d'éléments pour parler en connaissance de cause de cette statuaire. Je me suis souvent demandé pourquoi Rome, si avide de l'art étranger qu'elle avait spolié tous les temples du monde, pourquoi cette ville unique devenue le grand musée de l'Europe ne nous avait-elle point encore offert une seule statue, un seul basrelief qui soient authentiquement phéniciens? La sculpture de Tyr ou de Sidon était-elle trop médiocre pour tenter les Verrès?

Que faut-il en conclure? La négation de l'art en Phénicie?

Nullement. Chez ce peuple ennemi de la paresse, la civilisation était trop avancée, l'essor de l'industrie trop magnifique pour admettre que l'art ait fait défaut. Tout au contraire, il a devancé l'art grec. Il florissait en pleine lumière lorsque le génie des artistes de l'Occident sommeillait

encore.

1. Retrouver l'art phénicien dans la numismatique phénicienne, je veux dire dans les médailles à légendes phéniciennes, ce n'est pas non plus chose aisée. Les plus belles de ces médailles, entre autres les monnaies de Tiribaze, satrape de l'Arménie occidentale au temps de Cyrus le Jeune, et celle de Syennesis, roi de Cilicie, du temps de Darius, nous montrent le style grec dans toute sa pureté. Que quelques pièces remarquables par la finesse et l'exécution appartiennent à la Phénicie, je dois le croire, puisque d'éminents numismates m'y autorisent; mais cette perfection m'étonne, parce que les grossiers vestiges de la plastique phénicienne, que l'on trouve ailleurs, sont tellement au-dessous de ces petits chefs-d'œuvre, qu'il semble qu'aucun lien ne puisse rattacher deux manières de faire si différentes. Il est certain que les échelons par lesquels l'art phénicien serait arrivé à cette hauteur se dérobent à nos regards. Le temps et de nouvelles recherches combleront, il faut l'espérer, de si grandes lacunes, et peutêtre saurons-nous un jour quelle est réellement, dans tout ceci, la part de la Grèce et celle de la Phénicie. En attendant, je forme un vou, bien assuré d'être l'interprète de tous les amis de la science. Ce vou, c'est que M. le duc de Luynes rentre dans la carrière. Son essai sur la Numismatique des Satrapies et de la Phenicie sous les rois Achæmenides, nous montrent combien sa longue expérience et sa pénétration sont secourables dans de pareilles questions. M. le duc de Luynes a rendu de trèsgrands services à l'archéologie; il est appelé à en rendre encore: noblesse oblige.

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