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gées d'un cœur bleu turquoise, est la copie évidente d'une faïence de Kaschan. Les demi-majoliques concourent encore à cette démonstration; l'aspect rigide et singulier des arbres, la délinéation conventionnelle des animaux, rappellent les vases de Perse et ceux de Damas en Syrie; il semblerait voir des gay-chany où, parmi les cyprès symboliques, les lièvres et les chiens courants, on aurait substitué aux cavaliers coiffés du bonnet d'Astrakhan les guerriers à la chevelure abondante, au maintien sévère, qu'aimaient à tracer les maîtres florentins.

Voilà, certes, une première école italo-persane bien déterminée. L'autre, italo-moresque, ne l'est pas moins; elle manifeste ses tendances. par l'emploi exclusif du procédé arabe. Si des personnages dessinés dans le même style que ceux des plats à engobe figurent encore avec les mêmes arbres et sont entourés des mêmes ornements, on sent que l'artiste, influencé par l'éclat de son modèle, cherche, ainsi que le potier de Majorque, à obtenir de grandes masses favorables au développement des reflets nacrés.

La troisième école, dominée par le grand art de la renaissance, dérive des maîtres italiens eux-mêmes et prend son ascendance dans la célèbre famille della Robbia.

C'est vers 14201 que Luca imagina d'employer la terre cuite à la décoration des monuments d'architecture, et, pour donner à son travail une résistance plus grande aux influences atmosphériques, de l'enduire d'une invetriatura imperméable composée d'étain et de plomb. Cette invention eut un retentissement incroyable. Luca, ses frères et ses neveux durent se multiplier pour satisfaire aux commandes qui leur arrivaient de toutes parts, et la statuaire émaillée s'introduisit bientôt dans les églises et les palais à la place du marbre et du bronze. Nous ne voulons pas examiner si cet engouement ne fut pas une aberration du goût; ceux qui visitent les galeries du musée Napoléon III ne manquent pas de remarquer combien, dans la salle no 1, ces singuliers produits semblent froids et heurtés auprès des ouvrages en paros, des pierres blanches ou grises, ou même des bois et des terres peintes. Nous ne sommes pas éloigné de dire, avec le spirituel et savant écrivain qui a décrit dans ce recueil le cabinet de M. Thiers, que l'émail de la faïence se prête mal à l'imitation de la chair... « Non, la sculpture polychrome, du moins ainsi entendue, n'est point de l'art; non, il ne faut pas singer la vie par ce mélange de ronde bosse et de couleur, qui ne trompe nos yeux un instant que pour inspirer à notre âme l'horreur des spectres2. » Luca dut certainement commen

4. M. Vincenzo Lazari reporte cette invention à 1446.

2. Gazette des Beaux-Arts, t. XII, p. 349.

cer par ne donner l'invetriatura qu'aux parties accessoires de ses compositions; il était trop artiste pour ne pas sentir combien l'émail blanc avec ses lumières vives, ses reflets violents, nuit à la beauté de la forme et dégrade les finesses de l'expression et du modelé. Nous croyons donc fermement qu'il faut attribuer à ses successeurs la plupart des ouvrages où, non-seulement l'émail couvre les chairs, mais où celles-ci montrent des essais de polychromie. M. Vincenzo Lazari reconnaît même que, dans e commencement du xvi siècle, George Andreoli avait le bon goût d'éviter l'enduit d'émail dans les carnations de ses travaux en ronde bosse'.

Au surplus, pour distinguer le faire des divers membres de la famille della Robbia, il faut étudier les monuments en prenant pour guide le livre substantiel de M. Barbet de Jouy 2.

Passeri siguale toutefois les travaux de Luca comme l'origine réelle de la faïence émaillée, et Vasari annonce même avoir vu dans l'atelier du maître les premiers essais de peinture sur marzacotto3. Ce que les Italiens appellent ainsi est l'enduit vitrifiable d'étain et de plomb que nous nommons émail blanc; la terre, convenablement travaillée et cuite à bistuggio (biscuit), est trempée dans cet émail, qui la couvre complétement, et sur lequel, avant la dernière cuisson au grand feu, les majolistes exécutaient leurs savantes peintures.

Or, une pièce du musée Napoléon III paraît faire remonter l'origine du marzacotto en deçà des travaux en relief de Luca della Robbia. C'est une brique épaisse, à fond blanc, dont l'émail, moins opaque, plus opalin que celui des statues, rappelle la glaçure silico-alcaline des carreaux de revêtement d'origine persane : le sujet est saint Crépin et saint Grépinien, patrons des cordouaniers, dans l'exercice de leur profession et entourés de leurs outils; deux hommes de petite dimension, agenouillés devant les saints, sont certainement les donateurs de cette plaque, ex-voto de corporation. Le costume indique le passage du xive au xve siècle, c'est-à-dire la fin du règne de Charles VI; les poulaines portées par les personnages ou confectionnées par les saints artisans montrent cette chaussure dans toute l'exagération de la mode. Quant aux émaux employés, c'est un bel azur dominant les autres teintes, du jaune pâle, un peu de rouge, du violet de manganèse et du vert. Si nous avions

4. Voir à cet égard le bas-relief no 83, salle n° 1.

2. Les Della Robbia, etc.

3. Les pièces en terre cuite, recouvertes ou non d'engobe, et vernies au moyen du plomb, ne sont pas, à proprement parler, des faïences; elles appartiennent à la division technique des terres vernissées. Les faïences d'art, et particulièrement les majoliques italiennes, forment la division des terres émaillées.

une date à assigner à ce curieux spécimen, nous la chercherions entre 1390 et 1405, confirmé dans cette appréciation par les indications précieuses du glossaire de M. le comte de Laborde.

Malheureusement, la pièce a subi de nombreuses restaurations qui, sur l'avers, atteignent les légendes et ont détruit le revers presque entier; celui-ci porte en creux : 25 octobre 1300. Cette gravure, évidemment refaite, a été mal copiée; il y avait peut-être 25 octobre 13901. On ne retrouve là, au surplus, ni les couleurs opaques, ni les tendances de style du sculpteur Luca, et M. Campana attribuait lui-même cet ouvrage à la fabrique de Faënza, et non point à la Toscane.

Ceci change le terrain de la difficulté et n'en donne point la solution. Si les artistes de Faënza avaient connu l'émail blanc dès le xive siècle, auraient-ils continué à faire de la demi-majolique pendant le xve siècle tout entier ?

L'époque de l'invention des couleurs à reflets métalliques n'est guère mieux déterminée; il nous paraît incontestable, nous l'avons déjà dit, qu'on doit considérer l'emploi de ces couleurs en Italie comme une importation; nous n'en voudrions pour preuve que les belles pièces hispano-moresques classées dans la collection, et sur lesquelles les artistes italiens ont pris modèle. Le numéro 11 est un plat de la fabrique de Malaga, orné des arabesques qui décorent le vase de l'Alhambra; les numéros 17 et 18, le premier marqué d'un aigle, sortent des ateliers de Valence.

Ainsi que nous l'avons fait observer ailleurs, soit qu'il y ait eu émigration de colonies moresques après la conquête de l'Espagne par les chrétiens, soit que les Italiens aient cherché d'abord à copier entièrement les poteries arabes, il a certainement existé, en Sicile et ailleurs, des ateliers où se firent des faïences dorées; M. Signol nous a transmis à cet égard le témoignage formel de M. le professeur Tarente, de l'Académie de Calatagirone, qui lui a indiqué dans cette localité les ruines d'un ancien four à poteries d'où sont sortis non-seulement les brillants spécimens à fond bleu semé de rinceaux d'or, comme la pièce n° 310, mais encore des plats et vases fond blanc à dessins arabesques auréo

cuivreux.

Les œuvres purement italiennes, dérivées de ce genre de fabrication, appartiennent à deux usines distinctes. La plus ancienne peut-être, celle

1. Le 25 octobre est la date de la fête des deux saints.

2. Voir Gazette des Beaux-Arts, t. XII, p. 276.

3. Même recueil, t. XII, p. 278.

qui se rapproche le plus des méthodes espagnoles, était située à Deruta1; l'autre, fondée à Pesaro, semble avoir fourni des rameaux divers.

Deruta adopte de bonne heure le style fleuri de la renaissance; son goût est pur, son dessin ferme et arrêté; dans quelques spécimens, les

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reliefs de la pâte ajoutent à la richesse de la composition: tel est le beau plat n° 542, dont nous donnons la gravure. Sur des fonds bleu et blanc, une guirlande de fruits, des rinceaux terminés par des têtes de Méduse et des chevaux marins se détachent comme une ciselure d'or; sur l'ombilic, un délicieux portrait de femme ressort en camaïeu bleu. La pièce n° 383, semblable de composition, est plus faible de faire et

4. Deruta est le château de la ville de Pérouse.

plus påle de ton'; pourtant on remarque, dans l'un et dans l'autre, un caractère de fabrication intéressant. L'or change et s'oriente sous les divers rayons de la lumière; mais lorsqu'on le regarde en face pour juger le ton véritable, on reconnaît qu'il est plutôt chamois que jaune, et qu'il a une certaine opacité.

Dans les ouvrages de Pesaro, il en est tout autrement; l'aspect général est glacé, transparent, le jaune est pur et vif sous le jour le moins favorable, et, lorsqu'on le fait chatoyer, il s'irise encore mieux et rappelle davantage l'orient des perles, les nuances de l'arc-en-ciel.

Il nous a paru nécessaire de bien établir les caractères techniques des deux écoles, car autrement la distinction de leurs œuvres devient trèsdifficile, et nous voyons beaucoup de connaisseurs hésiter lorsqu'il s'agit de les définir. En effet, sous le rapport du dessin, Pesaro, d'abord un peu roide, se rapproche vite de Deruta; certains de ses bustes ont le mème mérite, et dans les compositions empruntées au Pérugin, à Raphaël, l'expression des personnages, la largeur des draperies, sont à la hauteur du modèle; on peut le reconnaître en examinant le plat no 38, représentant l'ange Gabriel, et le plat no 41, où la Vierge et l'enfant Jésus sont entourés de la devise: PER TACERE NON SE SCORDA, qui se retrouve sur la pièce à portrait no 21. D'autres coupes, dites amalorie, portent sur des banderoles le nom des donataires : FAVSTINA BELLA PVLITA, CASANDRA BELLA, MADALENA BELLA, etc., ou des légendes galantes : Non vale bellezza dove sta crudeltà. Une pièce des plus vigoureuses est uniquement parée des armes de la famille Bembo.

La fabrique de Pesaro s'est distinguée surtout par la création de vases élégants, à piédouches et anses variés; des dents de loup, des guirlandes de fleurons, des rosaces alternées de losanges, des postes, composent leurs bordures; comme dans les plats, les fonds sont à écailles, et les médaillons renferment des portraits de femmes ou des dédicaces : DIIANORA BELLA, BENEDETA. La collection possède une série intéressante et bien choisie de ces pièces de forme.

Le catalogue de la collection Campana attribue à Deruta toute une suite de produits dont le décor léger, purement arabesque, est tracé en jaune et en bleu très-pâles, presque sans reflets. Le style et la fabrication de ces spécimens (les principaux, cotés 15, 50, 51, 358, 449, etc.) nous portent à voir la trace d'une usine particulière, plutôt dérivée de celle de Pesaro que de Deruta.

1. Le plat no 385, imitation grossière des deux autres, ne nous paraît pas être sorti du même atelier.

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