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étaient soigneusement enfermés. Or, si par l'écrin on peut juger du diamant, ces évangéliaires devaient être d'un prix énorme. Les cassettes étaient aussi précieuses que les plus précieux reliquaires, car les saints livres allaient alors de pair avec les plus saintes reliques : elles étaient d'or massif (solido auro) et toutes couvertes de pierres précieuses 1.

III

L'or et l'argent, lorsqu'ils ne constituaient pas eux-mêmes la matière dont était faite la couverture du livre, n'étaient employés dans son ornementation que pour les riches fermoirs avec leurs ombilici, ou boutons, et les clous ouvrés, qu'on jetait comme un semis brillant sur le velours ou le cuir qui lui servait de robe. On ne s'était pas ingénié encore des moindres délicatesses de la dorure pour ajouter à la richesse et à l'élégance des livres. Le luxe des cuirs dorés de Cordoue, cuir doré, argenté et figuré, cuir de mouton argenté frisé de figures de rouge, comme on lit dans plusieurs comptes royaux, était réservé à la tenture des chambres et des retraits.

Quand même le relieur, qui n'était au moyen âge qu'un humble servant de l'Université, un pauvre clerc en librairie2, eût alors connu les secrets de cet art de la dorure, les priviléges du métier dont c'était l'industrie, nous dirions aujourd'hui la spécialité, lui eussent interdit de s'en servir. Il lui fallait même se dispenser du maniement de tous les accessoires précieux qui entraient dans l'habillement des livres de prix. Ils étaient du ressort des orfévres, qui n'avaient garde de s'en dessaisir. Leur droit s'étendait même alors sur les tissus rares, tels que le veluyau (velours), le camocas et autres riches étoffes de soie 3.

Sous Charles VI, l'argentier du duc d'Orléans, Denis Mariotte, délivre à Josset d'Esture 3 francs 10 sols tournois, « pour tissus de soie » fournis par lui et destinés à la couverture de « vingt des livres de la librairie

4. Grégoire le Grand, lib. XII, epist. 7, et Grégoire de Tours, Lib. de Glorios. confess., cap. LXIII, Hist. Franc., lib. III, cap. x, ont parlé de ces riches étuis des livres saints.

2. Voir, dans le Livre d'or des métiers, notre Histoire de la librairie, p. 20, 21, 31. 3. Au XVIIe siècle, le commerce des étoffes rares se faisait encore chez les bijoutiers. (Voir les Annonces-Affiches de 1769, p. 46.)

de mondit seigneur. » Or, qu'était ce Josset d'Esture? Un orfévre de Paris. Il avait façonné les fermouers, semblant d'argent doré, il les avait esmaillez aux armes du duc, et il avait reçu pour cela la somme de 80 francs 5 sols 4 deniers. De plus, comme vous venez de le voir, il avait fourni les étoffes « pour yceulx fermouers. » Le pauvre liéeur, circonscrit, garrotté dans son métier par les priviléges des autres, n'aurait rien pu de tout cela.

Pour échapper, quand on s'occupait de la parure des livres, aux réclamations des industries voisines, et avoir le droit de la faire complète, sans leur donner prise contre soi, il fallait être moine dans un de ces monastères à la porte desquels expirait tout privilége autre que ceux de la maison, ou bien être au service de quelque prince ou de quelque grand seigneur assez haut titré pour faire de son hôtel un lieu de franchise industrielle. Arnett, en son curieux ouvrage sur l'Histoire du livre et des arts qui s'y rapportent', parle de l'Irlandais Dagaens, qui était tout à la fois habile calligraphe et bon relieur, c'est-à-dire qui pouvait tout ensemble écrire le manuscrit et l'habiller d'or et d'argent. Ce Dagaens était un moine; la multiplicité de ses talents, et surtout le droit qu'il a de les employer, ne s'expliquent qu'ainsi. Ailleurs il n'aurait pu en avoir qu'un seul à la fois tout au plus. Les écrivains l'eussent forcé de n'être qu'écrivain, et les reliéurs de n'être que relieur, en se gardant bien d'empiéter sur l'art des orfévres! On comprend par là comment le progrès marcha dans les cloîtres et ne fit pas un pas dans les villes. Bilfild, de Durham, à qui l'on devait la reliure, éblouissante d'or, d'argent et de pierreries, qui couvrait l'admirable manuscrit du vir siècle connu sous le nom de Texte de saint Cuthbert, et qui se trouve aujourd'hui à la bibliothèque Cottonienne, plus modestement vêtu de cuir de Russie; Bilfild était moine, comme Dagaens; l'Irlandais Ultan, si vanté comme habile relieur dans l'épître en vers de l'évêque Ethelworf à Egbert, était un moine aussi; et Henri, qui après avoir transcrit, en 1178, Térence, Boëce, Suétone, Claudien, les groupa sous une seule reliure qu'il fit lui-même, et qu'il orna de bossettes de cuivre, Henri était un moine encore: il appartenait à l'abbaye des Bénédictins d'Hyde 2.

Les gens des cloîtres monopolisaient si bien à leur profit les droits de tous les métiers, surtout pour l'industrie du livre, depuis sa transcription

4. An Inquiry in to the nature and form of the Books, etc.; London, 1837, in-8°, p. 34, 45-47, 170-172.

2. Ibid. Voir dans les Curiosités bibliographiques de M. Ludovic Lalanne, 1845, in-8o, p. 35, la citation d'un passage de Tritheim, abbé de Spanheim au xv siècle, sur les différents détails de l'industrie du livre dans les cloîtres.

jusqu'à sa reliure, qu'ils allaient jusqu'à fabriquer eux-mêmes le parchemin du manuscrit et la peau nécessaire à sa couverture. Ils la prenaient sur le vif même. D'ordinaire, c'est le cuir de cerf qui servait à cet usage. Ils chassaient donc vaillamment le cerf dans leurs bois, et, quand on les y entendait giboyer, on pouvait dire : Ce sont les religieux qui vont se fournir de cuir pour leurs livres. S'ils n'avaient pas d'assez vaste forêt pour cette chasse à la reliure, quelque seigneur voisin leur prêtait les siennes, avec permission d'abattre tous les cerfs qu'ils pouvaient trouver; la chair était pour leur réfectoire, la peau pour leur bibliothèque. Gossuin d'Oisy, seigneur d'Avesnes, accorda aux religieux de Liessies un privilége de ce genre dans tous les bois de ses domaines 1.

Ce droit d'industrie universelle que possédaient les moines, les princes, nous l'avons dit, l'avaient de même. Ils le mettaient surtout à profit pour enrichir leurs librairies de livres magnifiques, dont les écrivains et les miniaturistes-enlumineurs attachés à leurs maisons avaient calligraphié et enluminé les pages, en attendant que des relieurs, qui étaient aussi de leur domestique, s'appliquassent à parer ces splendides volumes d'un vêtement digne d'eux. Le frère de Charles V, Jean, duc de Berry, qui fut en son temps l'un des princes dont la librairie était le plus riche en beaux livres, avait ainsi à son service, en même temps qu'un certain nombre de calligraphes et de miniaturistes, tout un atelier de relieurs, ayant droit de faire et parfaire en tous ses détails l'habillement complet d'un livre. On lit dans l'Inventaire de sa librairie : « Mes belles Heures très-bien et richement historiées, couvertes de veluyau vermeil à deux fermoirs d'or, es quelz sont les armes de M. S. (Monseigneur) de haulte taille... Lesquelles Heures monseigneur a fait faire par ses ouvriers2. »

Le droit du simple relieur des villes, attaché à la glèbe de son métier, était aussi restreint que celui de ses pareils des cloîtres ou des palais était libre et étendu. Tout ce qu'il pouvait se permettre, après avoir fait ses grossières ligatures sur corde, c'était de travailler à ampraintes et de marqueter de son mieux le cuir dont il couvrait ses volumes.

Nous rencontrerons souvent alors, dans les plus riches librairies, de ces livres tympanisés, c'est-à-dire gaufrés, sans dorure. Ainsi, dans l'Inventaire de Charles V: Un livre couvert de cuir rouge à ampraintes ;

1. Jacques de Guise, Chronique, t. XI, p. 438.

2. Cité par M. L. de Laborde dans son Glossaire, p. 440.

3. Sur les mots tympaneurs, tympaniser, etc., voir un curieux article de M. Auguste Bernard, relatif à Vérard, dans le Bulletin du Bibliophile, octobre 1860, p. 46001604.

ailleurs encore: Le service de la chappelle du roy, couvert de cuir rouge marqueté; un grand livre couvert de cuir vermeil et ampraint de plusieurs fers.

IV

Quand le livre avait été solidement lié, puis ainsi vêtu de cuir ouvragé ou de velours par le relieur sans privilége, il passait de ses mains dans celles de l'orfévre, qui seul avait droit de l'orner d'un fermail, de le parsemer de clous d'or, d'argent ou de laiton, sur le dos ou sur les coins, et d'achever ainsi sa toilette, suivant la condition de celui à qui il appartenait, ou plutôt encore suivant le prix convenu d'avance. Le relieur ne le reprenait que pour adapter sur son riche habit une sorte de vêtement de tous les jours, qui pût lui permettre d'aller de main en main sans dommage. C'est ce qu'on appelait chemisette à livre. On la faisait ou de chevrotin, espèce de cuir très-léger, ou même de cette sorte de soie peluchée qu'on appelait cendal, lorsqu'il s'agissait d'un livre très-précieux. Dans les Comptes royaux de 1360, on trouve un article pour cendal à doubler la couverture du messel du roy.

Il ne fallait pas moins que ces enveloppes d'étoffe solide, dont la chemise de cendal rouge qui recouvre les Heures de saint Louis, au musée des Souverains, donne une idée exacte, pour garantir la toilette d'un livre avec tous ses joyaux. Rien n'était trop riche pour entrer dans cette parure. Tout ce qui brillait y était bon. Sur les uns on mêlait les perles aux clous de vermeil, « cloans d'argent doré, » comme sur le livret des Oraisons qui appartenait au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi; sur. d'autres on semait les rubis. Dans la même bibliothèque, on voyait « ung livre de Boccace, Des Cas des nobles, couvert sur les ais de velu vermeil, et sur les ais a chacun lez a cinq gros ballais. » Il en est où turquoises et rubis se mariaient, sur les plats et sur le fermoir, avec les cornalines. Dans les Comptes royaux de 1539, je trouve décrit « un livre d'heures, escript en parchemin, enrichi de rubis et turquoises, couvert de deux grandes cornalynes, et garny d'un rubis servant à la fermeture d'icelluy '. »

1. Peignot, Catalogue d'une partie des livres composant la bibliothèque des ducs de Bourgogne; 4844, in-8°, passim.

Aux premiers temps du moyen âge, les plus riches émaux avaient. étincelé sur la couverture des missels. Le musée de Cluny possède deux magnifiques plaques d'émail incrusté de Limoges, qui selon toute vraisemblance avaient fait partie d'une de ces reliures. A Milan, dans le trésor de la cathédrale, un livre qu'on suppose être des premières années du xr siècle, et avoir été donné par l'archevêque Aribert à son église, portait sur sa couverture une profusion d'émaux ainsi incrustés, avec des entourages en cabochons de couleur.

Il arriva quelquefois que cette ardeur à parer les saints livres de tout ce qui semblait devoir les orner amena de singulières confusions des choses saintes avec les choses profanes, de bizarres accouplements de l'Évangile avec quelque précieux débris des temps païens. Sur un évangéliaire qui fut longtemps conservé à la Sainte-Chapelle1, et qui se trouve aujourd'hui parmi les manuscrits de la Bibliothèque impériale, on voyait enchâssé dans la reliure en vermeil, au recto, juste au-dessous d'un groupe figurant Jésus en croix, entre la sainte Vierge et saint Jean, une magnifique améthyste représentant, en intaille, le buste de profil de Caracalla. On l'avait pris pour saint Pierre, cet abominable empereur, et grâce à cette méprise il avait été adoré pendant des siècles, de compagnie avec le saint livre sur la reliure duquel il était si étrangement dépaysé2.

L'art du peintre, auquel l'intérieur des volumes devait ses plus délicats ornements, concourait aussi quelquefois à leur décoration extérieure. Sur la couverture se voyaient, par exemple, de petits tableaux en façon de camahieu, c'est-à-dire enluminés de blanc et de noir, qu'on recouvrait, pour les garantir sans les voiler, d'une feuille mince de feldspath, ou gif, qui faisait alors l'office de vitre, et dont on se servait encore pour couvrir d'un abri transparent la plaque de métal portant le titre du manuscrit, et fixée sur l'un des plats de la reliure3. C'était une première défense, mais qui ne suffisait pas. On la complétait par une seconde, tantôt en mettant le livre dans une de ces cassettes précieuses dont nous avons parlé; tantôt, s'il était petit, en le logeant avec soin dans un étui, magnifique lui-même, puisqu'il était quelquefois tout en « brodeure d'or,» mais le plus souvent en le recouvrant de cette enveloppe de soie mentionnée plus haut, et qui était pour les livres du moyen âge ce que la camisa manutergia était pour ceux de l'antiquité.

1. Morand, Histoire de la Sainte-Chapelle, p. 56.

2. Chabouillet, Catalogue des camées de la Bibliothèque impériale, p. 273-274. 3. L. de Laborde, Glossaire, p. 330.

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