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sacrées. En temps ordinaire, on passait par les entrées latérales. Mais, circonstance bien singulière, le seuil de la porte de gauche s'est offert à nos regards seul usé par les pas des visiteurs du temple. Celle de droite. paraît être demeurée toujours fermée; le seuil en a conservé intacte et sans usure la trace du ciseau des ouvriers qui l'ont taillé, et dans le renfoncement qui la précède, entre la colonne de l'entrée centrale et le mur latéral, on voit sur le pavé, clairement marquée, la place d'un piédestal de statue, et, en avant de ce piédestal, la place d'un autel rond, placés là comme dans une chapelle. Deux autres piédestaux de statues, de forme rectangulaire allongée, ont aussi laissé leur empreinte sur les dalles du pavement des deux côtés de l'entrée du centre, en avant des colonnes. Enfin, à l'extrémité postérieure de l'édifice, nous avons retrouvé dans le sol des deux passages latéraux une particularité observée déjà par les architectes anglais, et dont nous n'avons pas plus qu'eux pu deviner l'explication; c'est au bout de chaque passage deux petites cavités rectangulaires au fond arrondi, de quinze centimètres de profondeur environ, entre lesquelles est une rainure qui, partant du bord de la marche où elle est profonde de sept centimètres, s'étend jusqu'à quatre-vingt-dix centimètres dans le sens de l'intérieur de l'édifice, en s'élevant graduellement au niveau du pavé.

On voit, par la description que je viens d'en donner, à quel degré la disposition de cet édifice, ses détails, son architecture, sa décoration sont insolites. Il y a là un sujet de curieuses méditations pour les artistes, et les monuments antiques qui sortent des données habituelles sont assez rares pour qu'il fût utile et intéressant d'étendre et de compléter autant que possible, comme nous l'avons fait par nos fouilles, les notions si imparfaites que l'on possédait jusqu'à présent sur les petits Propylées d'Éleusis.

En même temps, ce monument a acquis dans nos fouilles une importance inattendue, par suite de la découverte que nous avons faite de son inscription dédicatoire, jusqu'à présent inconnue. Ce n'est pas seulement un édifice d'un type tout spécial, mais de date certaine; il prend son rang dans l'histoire de l'art, et il fournit un commentaire inappréciable à un passage du plus grand des prosateurs latins.

Cicéron, en effet, dans une de ses lettres à Atticus', dit : Audio Appium propylon Eleusine facere, « j'apprends qu'Appius construit un propylée à Éleusis. » Et sur les fragments de l'architrave ionique de la partie centrale des Propylées intérieurs, nous avons trouvé les débris suivants d'une dédicace latine :

4. VI, 1, 26.

S. AP. F. PVLCHE.. PROPYLVM. CER...
NAE. COS. VOVI..... PERATO.......
DIVS. ET. REX. MA........ RV.......

Le savant directeur de l'Institut de Correspondance archéologique, M. Henzen, à qui M. Conze avait envoyé

S-APF-PVLCHE PROPYLV✨CEB¤
LAF-COS VOVI
VS-ETRE, MĂ

PERATE

l'un appelé comme lui

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D'après l'ingénieux commentaire de M. Henzen, Appius Claudius Pulcher, frère du fameux démagogue Clodius et prédécesseur de Cicéron dans le gouvernement de la Cilicie, homme connu par son caractère éminemment superstitieux dont parlent tous les contemporains, aurait, pendant son consulat, fait vœu d'élever à Éleusis un Propylée en l'honneur de Déméter. Les soins de l'administration de la province qui lui fut confiée, et plus tard ceux de la censure qu'il remplit en l'an 704 de Rome1, l'empêchèrent pendant quelque temps de mettre son vœu à exécution, comme Cicéron le rapporte dans une lettre à Atticus2, postérieure à celle dont j'ai cité tout à l'heure une phrase. Mais deux neveux du censeur,

Appius Claudius Pulcher et l'autre Caïus Marcius

1. Borghesi, Ultima parte della serie de' censori, Rome, 1836, p. 74. 2. V, vi, 2.

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Rex, qui faisaient, comme tous les Romains de bonne famille, leurs études à Athènes, élevèrent le Propylée promis à la déesse par leur oncle, et celui-ci le dédia bien peu de temps avant sa mort, au commencement de 705 de Rome, après avoir fui d'Italie devant César, comme les autres partisans de Pompée, dans l'hiver ou le printemps qui précéda la bataille de Pharsale 1.

Il me reste, avant de terminer ce qui se rapporte à ce monument, à signaler une curieuse méprise commise à son sujet par les architectes de la Société des Dilettanti. On voit sur leur plan des Propylées intérieurs deux longues rainures régulières et parallèles, taillées avec soin, disent-ils, dans le pavé en pente de l'entrée centrale. Ces mystérieuses rainures ont beaucoup préoccupé les savants et les architectes. L'auteur du texte des Antiquités inédites de l'Attique, qui cite à cette occasion le Voyage d'Anténor comme une autorité archéologique2, y a vu les traces d'une machinerie compliquée, destinée à épouvanter les initiés par des effets de fantasmagorie grossière en leur faisant croire que la terre allait céder sous leurs pas. M. Hittorff, par une hypothèse beaucoup plus simple et beaucoup plus admissible, a supposé que ces sillons étaient destinés, comme ceux que l'on voit dans le pavé des rues de Pompéi, à diriger, sans qu'elles déviassent à droite ou à gauche, les roues de chars qu'il fait pénétrer jusque dans l'enceinte intérieure.

Mais il n'y avait pas de machinerie dans les Propylées d'Éleusis, et les chars ne pénétraient dans aucun des périboles sacrés, car il leur aurait fallu pour cela monter six marches aux premiers Propylées et deux aux seconds, chose tout à fait en dehors de leurs habitudes. D'ailleurs, le premier fondement de toutes ces hypothèses, les fameuses rainures n'existent pas. On voit seulement dans le pavé deux sillons irréguliers et serpentants, tels que l'eau en coulant pendant un certain temps dans le même endroit les creuse dans la pierre, dont l'un part du bord de la marche postérieure, et l'autre du petit ressaut où battait la porte. Ces sillons n'ont rien de commun avec la construction primitive, et j'ai peine à comprendre comment les architectes britanniques ont pu se méprendre un seul instant à ce sujet. En voici, du reste, l'origine fort peu poétique et fort peu mystérieuse. Sous les Byzantins, après le passage des Goths et la destruction du sanctuaire de Cérès, une ville importante, qui a laissé

1. Voir nos Recherches archéologiques à Eleusis, Recueil des inscriptions, p. 394 et suiv.

2. Chap. 1, p. 19 de la traduction française.

3. Antiquités inédites de l'Attique, p. 24, note 3.

de nombreuses ruines, se rétablit à Éleusis. Un des quartiers de cette ville fut bâti, comme le village moderne, sur l'emplacement du grand temple; le mur du péribole intérieur lui servait d'enceinte et les Propypylées d'Appius de porte d'entrée. Comme le sol s'était exhaussé par suite de l'amoncellement des décombres des édifices sacrés, la rue principale de ce quartier reçut un nouveau pavement, que nous avons trouvé intact et plus élevé que l'ancien pavé hellénique de la hauteur des deux marches qui supportaient les Propylées. Mais les eaux pluviales descendant de l'intérieur du péribole, qui, aux temps antiques, devaient, en arrivant au pied des marches des Propylées, tourner à gauche pour aller se déverser dans l'égout que nous avons découvert entre les deux enceintes, ne pouvaient plus avec la nouvelle disposition prendre leur ancienne route, et menaçaient de cuver au bas de la rue en s'arrêtant au ressaut de la porte. Alors les habitants de l'Éleusis byzantine, pour obvier à cet inconvénient, creusèrent grossièrement avec quelques coups de ciseau, dans le ressaut en question, deux espèces de rigoles pour l'écoulement des eaux, qui, passant par là durant plusieurs siècles, les prolongèrent et les rendirent plus profondes.

L'épuisement des fonds qui m'avaient été alloués ne m'a pas permis d'étendre plus loin mes explorations et d'attaquer l'intérieur de la seconde enceinte. Mais j'ai pu terminer ma campagne de travaux à Éleusis par une fouille dont je crois le résultat important. Frappé de l'apparence de certaines traces de construction qui me semblaient fort anciennes et qui apparaissaient immédiatement au-dessous du mur de l'Acropole, sur le flanc de la colline qui regarde la mer et l'île de Salamine, je plaçai sur ce point quelques ouvriers qui en deux jours eurent déblayé un tombeau pélasgique reproduisant, dans une plus petite dimension, les formes du célèbre monument de Mycènes que l'on appelle tantôt Trésor d'Atrée, et tantôt, d'après Pausanias, Tombeau d'Agamemnon.

Il se compose de même d'une salle ronde, à voûte conique formée par une série d'assises circulaires, disposées en encorbellement et se resserrant de plus en plus jusqu'au point où une seule grosse pierre ferme le sommet et forme la clef de tout l'ensemble; un passage droit et voûté en ogive par le même procédé d'encorbellement, comme les galeries de Tirynthe, donne accès dans cette salle. Le passage a 4,80 de long, 1,70 de large et 3,35 de hauteur de voûte sous clef; le diamètre de la salle ronde est de 3,20, et la hauteur au centre, du sol inférieur à la pierre formant clef de voûte, de 3,85. L'appareil des murailles, beaucoup plus irrégulier que celui du Trésor d'Atrée, dénote une époque

encore plus ancienne; c'est l'appareil cyclopéen tout à fait primitif des murailles de Tirynthe et de Mycènes, composé de gros blocs polygonaux presque bruts, dont les interstices sont remplis par de petites pierres.

La destination véritable des édifices de cette nature, tombeaux ou trésors, est encore douteuse pour la science; le système qui a présidé à leur construction présente aussi un sujet très-curieux d'étude, et le nombre des exemples qu'on en connaît est jusqu'à présent si restreint que je considère, sans crainte de me tromper, la découverte et le déblayement de ce monument souterrain comme une des plus précieuses conquêtes de ma mission.

2o RECHERCHES TOPOGRAPHIQUES.

En même temps que les fouilles dont je viens de rendre compte s'exécutaient sous ma direction, je m'efforçais, dans toutes les parties où je ne pouvais porter la pioche de mes ouvriers, de déterminer, d'après les traces antiques apparentes à la surface du sol, les principaux linéaments de la topographie d'Éleusis, assez peu connue jusqu'à présent.

Le résultat de ce travail a été l'exécution d'un plan de tout le territoire de la ville antique à l'échelle du millième, où sont notés tous les arasements de murailles anciennes qui se remarquent en grand nombre dans les champs sur ce territoire. Comme je ne suis point ingénieur et que jamais de ma vie je ne m'étais encore livré à une besogne semblable, j'ai dû avoir recours, pour la partie matérielle du levé du plan, à la coopération d'un jeune officier du corps du génie hellénique, M. Metaxa, que le ministre de la guerre, M. Botzaris, avait bien voulu, sur ma demande, détacher pour plusieurs jours de son service ordinaire à cet effet

Le plan général d'Éleusis devra être publié avec les dessins de nos fouilles. Mais en attendant qu'il voie le jour, je crois devoir exposer ici, aussi brièvement qu'il me sera possible, quels ont été les résultats de mes recherches sur l'ensemble topographique de la cité des mystères.

A l'extrémité occidentale de la plaine de Thria, enfermée à l'est par le mont Corydallus, au nord par le Parnès et par les derniers contre-forts du Cithéron, à l'ouest par les monts Kérata qui la séparent de la Mégaride, au midi enfin par les flots de la baie de Salamine, s'élève, sur le

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