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catalogue de l'expert. Bien peu de gens à cette époque (il y a bientôt vingt ans) s'occupaient d'études historiques sur les anciens peintres. Les connaisseurs jetèrent leur feu sur les morceaux que le catalogue avait mis en évidence, et particulièrement sur ceux de l'école hollandaise, de sorte qu'une fois satisfaits ils se retirèrent de la lutte, et le Francia, si singulièrement baptisé Franco, ne fut présenté qu'en un moment de lassitude générale, et quand la chaleur des enchères venait de s'éteindre. Pour peu qu'un homme entendu se fùt trouvé là, je veux dire à cette vacation, il eût aussitôt fait l'observation que le nom de Franco, mis au bas d'une pareille peinture, ne pouvait être qu'une grossière méprise. On n'a jamais connu, en effet, que deux Franco : l'un, qui peignait en miniature et qui, du moins, était Bolonais comme Francia; il fut, celui-là, le contemporain de Dante, qui lui fit l'insigne honneur d'encadrer son nom dans un hémistiche de la Divine comédie:

.....più ridon le carte

Che penelleggia Franco Bolognese.

L'autre est Batista Franco, de l'école vénitienne, qui a été un des nombreux sectateurs du maniérisme inauguré par Michel-Ange. Il était donc impossible au moins habile de confondre un tel homme avec le plus grand artiste de l'école bolonaise, avec ce peintre grave, imposant, solennel, si éloigné de toute affectation, si exempt de manière. Mais il faut croire que personne ne vit ou ne voulut voir ce qui était l'évidence. Le tableau de Francia, vendu obscurément et à vil prix sous le nom de Franco, fut cédé avec beaucoup d'autres à un banquier spéculateur qui le fit transporter à Paris dans l'espoir fondé de le revendre avec bénéfice. Plusieurs années se passèrent, pendant lesquelles les tableaux achetés à la vente du cardinal demeurèrent confinés dans le local de l'ancienne galerie Lebrun, occupé par M. George, l'expert de la vente. Cependant, ces tableaux revirent, il y a quelque temps, le grand jour des enchères à l'hôtel Drouot. Là quelques amateurs furent frappés de la grande madone de Francia. Un d'eux, bien connu de tout le monde pour avoir concentré ses prédilections sur les écoles française et des Pays-Bas, regarda longtemps cette peinture italienne. Nous le vîmes, monté sur une chaise, examiner à la loupe les têtes et les mains, et il parut flairer un chef-d'œuvre à travers quelques restaurations. Mais, habitué à ne pas sortir du cercle dans lequel s'était recrutée sa collection, il s'abstint d'enchérir, et au milieu de l'hésitation générale, ce fut un marchand, M. Moreau, qui devint l'heureux adjudicataire du Francia. Nos lecteurs n'en pourront juger qu'imparfaitement d'après la gravure légèrement massée qui est insérée dans la pré

sente livraison. Pour traduire ce tableau dans toute son énergie; pour rendre par des valeurs correspondantes la chaleur et l'intensité de ses tons, son modelé ferme, serré et poursuivi jusqu'aux extrémités, jusqu'aux plans particuliers des mains et des doigts; pour exprimer le relief et la beauté des draperies et des armures, et la morbidesse de ces nus qui ont fait l'admiration de M. Ingres; pour conserver enfin tout le caractère de cette vierge pensive, toute la grâce de cet enfant aux carnations délicates, aux formes exquises, au geste charmant, que Raphaël n'eût certainement pas désavoué, il n'aurait fallu rien moins qu'une estampe de nature à occuper un graveur pendant cinq ou six années; nous avons dù nous borner à un simple trait accompagné de quelques ombres indicatives, sous lesquelles on pourra, nous l'espérons, deviner l'original, en restituer la force, l'expression et la grandeur. Une chose que le graveur n'a pu reproduire d'une façon lisible, vu l'exiguïté de sa planche, c'est l'inscription suivante, qui se trouve dans le tableau, sur le trône de la Vierge :

MAJORUM SUOR(UM) MEMORIAM

QUI ÆRE SUO EDEM HANG CONDIDE (RUNT)

HIS SACRIS IMAGINIBUS PHILIPPUS

GUASTAVILLANUS SENAT (OR) BONO(NIENSIS) RENO(VARE)
CUR (AVIT)

dont la traduction littérale est : « Philippe Guastavillani, sénateur bolonais, a renouvelé par ces images sacrées la mémoire de ses ancêtres qui avaient bâti de leurs deniers cette chapelle (ou cette église). » Nous lisons, en effet, dans la Felsina Pittrice et dans tous les Guides de Bologne, que les Guastavillani étaient de ceux qui possédaient les principales œuvres de Francia... « sans compter, dit Malvasia, plusieurs peintures qui sont à Bologne dans les palais Zani, Bianchi, Guastavillani et autres; senza le molte in Bologna, in casa Zani, in casa Bianchi, Guastavillani...»

Un bonheur n'arrive jamais seul. A peine M. Moreau avait-il acquis le Francia du cardinal Fesch, qu'il put acheter en Angleterre, à la vente de lord Northwick, un second tableau du maître, qui lui fut cette fois trèsvivement disputé. C'est encore une madone entre deux saints. La tête de la Vierge est absolument la même que dans le tableau du cardinal. Seulement la manière du peintre a un peu changé : elle est plus douce, plus fondue; aucune touche n'est apparente; c'est comme qui dirait une peinture au pointillé, mais chaude, puissante et savoureuse. A l'exception de l'enfant Jésus, qui est une figure entière, les personnages sont à mi-corps. L'enfant tire avec grâce le voile de sa mère, et s'il est moins beau de caractère que celui de l'autre tableau, en revanche, les deux saints, Lau

rent et Sixte, ont des têtes vivantes par la pensée, et cette expression profondément chrétienne dont parlerait mieux que nous un écrivain tel que M. Rio. Le Francia de lord Northwick est d'ailleurs beaucoup mieux conservé que celui des Guastavillani. Il rappelle étonnamment, par la composition et la dimension, celui de la galerie Leuchtenberg que nous avons vu à Munich, et il n'en diffère que par les deux figures secondaires qui sont saint Dominique et sainte Barbe. Une circonstance remarquable, c'est qu'on y voit peinte, à la chape du saint évêque, une grosse agrafe d'or sur laquelle est représenté en bas-relief un tableau célèbre du peintre, le Baptême du Christ qui est à la galerie de Hampton-Court. Ce détail caractéristique équivaut à une signature.

Une chose frappante dans l'école bolonaise, c'est qu'elle eut un précurseur illustre comme les écoles d'Ombrie, de Florence et de Venise, mais qu'elle n'eut point de Messie. Verocchio vit éclore sous ses yeux le génie de Léonard; Luca Signorelli put faire pressentir Michel-Ange; Pérugin annonça Raphaël, Bellini précéda Titien; mais il ne fut pas donné à Francia, qui était le Jean Bellin et le Pérugin de Bologne, de laisser après lui un Titien ou un Raphaël. Comme il était en retard de quelques années sur les maîtres qui préparèrent les grandes écoles italiennes, son style n'avait déjà plus l'âcre saveur du fruit vert, et il n'avait pas non plus le goût exquis, le délicieux parfum du fruit mûr. Il y a même un désaccord entre son exécution, qui est parfois d'une souplesse, d'une grandeur et d'une beauté tout à fait magistrales, et les habitudes monotones et encore gothiques de ses compositions religieuses, compositions d'une dévote symétrie où l'on voit toujours la madone au centre, assise sur un trône au pied duquel un petit ange joue de la viole ou de quelque autre instrument, un angioletto che suona, comme disent les custodes; à droite et à gauche, des saints debout, rangés en bon ordre comme les satellites du jeune dieu; parmi eux un donateur à genoux ordinairement vêtu de son costume moderne, à moins que le peintre n'ait jugé à propos de lui donner l'armure d'un saint Georges ou le froc d'un saint François. Tel est le système à peu près invariable des ordonnances de Francia; elles sont conformes à la vieille tradition et elles ont de plus un trait de ressemblance avec les grands tableaux de Jean Bellin c'est la présence du petit musicien au pied du trône. L'invention est donc chez lui à peu près nulle, et le vrai mérite de ses peintures est dans l'expression des têtes, dans le modelé des figures nues ou des draperies, dans l'exécution, dans la couleur. Avant lui et même de son temps, les peintres faisaient leurs tableaux uniquement avec des portraits. Ils prenaient pour modèles de la sainte famille leur femme, leur

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