Page images
PDF
EPUB

chimérique. Les figures sont des marionnettes grossièrement indiquées par un pinceau barbare. Et voyez combien nous sommes injustes! Pendant que Turner, un vrai peintre celui-là, restait inconnu de la France, on y parlait de Martin comme d'un maître sublime, et les éditeurs faisaient graver à grands frais ses colossales fantasmagories. Notre éducation exclusivement littéraire nous expose à ces surprises. Les couronnes sont trop souvent accordées à ceux dont l'œuvre imparfaite peut servir de thème aux déclamations des rêveurs.

Hilton, Haydon, Etty et Martin sont à peu près les derniers maîtres de l'école anglaise qui, dans des manières assurément bien différentes, ont cherché à faire de la grande peinture. Après eux, et sauf quelques rares exceptions, les peintres nés aux dernières années du XVIIIe siècle, aussi bien ceux qui sont déjà morts que ceux qui font encore partie de l'Académie royale ou qui y entreront demain, reviennent aux genres qui ont fait l'honneur de leur pays. Nous avons le regret de dire qu'ils ne sont pas toujours restés à la hauteur de la tradition qu'ils ont prétendu continuer.

Pour ne parler ici que du portrait, dans lequel l'école s'était montrée si savante et si variée, il est certain que Lawrence n'a point été remplacé. Lorsque disparurent peu à peu ceux qui, comme Thomas Phillips et John Jackson, avaient appris à peindre sous les bons maîtres du siècle précédent, il se produisit dans les rangs de l'école un vide qui n'a pas encore été comblé. Il ne resta plus que sir Martin Archer Shee, qui fut président de l'Académie royale après Lawrence, et qui, deux fois ambitieux, a eu l'imprudence de faire une tragédie, ce qui n'est pas une mince aventure dans la vie d'un portraitiste de profession. Gustave Planche, ayant à parler de sir Martin Shee en 1835, reconnaît en lui tous les signes de la «< médiocrité officielle. » Ce jugement n'est pas infirmé par ce que nous avons vu de ce portraitiste à l'exposition et ailleurs. Sir Martin Shee a eu pour successeurs des peintres qui, à ne citer que M. John Partridge, ne sont pas sans analogie avec un maître dangereux, M. Winterhalter: les portraits de la reine et du prince Albert, peints en 1840 par M. Partridge, disent assez, par leur sécheresse et leur inélégance, combien l'école a oublié les enseignements de Reynolds et de Gainsborough. Le seul portraitiste qui sache aujourd'hui poser un personnage avec naturel et dignité, qui sache le faire parler ou le faire sourire, c'est M. Francis Grant. On se rappelle quel succès obtinrent à Paris, en 1855, le Rendez-vous de chasse d'Ascot, l'effigie à la fois si aristocratique et si familière de lord John Russell et le portrait d'une dame en satin blanc jouant avec un king's-charles aux oreilles soyeuses. M. Grant a trois ouvrages à l'exposition de Kensington,

notamment le portrait de mistress Markham, que nous avions vu à l'Académie royale en 1857, et qui nous frappa alors par sa singularité et sa grâce. Mistress Markham est une très-jeune et très-charmante dame qui, par un temps de neige, se promène dans la campagne; sa robe noire, qu'elle relève un peu, laisse paraître le bas d'un jupon rouge; ses petites bottines de cuir verni courent allègrement sur le terrain glacé, et, par un geste plein de naturel et de fantaisie, elle achève de boutonner son gant. Tout cela est très-simple et très-vrai, et d'un heureux choix de couleur pour un artiste qui, je dois l'avouer, a quelquefois abusé des gris.

MM. J.-W. Gordon, W. Boxall et Macnee ne sont pas non plus des portraitistes sans valeur; mais, je n'ai pas besoin de le redire, l'école anglaise n'a plus dans le portrait ces qualités viriles et souveraines qui ont placé si haut dans l'estime des connaisseurs les noms de Reynolds et de Gainsborough.

Dans la peinture de genre, au contraire, l'école contemporaine peut citer quelques noms heureux. Mais ici, il faut reconnaître d'abord que les observateurs sédentaires qui ont traduit sincèrement les scènes de la vie anglaise sont bien supérieurs aux touristes qui, plus ambitieux, ont essayé de peindre une nature, un horizon qui n'étaient pas faits pour eux. La séduction que l'Italie a exercée, pendant le règne de George IV, sur les artistes britanniques, a certainement été nuisible à quelques-uns d'entre eux. Thomas Uwins (1782-1857) n'aurait pas été mécontent, je suppose, d'être surnommé le Léopold Robert anglais. Comme le peintre des Moissonneurs, il a vécu dans l'Italie méridionale, étudiant les mœurs et les costumes de ces populations dont le type est si accentué et souvent si près de la beauté; mais Uwins, illustrateur habituel des keepsakes et des livres d'étrennes, avait la maladie de l'élégance, et tout ce qu'il a vu, à Naples et ailleurs, il l'a arrangé à la mode anglaise. Le Chapeau du brigand, les Chanteurs napolitains, le Sculpteur de figurines, peintures claires, propres, endimanchées, sont des chefs-d'œuvre de ce « genre agréable » qui, s'il plaît à Dieu, nous sera toujours antipathique.

C'est encore un faiseur de vignettes que William Collins (1787-1847); mais, ici du moins, nous avons, avec la fraîcheur du coloris, la grâce enjouée des attitudes et la vérité locale. Collins est le peintre des enfants, et surtout de ces hardis petits paysans qui font leur éducation dans les bois et qui vont dénicher les oiseaux de mer au haut des plus abrupts rochers. On fait grand cas de W. Collins en Angleterre, et ses tableaux n'appartiennent pas à de médiocres amateurs, puisque ceux qui figurent à l'exposition ont été prêtés par la reine, le duc de Devonshire, sir Robert Peel, le marquis de Lansdowne, M. J. Naylor, et d'autres encore. Col

[graphic][merged small][subsumed][merged small][subsumed]

lins est un rustique, mais un rustique modéré; ses petits acteurs sont vêtus de haillons tout neufs; ils ont la misère gaie, ils montrent des teints frais et roses qui tendent à prouver que l'Angleterre est une province du pays de Cocagne. Lorsqu'un homme politique regarde un instant un tableau de Collins, sa philanthropie se sent immédiatement rassurée.

[ocr errors]

Je ne saurais, à moins d'écrire un volume, parler avec tout le détail qu'ils méritent, de Charles Leslie', de Newton, de Liverseege. Ce sont là de petits maîtres assurément, et qui n'ont rien à démêler avec l'art solennel; mais quoiqu'il y ait beaucoup de réserves à faire en ce qui concerne Leslie ils ont, tous les trois, de l'esprit, et ils peignent en honnêtes gens, je veux dire que la lumière les occupe, qu'ils cherchent la couleur, et que les physionomies des personnages qu'ils mettent en scène révèlent une intention morale, un accent d'ironie, une émotion. Un dessin un peu plus rigoureux n'aurait pas nui à leur talent. Mais comment se montrer sévère pour ces aimables conteurs d'anecdotes, pour Newton, qui a si bien compris la Grisette de Sterne, et surtout pour Liverseege, qui est mort à vingt-neuf ans, et qui, si vite enlevé, mérite tous les pardons?

M. Mulready s'est montré plus avisé. Il a aujourd'hui soixante-seize ans, et, non content de savoir peindre, il a eu le temps d'apprendre à dessiner, ce qui lui constitue dans l'école une situation respectée et singulière. M. Mulready est convaincu d'ailleurs que la nature n'a jamais dit son dernier mot. Écolier aux cheveux blancs, il dessine encore d'après le modèle; ses académies au crayon de couleur sont remarquables par la vérité du détail anatomique et la justesse de la lumière. Sans arriver jusqu'au style, il a une certaine élégance instinctive qui le conduit à supprimer le détail vulgaire, à éviter toutes les laideurs. Il apporte un soin pareil dans l'exécution de ses aquarelles et de ses peintures. Les amateurs français connaissent du reste aussi bien que nous le talent de M. Mulready. Le Loup et l'Agneau, exposé à Paris en 1855, a converti quelques sceptiques. Burchell et Sophia dans la prairie, les Baigneuses, le Canon, Mettez un enfant dans le bon chemin, et les autres tableaux réunis à Kensington-Palace, ne sont ni moins spirituels, ni moins nettement marqués du sceau d'une individualité précise. M. Mulready doit certes beaucoup à Wilkie; il doit plus encore à la nature, qu'il a étudiée avec passion et par le menu. Mais ces mérites essentiels ne sauraient nous empêcher de reconnaître que le pinceau de M. Mulready est un peu

1. Il a déjà été question de Charles Leslie dans la Gazelle des Beaux-Arts. Voir t. IV, p. 177.

maigre, et que son coloris, tour à tour trop brun ou trop violacé, est trèsentaché de fantaisie.

Les tableaux de MM. Webster, Frith, Hook, membres de l'Académie royale, comme M. Mulready, pourraient donner matière à des discussions intéressantes; mais, comme il nous est impossible de tout dire, nous devons nous borner à étudier les œuvres les plus significatives. Cette qualité ne saurait être refusée aux peintures de M. William Powell Frith, bien que son talent ne soit pas complétement représenté au palais de Kensington. M. Frith, qui est jeune encore, car il est né en 1819, a commencé par traiter, dans une manière un peu lâchée et parfois en forçant l'expression, des sujets empruntés aux romanciers et aux poëtes comiques. Mais il s'est aperçu depuis, d'une part, qu'il était important de bien peindre et de bien dessiner, et, d'autre part, que la comédie n'est pas seulement dans les livres, et que pour la voir il suffit d'ouvrir les yeux et de regarder chez son voisin, ou même chez soi. M. Frith est devenu dès lors un peintre essentiellement moderne; la vie anglaise, avec ses élégances et ses singularités, a trouvé en lui un historien de la fidélité la plus pénétrante et du plus amusant esprit. Nous n'avons à l'exposition que son tableau de la Plage de Ramsgate, dont nos lecteurs connaissent la gravure; mais il est extrêmement facile, si l'on possède un schelling, d'aller voir dans Pall-Mall le Jour du Derby, et, si l'on en a deux, d'entrer à Hay-Market pour étudier la dernière peinture du maître, la Station du chemin de fer. Il est bien évident que l'art grandiose demeure étranger à tout ceci; la muse antique n'a pas chuchoté le mot sacré à l'oreille profane de M. Frith; il n'y a dans ses tableaux, qui se développent comme de longues frises, que des élégantes avec leurs somptueuses crinolines, des enfants souriant sous leurs chapeaux à grandes plumes, d'honnêtes gentlemen en paletot; à côté de ce monde heureux, qui respire au bord de la mer, qui assiste aux fêtes du Derby ou qui va monter en wagon de première classe, s'agite tout un personnel de mendiants, de saltimbanques, de domestiques, de jockeys; c'est, en un mot, la vie moderne dans son fourmillement bariolé, multiple, infini. Mais les tableaux de M. Frith n'ont pas seulement la vérité pittoresque du costume; il y a autre chose chez lui que de la soie et des haillons, il y a la vérité morale, la physionomie à la fois actuelle et permanente de tout un peuple. J'ajouterai que, au point de vue de la composition, M. Frith a une remarquable science du groupe éparpillé, et que, comme peintre, il peut mettre au service de sa fantaisie le pinceau d'un virtuose résolu, fin et vibrant.

M. James Clarke Hook, dont l'accent n'est pas original au même

« PreviousContinue »