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savoir qu'il existe. En revanche, il soutient doctement que l'ordre dorique est impropre à la construction des temples, que les anciens l'ont ainsi reconnu. Les anciens! qu'entend-il par là ? Le voilà donc qui rejette Ictinus par delà les anciens, dans les temps à demi barbares! Les anciens, pour Vitruve, ce sont les Grecs d'Alexandrie, les architectes des Ptolémées! Il place l'âge d'or en pleine décadence. Or, c'est lui, notez bien, c'est lui seul qui a fait notre éducation; les secrets du grand art de bâtir ne nous sont venus que par lui. De là notre tardive intelligence de l'antiquité véritable, de l'antiquité grecque. »

C'est à nous maintenant de prouver par l'analyse des faits, par leur évidence, combien sont justes ces nobles paroles. Si nous comparons l'ordre dorique grec à celui que nos modernes ont hérité de Vitruve et des Romains, nous verrons que l'art et la construction, d'abord étroitement liés, peu à peu se séparent, que l'expression des formes s'altère et que le sens de l'exemplaire original disparaît dans la version de l'imitateur. Et d'abord, la colonne grecque de l'ordre dorique est sans base, et elle accuse une solidité inébranlable par son implantation dans les entrailles du sol. Que fait le Romain? Que font nos modernes? Ils ajoutent une base à la colonne, et cette base, qu'il faudrait au moins laisser ronde, ils la font reposer sur une plinthe carrée dont les angles offensent le regard autant qu'ils blessent les pieds du passant, et qui est elle-même, on ne sait pourquoi, hissée sur un piédestal. A l'idée d'implantation succède l'image d'une cale qui serait mise sous la colonne pour l'empêcher de s'enfoncer en terre, de façon qu'au lieu de surgir comme un arbre, la colonne avec sa plinthe ressemble à un étai qui serait placé après coup pour soutenir un édifice ébranlé. Nous avons vu avec quel mélange de grâce et d'énergie le chapiteau dorique représentait une ligature répétée, et comment l'échine répondait, par sa courbe brusquement terminée en ligne droite, à l'hypothèse d'une pression égale sur toute la surface du chapiteau. Eh bien, les Romains dénaturent chacune de ces formes; les fines rainures qui serraient le haut du fût sont remplacées par une astragale très-saillante et au profil rond, qui représente un anneau lâche. Les secondes rainures, celles qui marquent la gorge du chapiteau et qu'on nomme annelets, au lieu d'être curieusement fouillées et profilées à facettes, ne sont plus que des entailles à angles droits. La courbe de l'échine, cette courbe indéfinissable, mais si élégante en sa fermeté, fait place à une forme boudinée, à un contour purement géométrique, sans art et sans grâce, qu'on appelle le quart de rond! Le tailloir simple du chapiteau grec, ce tailloir qui s'annonçait par une bande de lumière et qui accusait si nettement sa fonction, le Romain y traîne un filet ou une

moulure qui affaiblissent l'image en la divisant... Viennent ensuite les architectes de la Renaissance, qui, oubliant le vrai caractère de l'ordre, se plaisent à enjoliver leur quart de rond en y taillant des oves, et leur gorgerin en y figurant un ornement déplacé, des roses. Et Vignole transforme en règles ces faux exemples, et cela fait loi dans nos écoles!

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Mais l'entablement est bientôt aussi défiguré que la colonne. Les Grecs avaient donné à la hauteur de l'architrave plus que le demi-diamètre de la colonne (un tiers en sus environ); les Romains, méconnaissant la signification de l'ordre dorique, la force, ont réduit l'architrave jusqu'à lui donner seulement la proportion d'un demi-diamètre, comme d'ailleurs Vitruve le prescrit. Ainsi la maitresse-poutre est devenue, dans le plus solide des trois ordres, moins forte en réalité et en apparence que ce qu'elle porte au lieu d'avoir une hauteur égale à celle du triglyphe, elle n'est pas plus haute que le triglyphe n'est large, et l'axiome que le fort doit porter le faible se trouve renversé!

Arrivé à la frise, l'artiste romain continue ses altérations. Le triglyphe, qui était chez les Grecs à l'aplomb de l'architrave, il le place, lui, en surplomb, et il se croit alors obligé de figurer sous chaque triglyphe une sorte de petite base en ressaut. De cette manière, la bandelette simple et lisse, qui distinguait l'architrave de la frise en formant une horizontale continue et bien prononcée, se trouve interrompue par

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les saillies que font les bases des triglyphes et par les petites ombres qu'elles projettent... Ce n'est pas tout les Grecs, ayant serré l'entrecolonnement aux angles de l'édifice, avaient été conduits à placer le dernier triglyphe, non pas au droit de la dernière colonne, mais au tranchant de la frise, et cela pour les vives raisons que nous avons plus haut déduites. Les Romains, comme l'enseignent Vitruve et nos architectes modernes, ont terminé la frise par une demi-métope, parce qu'ils ont fait le dernier entre-colonnement égal aux autres. Ils ont commis de la sorte une double faute en compromettant la solidité réelle et apparente, qui veut des colonnes moins espacées dans chaque retour d'équerre, et en montrant une métope pliée en deux, c'est-à-dire un membre faible et en retraite, là justement où était représenté jadis un point d'appui énergique et en saillie.

On le voit clairement, la notion de l'art grec nous a été transmise telle que Vitruve la possédait, c'est-à-dire sensiblement faussée et corrompue. Si les écrits d'Ictinus et de Carpion sur le temple dorique de Minerve, le Parthénon, étaient arrivés jusqu'à nous, l'architecture grecque nous eût été connue dans toute sa pureté. Aujourd'hui, du moins, elle nous est révélée par ses monuments eux-mêmes, elle y vit, elle y parle. Et quelle différence entre le dorique romain et le dorique grec; entre cet art lourd, timide, sans moelle et sans caractère, dont les roides préceptes se sont perpétués dans nos écoles, et cet art dorien, si robuste, si vivant et si fier, qui, des rives de la Grande-Grèce à l'Acropole d'Athènes, se montre maintenant ruiné, mais auguste, à nos yeux dessillés, étonnés! Encore une fois, cet art que nous avions cru enchaîné, immuable, inflexible, il nous apparaît au contraire libre et hardi, malgré son respect pour certaines lois éternelles. Jamais il n'est esclave de la symétrie; jamais il n'est rivé à une formule. S'il obéit toujours à de grands principes, il n'est pas gêné du moins par de petites règles. Souvent il emploie les artifices les plus délicats pour arriver à l'expression de la vérité. Aussi le voyons-nous se modifier peu à peu sous l'influence du génie athénien qui vient modérer, en y mêlant avec mesure un sentiment de grâce, le laconisme farouche de l'ordre dorique primitif.

Elles sont visibles, ces transformations, dans les divers temples de l'ordre dorique qui nous ont été conservés ou dont la restitution est facile. Ainsi se vérifie ce que nous disions des trois ordres, que chacun d'eux présente des variantes en plus ou en moins, selon qu'il s'éloigne ou se rapproche de son origine. Les colonnes tendent à devenir plus élancées et les entablements moins massifs; l'ordre acquiert par degrés toute l'élévation compatible avec la solidité et l'énergie.

A la première période du dorique appartiennent le temple de Corinthe dont les colonnes, les plus courtes que l'on connaisse, n'ont pas même neuf demi-diamètres de hauteur, et le grand temple de Neptune à Pœstum, dont la rudesse a quelque chose de terrible encore et de sauvage, et dont les colonnes, hautes de cinq diamètres, sont courtes et fortes; elles ont un renflement insensible, mais une diminution très-prononcée; les cannelures sont à vive arête. L'étroitesse des entre-colonnements imprime à l'ordonnance, selon le mot des anciens, cette âpreté, dont la belle expression, asperitas, s'est conservée dans le latin de Vitruve. L'architrave est épaisse, le triglyphe puissant, la métope lisse, et l'absence de tout ornement sculptural est une austérité de plus. Au temple d'Égine, la colonne s'allonge; elle dépasse la hauteur de cinq diamètres, et le monument s'enrichit au fronton de sculptures roides, aux plis compassés, qui rappellent la symétrie architectonique. Au temple de Thésée, à Athènes, la colonne a onze modules, c'est-à-dire onze demi-diamètres. Au Parthénon, elle a un peu moins de six diamètres. Mais quelle marge laissée à la liberté du génie, entre les supports trapus de Corinthe et les sveltes colonnes des Propylées d'Athènes et du Parthénon!

Ici l'ordre dorique est à son apogée. Une intention de grâce se mêle à la force et se fond dans le caractère dominant, qui est la majesté. Un temple élevé à la grande déesse, par le peuple le plus élégant de la terre, devait offrir ce tempérament de sévérité et de douceur, si convenable à la demeure d'une vierge armée, pudique et fière. Aussi tout ce

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que l'ordre dorique comporte de délicatesse y est ajouté par l'atticisme d'Ictinus et de Phidias. La rudesse primitive a fait place à des raffinements inconnus. Dans le grand temple de Postum, par exemple, l'ar

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