Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small][merged small][merged small][merged small]

pauvre d'effet, et, quoiqu'on y puisse louer un certain sentiment poétique, elle est à des distances infinies de celle de Guaspre, à laquelle on l'a quelquefois comparée.

J'imagine d'ailleurs que les procédés de Wilson ne furent pas du goût de tout le monde. Son succès fut évidemment contrarié par celui de Gainsborough qui, sans songer à l'Italie qu'il ignorait, peignait à la même époque les vues des cottages et les intérieurs de forêts de son pays dans un sentiment large et libre qui faisait de lui un disciple attardé des Flamands. Wilson vieilli put assister aussi aux débuts de J.-C. Ibbetson, que West appelait le Berghem anglais, et d'Alexandre Nasmyth qui, dans une manière parfois un peu petite, voulut rester fidèle à la nature et préféra toujours aux douleurs de la Niobé antique l'humble spectacle d'une paysanne gardant une vache dans un pré.

Le même goût pour les réalités agrestes, mais un goût servi cette fois par un vrai talent de peintre, distingue un paysagiste de cette époque, John Crome (Norwich, 1769-1821). On peut le regarder comme un des plus hardis initiateurs de l'école moderne; il est assez peu connu cependant, ayant passé sa vie dans sa province, loin de l'Académie, plus loin encore des journaux. L'exposition de Londres fera une renommée tardive à ce naïf amant des solitudes. Les tableaux de Crome sont d'une simplicité parfaite; nulle trace de composition, nul effort d'arrangement. Mais que les sites sont donc bien choisis, et qu'ils sont bien peints! Le paysage prêté par mistress Ellison représente un groupe d'arbres aux riches feuillages, aux branches emmêlées; à l'ombre sont deux petits ânes; au second plan, on voit passer une charrette; le tableau se complète par quelques saules au feuillage gris, et s'égaye, dans les fonds, par des verdures pâles et des terrains ensoleillés à la manière de Hobbéma. Tout cela est plein d'unité et de force. Le paysage que possède M. Yetts n'est guère moins remarquable, bien qu'il soit d'un genre tout différent. Ici l'artiste s'est contenté de dérouler sous nos yeux une plaine infinie; quelques fleurs sauvages accidentent les devants, et puis il n'y a plus que de l'herbe verte, des horizons tranquilles, et au-dessus un beau ciel lumineux. Mais le chef-d'œuvre de Crome, c'est le Grand chêne (à M. R.-B. Scott). Le premier plan est occupé par une eau dormante où fleurissent quelques nénufars; un peu plus loin s'élève un chêne gigantesque, débris mutilé, mais toujours robuste, des forêts des âges primitifs. L'arbre est malade; déjà des branches mortes se mêlent à ses branches vives, ce qui, pour le coloriste, se résume en une opposition puissante de tons verts et de tons roux. Au pied du chêne est couché un enfant avec un chien, et vous avez deviné que ce petit dormeur n'est pas là sans cause;

en effet, il est vêtu de jaune et de rouge, et il forme ainsi, dans l'harmonie générale, la note vive et chantante. Mais Crome n'est pas seulement un coloriste; il a dessiné les branches de son chêne avec une précision rigoureuse; on sait en effet que la vérité était un de ses rêves, et qu'il avait étudié longtemps l'anatomie de la feuille et l'attitude du brin d'herbe... Ainsi John Crome peignait déjà comme Théodore Rousseau, comme Jules Dupré, au moment où la France en était encore au maigre régime de Valenciennes et de Bidault.

La révolution commencée par Crome fut achevée par John Constable (1776-1837). Peu d'artistes ont autant que lui étudié, et, on peut le dire, adoré la nature. Les prairies du Suffolkshire (car il était du pays de Gainsborough) et les environs de Hampstead, où il alla se fixer plus tard, furent pour Constable l'objet d'un culte sans fin et sans mesure. «< Tant qu'il me restera la force de tenir un pinceau, disait-il, je peindrai les sentiers verts, les buissons, le vieil arbre penché au bord du chemin. » Et il a tenu parole. Son œuvre, à la fois patiente et brusque, exhale une vitalité exubérante; ses eaux coulent, son herbe pousse, ses ciels sont tour à tour chargés de vraie pluie ou inondés d'un véritable soleil. Je touche ici au point délicat, au défaut de ce maître charmant et vénérable. Il a si bien le respect de la vie universelle, qu'il ignore un peu l'art des sacrifices, et que ses tableaux, pétillants et détaillés depuis le premier plan jusqu'à l'extrême horizon, sont trop intéressants, trop curieux pour le spectateur. Assurément la nature est infiniment variée; une touffe d'herbe est un monde, mais la nature reste simple même au milieu de ses complications changeantes. La simplicité manque tout à fait à Constable; son procédé, qui accumule les unes à côté des autres les touches heurtées et vibrantes, est un peu celui du mosaïste qui dispose au gré de son caprice les verroteries et les pierres colorées. L'effet général est scintillant, étrange et d'une séduction qui monte au cerveau1.

L'exposition de Kensington-Palace nous montre douze peintures de Constable, et elles ont été choisies parmi les plus chatoyantes. La Cathédrale de Salisbury, que nous reproduisons ici, l'Ecluse, dont on trouvera la gravure au commencement de notre travail, la Charrette de foin, l'Inauguration du pont de Waterloo, sont des œuvres qui, au mérite de la singularité, ajoutent des qualités de couleur, de sentiment et d'exécution qui appartiennent en propre à Constable. Les ciels y sont particulièrement superbes et d'un grand effet décoratif. Le point de

1. On trouvera quelques pages heureuses sur Constable dans le livre de M. Léonce de Pesquidoux, l'École anglaise (4858).

départ de ce hardi pinceau, c'est évidemment la nature; Constable l'a aimée avec tout son cœur, il l'a admirablement comprise, mais il a développé à outrance les éléments de coloration et de lumière qu'elle contient. Ruysdaël pourrait peut-être discuter le résultat qu'il a obtenu, et Corot s'en étonnerait à coup sûr. Mais quel artiste, quel poëte ne demeurerait saisi de respect devant une œuvre où surabonde à ce degré le sentiment de la vie?

L'école anglaise seule pouvait produire un peintre tel que John Constable. C'est qu'en effet le génie britannique, qu'on est accoutumé à regarder comme essentiellement méthodique et formaliste, se prête au contraire à toutes les audaces, à toutes les excentricités. Que si, par aventure, un Constable s'était manifesté en France, l'indignation publique en aurait fait promptement justice, et l'artiste méconnu, moqué, proscrit, n'aurait eu d'autre ressource que de se brûler la cervelle, ou de rentrer dans l'orthodoxie. Les choses se passent tout autrement à Londres. Constable a eu sans doute des commencements difficiles; mais tous les intelligents, et ceux-là même qui auraient dû, ce semble, lui être le plus contraires, West par exemple et Fuseli, lui vinrent en aide et l'encouragèrent. L'Académie royale tint à honneur de lui ouvrir ses rangs, et Constable y a même professé la peinture. Et quel théoricien lumineux et solide, quel observateur profond il y avait dans ce paysagiste! Ses conférences, pieusement recueillies et publiées par son ami Charles Leslie, sont des modèles de sagacité, de bon goût et aussi de passion. La nature n'a pas eu de plus ardent commentateur et de plus tendre confident que John Constable.

William Turner, qui partagea le succès du peintre de la Cathédrale de Salisbury, et qui réussit plus bruyamment, a moins bien compris l'intimité de la nature que ses splendeurs et sa magie. Il avait à peu près le même âge que Constable, étant né en 1775, mais il a prolongé sa vie jusqu'en 1851, et nous aurions pu le connaître et savoir ainsi, de lui-même, le secret de son long rêve. Car Turner est avant tout un rêveur. Pendant la première partie de sa carrière, il demeure fidèle à la tradition, il a un idéal Claude Lorrain. Les tableaux qu'il a peints à cette époque sont véritablement fort beaux; ses compositions sont grandioses, et en même temps elles sont simples; une lumière pleine d'unité et de transparence jette son rayonnement ou son voile vaporeux sur ses vastes perspectives. Une variété infinie préside à ses conceptions. Ici, c'est un paysage arcadien où figurent des personnages mythologiques, Mercure et Hersé, Didon construisant Carthage, la Sybille donnant au fils d'Anchise le rameau sacré. Là, c'est une marine, comme le Port de Calais ou les Rochers de Hastings, spectacle cher à des peintres qui savent mieux que

nous manœuvrer un navire, et profiter du vent pour déployer la voile. En cette première phase de son talent, Turner se souvient de Claude, de Cuyp quelquefois, et il peint en grand artiste les ciels dorés, les crépuscules attiédis, les sérénités de la mer ou ses fureurs. Mais qu'il fasse alors des paysages ou des marines, il est pur, il est sérieux, il est sain.

A cette période de sagesse inspirée et de loyale étude, succéda bientôt pour Turner un temps difficile. Son esprit, je veux le croire, resta entier et solide, mais son œil, désormais troublé, eut des visions étranges. Dès sa première jeunesse, Turner avait étudié et aimé la lumière; il s'avisa de l'analyser, oubliant qu'un paysagiste doit accepter le rayon tel que le ciel le projette sur les objets, et qu'il est chanceux pour lui de faire passer au travers d'un prisme et de décomposer ce qui doit rester un. Turner eut cette curiosité, et son œil ayant pris dès lors des habitudes mauvaises, il vit la nature éclairée en bleu, en rouge, en vert, en violet, et tout cela avec la plus complète bonne foi, la sincérité la plus entière. Conçus sous cette préoccupation presque exclusive, les derniers tableaux de Turner appartiennent bien plus au domaine de la singularité que de la peinture; le dessin n'existe plus, la pensée est absente, ce sont de flamboyantes aurores dans des pays chimériques, ou des crépuscules incendiés dans les régions de l'impossible. Ici Turner nous échappe; si grande que soit notre bonne volonté pour le comprendre, notre raison a peine à suivre sa fantaisie enivrée. Qui racontera jamais les évolutions mystérieuses de ce puissant artiste qui, endormi un soir sous un ciel doré comme ceux de Claude, se réveilla visionnaire?

Nous suspendrons ici, pour aujourd'hui, notre revue historique des œuvres des peintres anglais. L'exposition du palais de Kensington nous a permis de suivre le mouvement de l'école, depuis Hogarth jusqu'à nos jours. Nous avons pu saluer en passant des portraitistes comme Reynolds, Gainsborough et Lawrence, des peintres de genre comme Wilkie, des paysagistes comme Constable et Turner. Nous n'avons pas perdu notre journée. Il nous reste à dire ce qu'ont été, ce que sont aujourd'hui les successeurs de ces maîtres. Certes, nous serions heureux que la période contemporaine nous révélât des coloristes aussi puissants, des observateurs aussi incisifs; il n'est pas vraisemblable que cette bonne fortune nous soit promise... Qui sait cependant si l'étude qui nous reste à faire ne nous garde pas plus d'une surprise heureuse?

(La fin prochainement.)

PAUL MANTZ.

« PreviousContinue »