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près de sept cents planches, une partie de son œuvre n'a pas été reproduite. Et ce grand travailleur trouvait encore le temps de présider l'Académie, de voyager, d'enseigner et d'écrire !

Nous avons au palais de Kensington d'excellents spécimens du talent de Reynolds en ses diverses manières. La Nelly O'Brien, de la collection de lord Hertford, n'est pas là, et il nous manque aussi la Famille Braddyl, Lady Frances Cole, la Jeune Fille dessinant, et tant d'autres œuvres significatives que Manchester nous a montrées jadis pour notre édification éternelle. Mais l'exposition suffit à faire apprécier à ceux qui l'ignorent le génie de cet artiste aux aspirations compliquées. Et d'abord, lorsque nous avons écrit plus haut que Reynolds est essentiellement pittoresque, cela ne veut pas dire qu'il soit tout à fait dépourvu de noblesse. Il pose au contraire son personnage tantôt avec une fierté souveraine, tantôt avec une grâce exquise, et sous ce rapport il n'est au-dessous ni de Vélasquez, ni de Van Dyck. Et quelle fantaisie dans l'arrangement de ses modèles! Lady Galway, une mère jeune et rieuse, traverse le jardin en portant son enfant sur son dos; Ketty Fischer a pris le costume de Cléopâtre, et, pleine d'une langueur charmante, elle va, comme elle, faire fondre la perle dans une coupe d'or. Quel tableau que le portrait de la Duchesse de Devonshire (Georgiana Spencer), jouant avec sa petite fille ! L'aimable femme est en négligé : elle porte une robe noire, un fichu blanc, une coiffure poudrée, et sa tête se détache sur un rideau d'un rouge savamment assourdi; assise auprès de son enfant, elle fait mine de le vouloir battre, mais si gentiment que le baby répond par un sourire à la douce menace, sachant bien qu'elle va s'achever par une caresse. La petite fille est vêtue de blanc, et son frais visage abonde en lumineuses transparences, à la façon de Rubens. Rien de plus charmant que ce groupe où l'aristocratie de la femme de cour s'allie à la tendresse de la mère.

La spirituelle eau-forte que M. Flameng a gravée pour illustrer notre article donnera à nos lecteurs une idée de la fantaisie que Reynolds apporte à la composition de ses portraits. La petite princesse SophieMathilde a du sang royal dans les veines; mais, oublieuse de ses grandeurs, elle est à demi couchée sur le gazon, et elle tient familièrement par le cou son camarade préféré, un beau griffon qui se laisse torturer avec complaisance. Une robe blanche nouée d'une ceinture rose, un bonnet de mousseline, composent la parure de la jeune princesse; le costume est frais, mais le teint de l'enfant l'est davantage encore, et ces joues en fleur, ces yeux d'un bleu tendre font naître aux lèvres des mères un sourire et un baiser.

Mais c'est surtout le peintre qu'il faut admirer dans Reynolds. Son pinceau, robuste et sûr, se promène avec une fierté suprême sur la toile qu'il couvre des couleurs les plus savamment opposées ou les plus délicatement rompues. Pour laisser au personnage représenté toute son importance, l'artiste néglige volontiers les accessoires, et il détache ses figures lumineuses sur des fonds vagues, intérieurs d'appartements aux perspectives estompées ou paysages chaudement remplis de feuillages roux. Quelquefois le modèle se silhouette sur un ciel d'orage d'une merveilleuse intensité de ton. Ces fonds-là sont un peu chimériques, mais Reynolds n'a nullement la prétention d'être un réaliste, et, comme tous les coloristes de race pure, il se préoccupe bien moins de l'exactitude des localités que de la grande harmonie de l'ensemble. Combien il y a à apprendre d'ailleurs dans la fréquentation d'un pareil maître! Que de hardiesse dans ce portrait du Marquis de Hastings, où les rouges vifs de l'habit et les blancs de la culotte éclatent si joyeusement pour l'œil charmé! Car Reynolds - on ne l'a pas assez remarqué triomphe dans les blancs. Les portraits de Lady Elisabeth Foster et celui de la petite Pénélope Boothby, assise dans un jardin, montrent des blancheurs dorées dont Giorgione serait amoureux, dont Titien serait jaloux. — Quelquefois, Reynolds, oubliant Venise, songe à la Hollande, et il s'essaye à lutter contre Rembrandt. L'Ecolier, qui appartient au comte de Warwick, est le portrait d'un enfant qui, sauf le visage où brille le plus vif rayon, est conçu dans la gamme brune et noyé dans une tonalité tout à fait rembranesque. Il en est de même du grand portrait de Miss Siddons en muse de la Tragédie, réplique, affaiblie selon moi, du tableau que possède le marquis de Westminster, et qui a été si vigoureusement gravé par Haward. Enfin, dans son changeant caprice, Reynolds s'est complu, un jour, à pasticher Van Dyck: il y a réussi, avec un incroyable bonheur, dans le grand portrait du Vicomte Althorp qui, vêtu comme un personnage de la cour de Charles Ier, détache sur un fond de paysage vaporeux une silhouette d'une suprême élégance.

Reynolds trouva un rival des plus redoutables dans Thomas Gainsborough, qui, né à Sudbury en 1727 et mort en 1788, n'avait guère que quatre ans de moins que lui. Ces deux maîtres se développèrent en même temps, ils exercèrent l'un sur l'autre une influence inavouée; et s'ils ne se ressemblent pas davantage, c'est que les Anglais apportent à la conservation de leur génie individuel une admirable persistance. Reynolds est un esprit d'une vigueur rare, une volonté toujours armée, toujours en lutte avec l'impossible; Gainsborough, que plusieurs préféreront peutêtre, est une âme tendre, un cœur ardent, mais voilé. Quoiqu'il ait eu,

dit-on, pour maîtres Francis Hayman et notre Gravelot, sa véritable institutrice fut la nature. Il eut un vif sentiment du paysage, qui manqua à Reynolds; il adorait la musique, et l'amour car ce paysan eut la naïveté d'aimer sa femme- tint une grande place dans sa vie. Gainsborough a connu les maîtres, il a copié Rembrandt et Van Dyck; mais il n'a jamais quitté l'Angleterre, et, sans avoir moins de charme, son œuvre a plus d'unité que celle de Reynolds. Le président de l'Académie royale, théoricien exercé, professeur émérite, savait raisonner ses enthousiasmes. Gainsborough, le sauvage enfant des prairies du Suffolkshire, se contentait d'éprouver ses émotions sans trop pouvoir en rendre compte. Il n'a montré que dans son œuvre les délicatesses de son exquise

nature.

Les organisateurs de l'exposition n'ont pas manqué d'emprunter au marquis de Westminster une des plus belles peintures de Gainsborough, The blue Boy (l'Enfant bleu). Ce portrait fameux a toute une histoire. Reynolds avait, raconte-t-on, émis la pensée que la prédominance du bleu ne saurait produire, dans un tableau, un heureux effet de couleur. Il faudrait savoir comment et avec quelles réserves le grand peintre a formulé cette opinion, car nier d'une manière absolue la légitimité du bleu, ce serait faire injure à la mer, ce serait discuter le ciel. Reynolds n'aimait ni les tons froids, ni les tons crus, et il a voulu sans doute blâmer l'emploi irraisonné de ce bleu implacable dont se servent quelques barbares. Quoi qu'il en soit, Gainsborough releva le mot, et ayant eu, peu après, l'occasion de faire le portrait d'un jeune adolescent, master Buttall, il se complut à l'habiller complétement de satin bleu, Mais, pour un coloriste de cette trempe, le problème n'offrait pas l'apparence d'une difficulté. Gainsborough a choisi un bleu assez intense, et il en a, en mille endroits, rompu la motononie par des reflets chatoyants, des rehauts de lumière ou des ombres vigoureuses. En outre, devinant par avance Chevreul et la théorie des couleurs complémentaires, il a placé son personnage dans un paysage où dominent les tons roux, de telle sorte que, les deux valeurs étant égales, il règne dans le tableau un équilibre parfait, une harmonie de contraste de la plus puissante qualité. Quel charmant portrait d'ailleurs! Master Buttall, debout dans la campagne, la main gauche appuyée sur la hanche, la main droite laissant pendre jusqu'à terre un chapeau à grandes plumes, regarde fixement le spectateur avec de beaux yeux pleins d'intelligence et de vie. Il a cette grâce qui s'ignore, et cette simplicité d'attitude qui ressemble à la grandeur. Van Dyck et Watteau se mêlent dans cette peinture, très-voulue comme résultat, très-spontanée comme inspiration. N'eût-il produit que

ce chef-d'œuvre, Gainsborough aurait le droit d'inscrire son nom parmi ceux des vrais peintres

Il est fâcheux pour la renommée du maître qu'on n'ait pas songé à placer à côté de l'Enfant bleu le portrait de cette délicieuse jeune femme qui lui tenait compagnie à Manchester, Mistress Graham. Mais les lecteurs de la Gazette des Beaux-Arts savent déjà, par la fine gravure de M. Flameng, ce qu'était cette enchanteresse, dont le sourire a troublé si profondément les critiques de 1857 que, même après des années, ils se sentent encore sous le charme. Il est certain que Gainsborough excelle à peindre les femmes; les portraits de Nancy Parsons, de Lady de Dunstanville, ceux de Mesdames Sheridan et Tickell, sans nous consoler de l'absence de mistress Graham, suffisent pourtant pour nous dire à quel point Gainsborough est poëte. La tête pâle de Nancy Parsons se détache sur un fond un peu noir; mais les carnations sont d'une délicatesse extrême, et la lumière modèle les formes avec une distinction exquise. Le portrait de lady de Dunstanville est ce que les Anglais appellent a knee-piece, c'est-à-dire un portrait jusqu'aux genoux. Assise dans un paysage, la gracieuse lady porte une robe de satin jaune sur une jupe bleue, et, comme mistress Graham, elle tient à la main une plume blanche. Sa tête, douce et fine, s'abrite sous un grand chapeau. C'est une peinture romanesque et pleine de mystère. Gainsborough apporte toujours beaucoup de fantaisie dans la manière de poser ses élégants modèles, et, sans cesser d'être exact, il corrige avec un goût merveilleux ce que les modes de son temps pouvaient avoir d'excessif. Une œuvre du sentiment le plus pénétrant est le double portrait où Gainsborough a réuni deux amies, mesdames Sheridan et Tickell. Le tableau, car c'en est un, a pour fond les vagues feuillages d'un jardin touffu. L'une des deux compagnes, debout, en satin bleu très-éteint, appuie négligemment son bras sur l'épaule de son amie qui, assise sur un tertre de gazon, tient sur ses genoux un cahier de musique entr'ouvert. Celle-ci porte une robe d'un satin jaunâtre, car Gainsborough connaît décidément son métier de coloriste. Ce charmant groupe se détache sur un fond formé de branchages roux et verts extrêmement rompus. Mais qui dira la poésie qui se dégage de ce couple tranquille? Une des jeunes femmes, celle qui est vêtue de bleu, attache sur vous des yeux profonds; un monde de tendresse mélancolique, un infini de tristesse aimante est dans ce vague regard... « O femme que j'aurais aimée! » dirait Michelet.

Mais Gainsborough n'est pas seulement un portraitiste d'un mérite exceptionnel : touché plus qu'on ne saurait dire des scènes rustiques qu'il avait vues en son enfance, il a peint de délicieuses paysanneries et de

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