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mais parce qu'elley trouve son compte, la dominatrice des mers. Enfin, même dans la vieille Angleterre, the old England, le fils robuste du Saxon, le fils élancé du Normand, ne sont-ils pas toujours distincts? Si vous ne rencontrez plus le premier courant les bois avec l'arc de Robin-Hood, vous le trouverez brisant les machines ou sabré à Manchester par la Yeomanry.

Sans doute l'héroïsme anglais devait commencer la liberté moderne. En tout pays, c'est d'abord par l'aristocratie, par l'héroïsme, par l'ivresse du moi humain, que l'homme s'affranchit de l'autorité. Les aristocraties guerrières et iconoclastes de la Perse et de Rome apparaissent comme un véritable protestantisme après l'Inde et l'Étrurie. Ainsi commence en ce monde ce que le sacerdoce appelle l'esprit du mal, Satan, Ahriman, le principe critique et négatif, celui qui dit toujours: Non. Quand l'aristocratie guerrière a commencé par l'orgueil de la force la révolte du genre humain, l'œuvre se continue par l'orgueil du raisonnement individuel, par le génie dialectique.

Celui-ci sort vite de l'aristocratie; il descend dans la masse; il appartient à tous. Mais nulle part il ne prénd plus de force que dans les pays déjà nivelés par le sacerdoce et la monarchie.

Ainsi s'est révélé au bout de l'Occident ce mystère que le monde avait ignoré : l'héroïsme n'est pas encore la liberté. Le peuple héroïque de l'Europe est l'Angleterre, le peuple libre est la France. Dans l'Angleterre, dominés par l'élément germanique et féodal, triomphent le vieil héroïsme barbare, l'aristocratie, la liberté par privilége. La liberté sans l'égalité, la liberté injuste et impie n'est autre chose que l'insociabilité dans la société même. La France veut la liberté dans l'égalité, ce qui est précisément le génie social. La liberté de la France est juste et sainte. Elle mérite de commencer celle du monde, et de grouper pour la première fois tous les peuples dans une

1 Est-il besoin de dire qu'il s'agit de l'égalité des droits, ou plutôt de l'égalité des moyens d'arriver aux lumières et à l'exercice des droits politiques qui doit y être attaché.

unité véritable d'intelligence et de volonté. L'égalité dans la liberté, cet idéal dont nous devons approcher de plus en plus sans jamais y toucher, devait être atteinte de plus près par le plus mixte des peuples, par celui en qui les fatalités opposées de races et de climats se seraient le mieux neutralisées l'une par l'autre ; par un peuple fait pour l'action, mais non pour la conquête; par un peuple qui voulût l'égalité pour lui et pour le genre humain. Il fallait que ce peuple eût en même temps le génie du morcellement et celui de la centralisation; la substitution des départemens aux provinces explique ma pensée. La révolution française, matérialiste en apparence dans sa division départementale qui nomme les contrées par les fleuves, n'en efface pas moins les nationalités de provinces qui, jusque-là, perpétuaient les fatalités locales au nom de la liberté.

Il fallait que ce génie contradictoire en apparence du morcellement et de la centralisation se reproduisît dans notre langue, qu'elle

fût éminemment propre à analyser, à résumer les idées. Cette double puissance constitue le génie aristotélique, qui met en poussière les aggrégations naturelles et fatales, et tire de cette poussière des aggrégations artificielles. qui forment peu à peu le patrimoine de la raison humaine; patrimoine légitime que la liberté a gagné à la sueur de son front.

Toutefois, avouons-le, le peuple, le siècle où tombent en même temps l'aristocratie et le sacerdoce, où le vieil ordre de la fatalité s'enfonce et se dissipe dans une poussière tourbillonnante, certes, ce peuple et ce moment ne sont pas ceux de la beauté. Le plus mélangé des peuples, et à une époque où tout se mêle, n'est pas fait pour plaire au premièr aspect.

La France n'est point une race comme l'Allemagne ; c'est une nation. Son origine est le mélange, l'action est sa vie. Tout occupée du présent, du réel, son caractère est vulgaire, prosaïque. L'individu tire sa gloire de sa participation volontaire à l'ensemble; il peut dire,

lui aussi: Je m'appelle légion. Chercherez-vous là la personnalité superbe de l'Anglais, ou le calme, la pureté, le chaste recueillement de l'Allemagne? Demandez donc aussi le gazon de mai à la route poudreuse où la foule a passé tout le jour.

Mélange, action, savoir-faire, tout cela ne se concilie guère, il faut le dire, avec l'idée d'innocence, de dignité individuelle. Ce génie libre et raisonneur dont la mission est la lutte, apparaît sous les formes peu gracieuses de la guerre, de l'industrie, de la critique, de la dialectique. Le rire moqueur, la plus terrible des négations, n'embellit pas les lèvres où il repose. Nous avons grand besoin de la physionomie pour ne pas être un peuple laid. Quoi de plus grimaçant que notre premier regard sur le monde du moyen-âge. Le Gargantua de Rabelais fait frémir à côté de la noble ironie de Cervantès et du gracieux badinage de `l'Arioste.

Je ne sais pourtant si aucun peuple mêlé à la vie, engagé dans l'action autant que la

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