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c'est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome enferme dans ses murs les deux cités, les deux races, étrusque et latine, sacerdotale et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébeïenne; la propriété foncière et la propriété mobilière, la stabilité et le progrès, la nature et la liberté.

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La famille reparaît ici dans la cité; le foyer domestique des Pélasges est rallumé sur l'autel de Vesta. Le dualisme de la Perse est reproduit; mais il a passé des dieux aux hommes, de l'abstraction à la réalité, de la métaphysique religieuse au droit civil. La présence de deux races dans les mêmes murs, l'opposition de leurs intérêts, le besoin d'équilibre, commence cette guerre légale par-devant le juge, dont la forme fait l'objet de la jurisprudence. L'héroïsme guerrier de la Perse et de la Grèce, cette jeune ardeur de combat devient ici plus sage, et consent à n'employer dans la cité d'autre arme que la parole. Dans ce duel verbal, comme dans la guerre des conquêtes, les adversaires sont éternellement le possesseur et le

demandeur. Le premier a pour lui l'autorité, l'ancienneté, la loi écrite; ses pieds posent fortement sur la terre dans laquelle il est enraciné. L'autre, athlète mobile, a pour arme l'interprétation; le temps est de son parti. Et le juge, emporté par le temps, n'aura d'autre travail que de sauver la lettre immobile, en y introduisant l'esprit toujours nouveau. Ainsi la liberté ruse avec la fatalité; ainsi le droit va s'humanisant par l'équivoque.

Rome n'est point un monde exclusif. A l'intérieur, la cité s'ouvre peu à peu aux plébéïens; à l'extérieur, au Latium, à l'Itálie, à toutes les provinces. De même que la famille romaine se recrute par l'adoption, s'étend et se divise par l'émancipation, la cité adopte des citoyens, puis des villes entières sous le nom de municipes, tandis qu'elle se reproduit à l'infini dans ses colonies; sur chaque conquête, elle dépose une jeune Rome qui représente sa métropole.

Ainsi, tandis que la cité grecque, coloni sant, mais n'adoptant jamais, se dispersait et

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devait, à la longue, mourir d'épuisement, Rome gagne et perd avec la régularité d'un organisme vivant; elle aspire, si je l'ose dire, les peuples latins, sabins, étrusques, et, devenus Romains, elle les respire au-dehors dans ses colonies.

Et elle assimila ainsi tout le monde. La barbarie occidentale, Espagne, Bretagne et Gaule, la civilisation orientale, Grèce, Égypte, Asie, Syrie, tout y passa à son tour. Le monde sémitique résistait : Carthage fut anéantie, la Judée dispersée. Tout le reste fut élevé malgré soi à l'uniformité de langues, de droit, de religion; tous devinrent, bon gré, malgré, Italiens, Romains, sénateurs, empereurs. Après les Césars, romains et patriciens, les Flaviens ne sont plus qu'Italiens; les Antonins, Espagnols ou Gaulois; puis, l'Orient réclamant ses droits contre l'Occident, paraissent les empereurs africains et syriens, Septime, Caracalla, Hélagabale, Alexandre-Sévère; enfin les provinciaux du centre, les durs paysans de l'Illyrie, les Aurélien et les Probus, les barbares

même, l'Arabe Philippe et le Goth Maximin. Avant que l'empire soit envahi, la pourpre impériale a été déjà conquise par toutes les

nations.

Cette magnifique adoption des peuples fit long-temps croire aux Romains qu'ils avaient accompli l'œuvre de l'humanité. Capitoli immobile saxum... res romanæ, perituraque regna... Rome se trompa comme Alexandre, elle crut réaliser la cité universelle, éternelle. Et cependant les barbares, les chrétiens, les esclaves, protestaient, chacun à leur manière, que Rome n'était pas la cité du monde, et rompaient diversement cette unité mensongère.

Le monde héroïque de la Grèce et de Rome, laissant les arts de la main aux vaincus, aux esclaves, ne poursuivit pas loin cette victoire de l'homme sur la nature qu'on appelle l'industrie. Les vieilles races industrielles, les Pélasges et d'autres tribus furent asservies, et périrent. Puis, périrent, entre les vainqueurs euxmêmes, les tribus inférieures, achéennes, etc.

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Puis, dans les vainqueurs des vainqueurs Doriens, Ioniens, Romains, les pauvres périrent à leur tour. Celui qui a, aura davantage; celui qui manque, aura toujours moins, si l'industrie ne jette un pont sur l'abîme qui sépare le pauvre et le riche. L'économie fit préférer le travail des esclaves, c'est-à-dire des choses, à celui des hommes; l'économie fit traiter ces choses comme choses ; si elles périssaient, le maître en rachetait à bon marché, et y gagnait encore. Les Syriens, Bythiniens, Thraces, Germains et Gaulois, approvisionnèrent long-temps les terres avides et meurtrières de la Grèce et de l'Italie. Cependant le cancer de l'esclavage gagnait de proche en proche ; et peu à peu, rien ne put le nourrir. Alors la dépopulation commença et prépara la place aux barbares, qui devaient venir bientôt d'euxmêmes aux marchés de Rome, mais libres, mais armés, pour venger leurs aïeux.

Long-temps avant cette dissolution matérielle et définitive de l'empire, une puissante dissolution morale le travaillait au-dedans. La

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