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midi; enfin, ce tourbillon d'îles et de presqu'îles qu'on appelle ici la Grèce, là-bas la seconde Inde. Mais la triste Asie regarde l'Océan, l'infini; elle semble attendre du pôle austral un continent qui n'est pas encore. Les péninsules que l'Europe projette au midi, sont des bras / tendus vers l'Afrique; tandis qu'au nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigoureux, de la Scandinavie et de l'Angleterre. Sa tête! est à la France, ses pieds plongent dans la féconde barbarie de l'Asie. Remarquez sur ce corps admirable les puissantes nervures qui se prolongent des Alpes aux Pyrénées, aux Crapaks, à l'Hémus; et cette imperceptible merveille de la Grèce dans la variété heurtée de ses monts et de ses torrens, de ses caps et ses golfes, dans la multiplicité de ses courbes et de ses angles, si vivement et si spirituellement accentués. Regardez-la en face de la ligne immobile et directe de l'uniforme Égypte ; elle s'agite et scintille sur la carte, vrai symbole de la mobilité dans notre mobile Occident.

L'Europe est une terre libre : l'esclave qui la touche est affranch ce fut le cas pour l'humanité, fugitive de l'Asie. Dans ce monde sévère de l'Occident, la nature ne donne rien d'ellemême; elle impose comme loi nécessaire l'exercice de la liberté. Il fallut bien se serrer contre l'ennemi, et former cette étroite association qu'on appelle la cité.

Ce petit monde, enfermé de murailles, absorba dans son unité artificielle la famille et l'humanité. Il se constitua en une éternelle guerre contre tout ce qui resta dans la vie naturelle de la tribu orientale. Cette forme sous laquelle les Pélasges avaient continué l'Asie en Europe, fut effacée par Athènes et par Rome. Dans cette lutte se caractérisent les trois momens de la Grèce : elle attaque l'Asie dans la guerre de Troie, la repousse à Salamine, la dompte avec Alexandre. Mais elle la dompte bien mieux en elle-même, et dans les murs mêmes de la cité. Elle dompte l'Asie, lorsqu'elle repousse, avec la polygamie, la nature sensuelle qui s'était maintenue en Judée même, et dé

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clare la femme compagne de l'homme. Elle dompte l'Asie, lorsque, réduisant ses idoles gigantesques aux proportions de l'humanité, elle les rend à la fois susceptibles de beauté et de perfectionnement. Les dieux se laissent à regret tirer du ténébreux sanctuaire de l'Inde et de l'Égypte, pour vivre au jour et sur la place publique. Ils descendent de leur majestueux symbolisme et révêtent la pensée vulgaire. Jusque-là ils contenaient l'état dans leur immensité. En Grèce, il leur faut devenir citoyens, quitter l'infini pour adopter un lieu, une patrie, se faire petits pour tenir dans la cité. Ici sont les dieux doriens, là ceux de l'Ionie; ils se classent d'après leurs adorateurs. Mais voyez, en récompense, combien ils profitent dans la société du peuple, comme ils suivent le progrès rapide de l'humanité. La Pallas de l'Iliade est une déesse sanguinaire et farouche, qui se bat avec Mars, et le blesse d'une pierre. Dans l'Odyssée, elle est la voix même de l'ordre et de la sagesse, réclamant pour l'homme auprès du père des dieux.

Et voilà ce qui fit la Grèce belle entre les choses belles. Placée au point intermédiaire où le divin est divin encore et déjà humain, où se dégageant de la nature fatale la fleur de la liberté vient à s'épanouir, la Grèce est restée pour le monde le type du moment de la beauté, de la beauté physique, et encore immobile; l'art grec n'a guère passé la statuaire. Ce moment dans la littérature, c'est Hérodote, Platon et Sophocle; moment court, irréparable, que la sagesse virile du genre humain ne peut regretter, mais qui lui revient toujours en mémoire avec le charme du premier

amour.

Ce petit monde porte dans sa beauté même sa condamnation. Il faut que la beauté passe que la grace du jeune âge fasse place à la maturité, que l'enfant devienne homme. Quand Aristote a précisé, prosaïsé, codifié la science grecque; quand Alexandre a dispersé la Grèce de l'Hellespont à l'Indus, tout est fini. Le fils de Philippe rêvait que le monde était une cité dont sa phalange était la citadelle. La cité

grecque est trop étroite pour que le rêve s'accomplisse; il faut un monde plus large, qui réunisse les caractères de la tribu et de la cité; il faut que les dieux mobiles de la Grèce prennent un caractère plus grave, il faut qu'ils sortent de l'art qui les retient dans la matière, qu'ils s'affranchissent du Destin homérique dans lequel pèse encore sur eux la main de l'Asie; il faut que la femme quitte le gynécée pour être en effet délivrée de la servitude. Sur les ruines du monde grec, dispersé, dévasté, reste son élément indestructible, son atôme, d'après lequel nous le jugerons, comme on classe le cristal brisé par son dernier noyau ; ce noyau, c'est l'individu sous la forme du stoïcisme, ramassé en soi, appuyé sur soi, ne demandant rien aux dieux, ne les accusant point, ne daignant pas même les mier.

Le monde de la Grèce était un pur combat; combat contre l'Asie, combat dans la Grèce elle-même, lutte des Ioniens et des Doriens, de Sparte et d'Athènes. La Grèce a deux cités :

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