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la vérité physiologique, qui seule peut aider à traduire les impressions morales.

Quelque grave que soit cette assertion, il faut qu'elle soit rigoureusement admise, parce que le jeu d'un muscle, d'un nerf, est soumis à une loi immuable, à une habitude qui ne varie jamais et qu'on ne peut affaiblir ou outrer sans faire difforme, non-nature.

Prenons pour exemple la mort de Catherine II. Elle sera agitée d'horribles convulsions, les muscles contractés, le système nerveux dans une exaspération excessive, la face injectée, violacée, les yeux presque sortis de leur orbite, la bouche remplie d'une écume sanglante. Tels sont les caractères physiologiques de la mort de Catherine.

Maintenant, au lieu de ce désordre si pittoresque, qui remue l'âme parce qu'il est vrai, posez cette reine sur un lit de parade; que le corps soit droit, arrangé; que les draperies retombent moelleusement en dessinant ses contours; que la face soit pâle, si vous voulez, parce que la pâleur des mourants est une tradition reçue; mais pas de convulsions, pas de membres contournés; ce serait ignoble, dégoûtant, dirait le peintre malhabile : il faut que la mort soit parée, qu'il y ait des fleurs sur le cadavre, le goût le veut ainsi. Ce peintre nous rappellerait une madame Anne de Pisseleu, assistant à un auto-da-fé de huguenots, et disant à notre aimable François Ier : « Je prendrais volontiers plaisir à cette comédie, n'étoient les plaintes des hérétiques et l'odeur désagréable de leur chair brûlée. » (Citation des Soirées de Walter Scott, du Bibliophile Jacob.) Mais le physiologiste, le vrai peintre, le philosophe, se lèveront avec indignation, et diront: « Lisez l'histoire, cherchez-y la cause de la mort de Catherine, vous y trouverez que celte mort a été le résultat d'une apoplexie foudroyante, et d'une gangrène qui affectait principalement les extrémités inférieures devenues difformes; que ces phénomènes étaient dus à la débauche effrénée, à l'ivresse dans laquelle se plongeait incessamment cette Sémiramis du Nord (ainsi disait naïvement Voltaire), et qu'on la trouva par terre, la bouche remplie d'une écume sanglante, les yeux fixes, comme

si elle eût été frappée par quelque vision extraordinaire. » Ainsi, cette femme que la mort précipita d'une manière si terrible du haut de son trône, vous la représenteriez expirant dans une tranquille agonie, parce que le goût répudie le spectacle de sa fin tragique! Ainsi, ce contraste d'une femme qui gouverna des empires, éleva sa fortune à un degré qui passe presque la perception humaine, qui fut adulée par des souverains et des philosophes, et qui maintenant est là, gisante, presque seule, mourante d'une maladie hideuse.... ce contraste, dis-je, serait perdu pour notre âme!... Et, d'ailleurs, les signes pathologiques extérieurs des affections qui ont tué Catherine, comment les rendrez-vous vrais, imposants comme la nature, si vous n'avez étudié comment ils se manifestent au dedans; partant, au dehors de la machine?

Il en sera de même des passions; rien de plus hideux, par exemple, que l'expression de la fureur et de la haine, et pourtant ira-t-on jusqu'à nier la nécessité de calquer cette expression le plus fidèlement possible? Chez nous, en général, la crainte de l'inconvenance est, dans les arts, ce que la frayeur du ridicule est dans le monde.

J'admets le goût, autrement dit le choix, dans un sujet d'imagination. Si je veux peindre le type des guerriers, des héros, je n'irai pas choisir pour modèle le maréchal de Luxembourg, parce qu'il est bossu. Mais si je suis appelé à reproduire les traits du maréchal, je ne chercherai pas à faire oublier la déviation de sa colonne vertébrale, parce qu'avant tout, il faut qu'un portrait soit fidèle.

Ainsi donc, tout en reconnaissant qu'il y a un type du beau, dont on ne doit jamais s'écarter, alors qu'on invente, nous ne pouvons nier que, dès qu'on retrace un fait historique, toute concession à ce type de beauté conventionnelle doit être éloignée, si elle ne cadre parfaitement avec le sujet que l'on traite; c'est alors que le goût deviendrait fausseté, mensonge : la physiologie est pour l'expression des passions ce que la vérité, l'exactitude des faits est pour l'histoire. Il y a autant de danger à dénaturer l'une que l'autre dans la crainte de violer les convenances.

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Résumons le peintre ne peut traduire le moral que par le physique. Il faut qu'il connaisse ce physique dans tous ses rapports; d'abord, si l'on peut s'exprimer ainsi, le physique extérieur, la charpente, l'enveloppe voilà pour l'anatomie; puis, le physique intérieur, les organes, le sensum: voilà pour la physiologie.

C'est donc ce physique et son influence, que nous nous proposons d'examiner. Nous tâcherons de porter un œil investigateur dans toutes les sensations de l'homme, de rechercher comment naissent et meurent physiquement ses passions, et de quelle manière elles se peignent extérieurement; quels sont leurs signes physiologiques; quels changements, quelles modifications peuvent apporter les climats et les tempéraments dans l'habitude extérieure de l'homme. Enfin nous parcourrons rapidement l'échelle des connaissances qui se lient à l'étude des arts d'imitation; car nous le répétons (et ces théorèmes ressemblent plutôt à des pléonasmes qu'à des axiomes), ce n'est qu'en scrutant profondément les secrets de la Nature, que l'artiste peut arriver à la perfection dans les arts. La peinture vit de formes, de vrai, de positif; il n'y a donc nuances si délicates, observations si minutieuses, qui soient à négliger, car elles peuvent concourir à former un tout imposant et beau, parce qu'il sera vrai.

Nous sommes convenus que la connaissance de l'homme physique et de l'homme moral était indispensable à ceux qui étaient appelés à le retracer, par le moyen des arts d'imitation, dans toutes les phases de sa vie.

Plus que jamais ces études doivent être sérieuses, ces investigations profondes, parce que plus que jamais le siècle veut du positif.

Et c'est ce positif qui a tué l'ancienne poétique.

Dès qu'on a parlé vrai comme l'algèbre, on a voulu avoir une solution de tout; non une solution purement spéculative, variant selon l'intelligence de chacun, se mesurant sur toutes les imaginations, mais une solution exacte, nue, dépouillée du prestige des mots, telle enfin que tout le monde pût l'embrasser d'un coup d'œil, et la rejeter, si elle ne sortait claire, lucide, du

creuset du raisonnement; on n'a plus voulu d'aristocratie d'intelligence. On demande maintenant, avant tout: « Qu'est-ce que cela prouve? » L'époque se peint dans ces quatre mots.

Est-ce un bien, est-ce un mal, que ce besoin d'analyse qui s'étend partout et à tout? N'est-il pas la suite inévitable des grandes commotions sociales qui ont agité notre génération? Ce demi-siècle, si plein de grands événements, n'a-t-il pas dû donner à l'esprit public une allure grave et sévère? Et nous autres jeunes hommes, qui avons vu la chute de Bonaparte; qui, par des traditions encore palpitantes d'intérêt et d'actualité, sommes presque contemporains d'une des plus grandes révolutions qui aient ébranlé l'Europe, nous que nos études, nos mœurs, notre gouvernement portent à des pensers sérieux, pouvons-nous encore sourire aux madrigaux du marquis de Louvois, nous laisser éblouir par les prestiges de la mythologie sainte et profane, ou séduire par la versification sonore de la Henriade?

Ce besoin de positif, autrement dit, cette nécessité d'apprécier tout à sa juste valeur, d'essayer de traduire par nos impressions ordinaires, de ramener dans le cercle de nos habitudes tout ce qui passe notre intelligence, s'est étendu sur toutes les classes, et s'est nécessairement glissé dans les arts d'imitation qui suivent toutes les périodes de l'esprit humain et qui en sont souvent l'expression. Donc cette expression doit être sentie, vraie et profonde.

On objectera peut-être que la peinture ne rend que les effets; mais, pour bien juger les effets, il faut nécessairement remonter aux causes. Encore un axiome si vrai, qu'il ressemble à un pléo

nasme.

Ce sont ces causes que la physiologie philosophique dévoilera à l'artiste, car il y a dans l'homme un autre homme intérieur : c'est le centre cérébral, c'est tout l'organe sensitif.

Cet homme intérieur est doué d'une activité continuelle qui lui est propre, et qui dure autant que la vie. Ce sont les effets de cette activité toute morale, provenant d'un phénomène tout physique, qui s'expriment, se rendent par les mouvements; mais cette activité est encore soumise à l'influence des âges, des sexes, des tempéraments, des maladies, des climats; car il paraît démontré que

les impressions reçues par les parties sensibles sont seules la source de toutes les idées et de tous les mouvements vitaux.

Que si la sensibilité est le dernier terme des phénomènes qui composent ce que nous appelons la vie, et le premier de ceux dans lesquels consistent nos facultés intellectuelles, on déduira cette grande vérité que Loke avait pressentie : que le moral n'est que le physique considéré sous un autre point de vue.

En remontant vers les temps historiques les plus reculés, et l'histoire ne remonte guère que jusqu'à l'établissement des peuples libres dans la Grèce, environ cent cinquante ou deux cents ans avant l'époque où l'on place le siége de Troie, et au delà, ce ne sont que faussetés, ou niaiseries allégoriques; vers ce temps, disonsnous, nous voyons les sages, les médecins, les hommes enfin qui recherchaient la vérité avec ardeur et conscience, surmonter tous les dégoûts, tous les dangers, dont les entouraient la superstition et l'ignorance, pour se livrer à l'étude de l'homme sain et malade, afin d'en tirer des inductions qui pussent diriger leur esprit; car la saine raison ne peut chercher ailleurs que dans la connaissance de l'organisation les bases de la morale.

Ces philosophes observaient les rapports mutuels des hommes entre eux, et l'influence des temps, des lieux, des religions, sur ces mêmes rapports. Pythagore, Démocrite, Hippocrate, Aristote et Epicure fondèrent aussi leurs systèmes rationnels et leurs principes moraux sur la connaissance physique de l'homme. On n'a point les écrits de Pythagore, mais la doctrine de la métempsycose et celle des nombres, prouvent qu'il avait bien observé les éternelles transmutations de la matière et la périodicité constante de toutes les opérations de la Nature. C'est cette école sublime, si niaisement défigurée par la folle imagination d'un peuple enfant, qui jeta des flots de lumière sur la Grèce et sur l'Italie; qui, pendant plusieurs siècles, fournit à ces deux nations des astronomes et des géomètres, et des sages à l'univers.

Plus tard, lorsque les sciences sortirent de l'engourdissement où les avaient jetées le fanatisme et l'ignorance, Bacon et Descartes s'occupèrent d'une manière particulière de la physique animale. Loke, qui a fait faire de si grands pas à la philosophie ra

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