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il fut embrassé par Francesco Antonio Aquilante, vieil avocat attaché à ce tribunal, et qu'il avait eu pour adversaire.

ouvrages. Il eut avec lui, sur la bonne méthode à suivre pour l'enseignement du droit, un entretien dont monseigneur fut si charmé, qu'il l'engagea à diriger ses neveux dans cette étude. Ils habitaient, sous un ciel pur, un château délicieusement situé sur les terres d'un de ses frères, D. Domenico Rocca (passionné pour ce même genre de poésie, et qui fut plus tard pour lui un généreux Mécène) ; il serait traité comme son propre fils, le bon air du pays rétablirait bientôt sa santé, et il aurait tout le loisir nécessaire pour se livrer à ses goûts.

C'est ce qui arriva. Un séjour de neuf années lui permit de terminer en partie ses études, et de pénétrer surtout dans les sources des institutions civiles et religieuses. A l'occasion du droit canonique, il s'engagea dans la discussion du dogme, et se trouva pour ainsi dire dans le cœur de la doctrine catholique, sur les matières de la grâce, guidé précisément par le livre de Richard, théologien de Sorbonne, qu'il avait heureusement apporté de la librairie de son père. Par une démonstration géométrique, la doctrine de saint Augustin s'y trouve

Calvin et Pélage.

Mais il arrive souvent que des hommes bien dirigés dans le reste, s'égarent misérablement dans certaines études, faute d'un esprit de méthode générale et systématique, tournent à certains égards dans un cercle vicieux, pour n'être point dirigés par un esprit de méthode générale dont les rapports soient toujours constants. Ainsi, Vico présenta d'abord ses idées sous une forme incertaine, dans son livre De nostri temporis studiorum ratione, et leur donna plus tard un développement complet dans l'ouvrage De universi juris uno principio, etc., dont le De constantiâ jurisprudentis n'est qu'un appendice. Son esprit, d'une trempe toute métaphysique, cherchait à saisir la vérité dans son expression la plus générale, et, par une transition graduée du genre à l'espèce, la poursuivait ainsi jusque dans ses dernières divisions. Mais alors cet esprit, jeune encore, répandait en quelque sorte sa végétation luxuriante dans toutes les divagations de la poésie moderne, donnait dans les écarts les plus exagérés de cette lit-placée comme terme moyen entre deux extrêmes, térature, qui n'aime que l'absurde et le faux. Une visite rendue au P. Giacomo Lubrano, jésuite d'une immense érudition, et prédicateur en vogue à cette époque de décadence, fortifia chez lui ce mauvais goût. Pour savoir s'il avait fait des progrès en poésie, Vico soumit à sa critique une canzone sur la rose. Cette pièce plut tellement au jésuite, du reste homme de cœur et de mérite, que, malgré la gravité de son âge et sa haute réputation d'éloquence, il ne put s'empêcher de réciter à son tour à un jeune homme qu'il voyait pour la première fois une de ses idylles sur le même sujet. L'application aux subtilités de l'école avait engendré chez Vico l'amour de cette poésie, amie du faux, qui se plait ridiculement à le mettre en saillie pour produire un effet de surprise, et qui, par cela même, déplaît aux esprits graves, et séduit les jeunes et faibles imaginations. L'on pourrait même dire que c'est une distraction presque nécessaire à des jeunes gens, dont l'esprit glacé par l'étude de la métaphy-ils diffèrent et de combien la langue latine l'emsique, a besoin, pour ne pas s'engourdir et se dessécher entièrement, de se réchauffer et de prendre l'essor, de peur que la froide sévérité d'une raison trop précoce ne les rende incapables de produire.

Le tempérament de Vico, assez délicat, était menacé d'étisie, et la modicité de sa fortune ne lui permettait pas de satisfaire un désir ardent de vaquer à ses études; il avait surtout en horreur le tumulte du barreau, lorsqu'une heureuse circonstance lui fit rencontrer dans une bibliothèque monseigneur l'évêque d'Ischia, G.-B. Rocca, jurisconsulte des plus distingués, comme on le voit par ses

La manie de faire des vers lui était toujours d'un grand préjudice, lorsque, dans une bibliothèque du château où se trouvaient recueillies les œuvres des mineurs de l'observance, il lui tomba heureusement sous la main un livre à la fin duquel se trouvait une critique ou apologie d'une épigramme, d'un chanoine de l'ordre, homme de mérite, du nom de Massa. Il y traitait des nombres poétiques les plus heureux dont Virgile s'était servi de préférence. Vico fut saisi d'une telle admiration qu'il se passionna pour l'étude de la poésie latine en commençant par ce prince des poëtes. Dès lors son genre de versification moderne venant à lui déplaire, il se mit à étudier la langue toscane dans les premiers auteurs. Bocace pour la prose, Dante et Pétrarque pour la poésie. Il lisait alternativement Cicéron et Bocace, Dante et Virgile, Horace et Pétrarque, curieux de juger impartialement en quoi

porte sur l'italienne. Les meilleurs ouvrages étaient aussi lus trois fois; la première pour en saisir l'unité, la seconde pour en observer la liaison et la suite, la troisième pour noter les idées noblement conçues et les expressions remarquables ; ce qu'il faisait sur le livre même, sans se créer un répertoire de lieux communs et de phraséologie. Il croyait qu'une telle méthode facilitait l'emploi de ces formes, lorsqu'on se les rappelait à propos, et que c'était l'unique moyen de bien imaginer et de bien rendre.

Lisant ensuite dans l'Art poétique d'Horace que la philosophie morale ouvre à la poésie la source de

richesse la plus abondante, il fit une étude sérieuse des anciens moralistes grecs, choisissant d'abord Aristote, qu'il avait vu citer le plus souvent dans ses livres élémentaires de droit. Dans cette étude, il observa bientôt que la jurisprudence romaine n'est qu'un art d'enseigner l'équité par une foule de préceptes minutieux sur l'application du droit naturel, préceptes que les jurisconsultes tiraient des motifs de la loi et de l'intention du législateur; mais la science du juste, enseignée par les moralistes, repose sur un petit nombre de vérités éternelles, expression métaphysique d'une justice idéale qui, dans les travaux de la cité dont elle est comme l'architecte, ordonne aux deux justices particulières (la commutative et la distributive), la dispensation de l'utile selon deux mesures invariables, l'arithméque et la géométrique. Il comprit dès lors qu'on n'apprend dans les écoles que la moitié de la science du droit. Aussi dut-il se livrer de nouveau aux recherches métaphysiques; et les principes d'Aristote, qu'il avait puisés dans Suarez, ne lui étant d'aucun profit, sans qu'il put en pénétrer le motif, il se mit à lire Platon, sur sa réputation de prince des philosophes. Fortifié par cette lecture, il comprit alors pourquoi la métaphysique d'Aristote ne lui avait pas plus servi pour appuyer la morale, qu'elle n'avait servi à Averroès, dont le commentaire ne rendit les Arabes ni plus humains ni plus policés. Elle conduit en effet à reconnaître un principe physique qui est la matière d'où se tirent les formes particulières, et assimile Dieu à un potier qui travaille en dehors de lui. Mais Platon ramène à un principe physique, à l'idée éternelle, qui tire d'ellemême et crée la matière, et ressemble à un germe qui produit de lui-même l'œuf de la génération. Conformément à cette métaphysique, Platon donne pour base à sa morale l'idéal de la justice, et c'est de là qu'il part pour fonder sa République, sa législation idéales. Aussi, mécontent d'Aristote qui ne lui était d'aucun secours pour l'intelligence de la morale, Vico chercha à se pénétrer des principes de Platon, et dès lors s'éveilla dans son esprit, et presque à son insu, la première conception d'un droit idéal éternel, en vigueur dans la cité universelle, cité renfermée dans la pensée de Dieu, et dans la forme de laquelle sont instituées les cités de tous les temps et de tous les pays. Voilà la république que Platon devait déduire de sa métaphysique; mais il ne le pouvait pas, ignorant la chute du premier homme.

Les ouvrages philosophiques de Platon, d'Aristote et de Cicéron, dont le but est de diriger l'homme social, lui inspirèrent peu de goût pour la morale des stoïciens et des épicuriens, qui lui parut une morale de solitaire : les seconds, en effet, se ren

ferment dans la molle oisiveté des jardins d'Épicure, et les premiers, tout entiers dans leurs théories, se proposent l'impossible. Vico s'occupa bientôt après de la physique d'Aristote, de celle d'Épicure, et enfin de celle de René Descartes. Cette étude lui fit goûter la physique de Timée, adoptée par Platon, et qui explique le monde par une combinaison numérique; en même temps il se garda bien de mépriser la physique des stoïciens, qui se compose de points; ces deux systèmes ne diffèrent point en substance, comme il chercha plus tard à le prouver, dans son livre De antiquissimâ Italorum sapientiâ, mais il ne put admettre ni comme hypothèse, ni comme système, la physique mécanique d'Épicure et de Descartes, toutes deux essentiellement fausses.

Observant ensuite qu'Aristote et Platon appuyaient souvent de preuves mathématiques les assertions de la philosophie, il voulut étudier la géométrie, et alla jusqu'à la cinquième proposition d'Euclide. Mais Vico trouvait plus facile d'embrasser dans un même genre métaphysique l'ensemble des vérités particulières, que de saisir partiellement toutes ces quantités géométriques. Il apprit ainsi à ses dépens que les intelligences élevées à l'universalité de la métaphysique, réussissent difficilement dans une étude qui ne convient qu'aux esprits minutieux. Il cessa donc de s'y livrer, et chercha plutôt dans la lecture assidue des orateurs, des historiens et des poëtes, d'heureux rapprochements qui pussent lier entre eux les faits les plus éloignés. C'est là tout le secret de l'éloquence.

C'est avec raison que les anciens regardaient la géométrie comme une étude propre aux enfants, une logique qui leur convient dans un âge où ils ont d'autant moins de peine à saisir les particularités et à les disposer dans un ordre successif, qu'ils en ont davantage à s'élever aux généralités. Et quoique Aristote lui-même eut déduit le syllogisme de la méthode géométrique, il convient et même affirme que l'on doit enseigner aux enfants les langues, l'histoire et la géométrie, comme plus propres à exercer leur mémoire, leur imagination et leur esprit. D'où l'on peut facilement comprendre quel pernicieux effet, quel désordre doivent produire aujourd'hui dans l'enseignement de la jeunesse, ces deux méthodes suivies quelquefois sans discernement. D'abord les jeunes gens sont à peine sortis de la classe de grammaire, que la philosophie s'ouvre pour eux par l'étude de la logique, dite d'Arnaud, où se traitent avec rigueur les questions les plus ardues des sciences supérieures, tellement au-dessus de ces jeunes intelligences. Leurs facultés devraient plutôt être spécialement développées par différents exercices la mémoire, par l'étude des langues;

qu'ils ont perdu de leur aptitude pour les usages de la vie pratique. Pour être de quelque utilité, et n'offrir aucun de ces inconvénients, l'algèbre devrait servir de complément aux mathématiques, et n'être mise en usage qu'avec la sobriété des Romains, qui, dans les nombres, n'avaient recours au

Alors si, dans la recherche d'une quantité demandée, l'esprit fatigué désespérait d'arriver par la synthèse, on pourrait recourir aux oracles de l'analyse. En effet, quelle que puisse être la justesse de ses procédés, mieux vaut s'habituer à l'analyse métaphysique, et dans chaque question remonter aux sources du vrai absolu. Descendant ensuite graduellement d'un genre à l'autre, ayant soin de rejeter tout ce qui, dans chaque espèce, n'offre point la chose elle-même, on arrive enfin à une dernière différence qui offre essentiellement ce que l'on désirait connaître. Mais revenons à notre sujet.

l'imagination, par la lecture des poëtes, des historiens et des orateurs; le jugement, par la géométrie linéaire, espèce de peinture dont les nombreux éléments fortifient la mémoire, dont les figures délicates embellissent l'imagination, et qui enfin exerce le jugement, forcé de parcourir toutes ces lignes et de choisir les seules nécessaires à l'expres-point que pour l'expression des sommes immenses. sion d'une grandeur voulue. Ces exercices divers produiraient dans l'âge de la raison une sagesse parlante, un esprit vif et pénétrant. La logique moderne, au contraire, fait que les jeunes gens se livrent trop tôt à la critique, c'est-à-dire qu'ils jugent avant d'apprendre, contre la marche naturelle de l'esprit qui apprend d'abord, juge ensuite, et enfin raisonne; aussi l'aridité et la sécheresse règnent dans leurs discours; ils veulent toujours juger sans jamais produire. Que si dans la jeunesse, lorsque l'imagination est plus active, ils suivaient l'exemple de Vico, qui, sur le conseil de Cicéron, se mit à étudier les topiques, s'ils s'adonnaient à cet art de l'invention, ils prépareraient ainsi tout ce qui doit servir plus tard à appuyer le jugement, car on ne peut juger d'une chose si on ne connait d'abord tout ce qu'elle contient; or c'est de la topique qu'il faut l'apprendre. Par ce moyen naturel, les jeunes gens deviendraient des philosophes et des orateurs.

L'autre méthode se sert de l'algèbre pour leur donner une connaissance élémentaire des grandeurs; elle comprime ainsi leurs nobles élans, glace leur imagination, épuise leur mémoire, rend l'esprit paresseux et ralentit le jugement: ces quatre facultés sont cependant très-nécessaires au perfectionnement de ce que l'humanité a de plus précieux; l'imagination pour la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la poésie, l'éloquence; la mémoire pour l'étude des langues et de l'histoire, le génie pour l'invention, et le jugement pour la prudence. Or cette algèbre me paraît une invention des Arabes pour ramener à volonté les signes naturels des grandeurs à de certains chiffres devenus les signes des nombres; ces signes qui, chez les Grecs et les Romains, étaient des lettres, et offraient chez ces deux peuples, lorsque du moins ils se servaient des majuscules, certaines lignes géométriquement régulières, les Arabes les ont réduits à des chiffres très-petits. L'algèbre borne les vues de l'esprit, qui ne voit alors que ce qui est immédiatement sous ses yeux, elle trouble la mémoire qui, attentive au nouveau chiffre, ne s'occupe plus du premier, elle appauvrit l'imagination devenue inactive, et rend le jugement incapable de deviner. Aussi, les jeunes gens qui ont consacré beaucoup de temps à cette étude, une fois rentrés dans le monde, s'aperçoivent, à leur grand regret,

1. MICHELET.

Vico vit bientôt que tout le secret de la méthode géométrique consiste à bien définir d'abord tous les termes dont on doit se servir dans la démonstration, à établir ensuite quelques axiomes que soit obligé d'admettre celui avec qui l'on raisonne, à obtenir de lui, s'il est besoin, mais toujours avec discrétion, quelques concessions naturelles pour en déduire des conséquences auxquelles on ne pourrait autrement arriver, et à l'aide de ces données, procéder successivement des vérités les plus simples et les mieux prouvées aux vérités plus composées, en ayant soin de n'affirmer aucune de ces dernières avant de lui avoir fait subir une complète analyse. Il crut que cette connaissance des procédés géométriques lui servirait simplement à savoir les employer s'il avait jamais besoin de recourir à ce mode de démonstration, et c'est ce qu'il fit en effet d'une manière rigoureuse dans son ouvrage De universi juris uno principio, ouvrage qui parut au signor Jean Leclerc composé avec l'enchaînement sévère de la méthode mathématique, comme on le dira en son lieu.

Pour constater avec ordre les progrès de Vico dans la philosophie, il est besoin de se reporter en arrière. Lorsqu'il partit de Naples, on commençait à étudier Épicure dans le système de Gassendi; et deux ans après il apprit que la jeunesse embrassait cette doctrine avec enthousiasme. Il voulut donc l'étudier dans le poëme de Lucrèce, et cette lecture lui apprit qu'Épicure, niant que l'esprit soit d'une autre substance que le corps, et bornant ainsi ses idées par ce défaut de bonne métaphysique, avait dù admettre comme principe de sa philosophie le corps organisé et divisé en parties multiformes, qui se composaient elles-mèmes d'autres parties entre lesquelles il n'existait point de vide; et que,

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pour cette raison, il supposait indivisibles (atomes): philosophie tout au plus bonne pour les enfants et les femmelettes. Tout ignorant qu'il est en géométrie, Épicure arrive, par une assez bonne méthode, à bâtir sur cette physique mécanique une métaphysique toute sensuelle, telle précisément que pourrait être celle de Locke, et une morale fondée sur le plaisir, propre uniquement à des hommes qui vivraient dans la solitude, comme il le recommande en effet à ses sectateurs. Enfin, pour rendre justice entière à Épicure, Vico, en suivant ses principes, voyait avec quelque plaisir le développement des formes dans le monde du corps, mais il ne pouvait se défendre d'un sentiment de pitié, en voyant la dure nécessité que s'était imposée ce philosophe de tomber dans les absurdités les plus grossières, pour expliquer la marche et les actes de l'entendement humain. Ce lui fut un puissant motif de se rattacher encore plus à la doctrine de Platon qui, de la forme même de notre esprit, et sans hypothèse aucune, s'élève à l'idée éternelle et l'établit comme principe des choses, s'appuyant sur la conscience que nous avons de certaines vérités immuables qui, déposées dans notre intelligence, ne peuvent être méconnues ou niées, et conséquemment ne viennent point de nous. Du reste, nous sentons en nous la liberté d'agir, nous déterminons par la pensée tout acte du corps, et par suite nous agissons dans le temps, c'est-à-dire quand nous voulons, nous agissons avec connaissance de cause, et nous avons en nous les motifs de nos actions. Ainsi, l'esprit contient les images, la mémoire garde les souvenirs, et le cœur enfante les désirs, cette source de passions et de sensations: odeurs, saveurs, couleurs, sons, toucher, toutes choses contenues en nous; mais pour les vérités éternelles, qui ne viennent point de nous et ne sont point dans la dépendance du corps, nous devons les rapporter au même principe qui a tout produit, à l'idée éternelle, incorporelle, qui connaît, veut et crée tout dans le temps, et qui contient en elle et soutient tout ce qu'elle crée. Sur ce principe de philosophie, Platon établit en métaphysique que les substances abstraites ont plus de réalité que les substances corporelles, et il en déduit une morale favorable aux progrès de la civilisation. L'école de Socrate, d'où sortirent les plus grandes lumières de la Grèce dans les arts de la guerre et de la paix, applaudit à la physique de Timée qui, à l'exemple de Pythagore, compose le monde de nombres, abstraction plus élevée que les points dont Zénon se servit pour expliquer la formation de l'univers. C'est ce que Vico a prouvé dans sa métaphysique, ainsi qu'on pourra le voir.

I! apprit bientôt après que la physique expérimentale était à la mode, et que partout on parlait

de Robert Boyle. Elle lui parut devoir être utile à la médecine, mais il se garda bien de s'occuper d'une science qui ne servait de rien à la philosophie de l'homme, et dont la langue était barbare. Il se livra de préférence à l'étude de la jurisprudence romaine qui se fonde sur la philosophie des mœurs et sur la connaissance de la langue et du gouvernement de Rome, dont les auteurs latins peuvent seuls donner l'intelligence.

Vers la fin du temps qu'il passa dans la solitude, et qui dura bien neuf années, il sut que la physique de Descartes avait fait oublier tout autre système. Il brùlait du désir de la connaître : déjà, il en avait pris une idée dans la Philosophie naturelle de Regius, que, parmi d'autres livres, il avait emporté avec lui de la librairie de son père. Sous ce faux titre, Descartes avait commencé à publier son système à Utrecht. Vico étudia cet ouvrage après son Lucrèce. Regius était médecin, philosophe et sans autre connaissance que celle des mathématiques, et Vico le supposa en métaphysique aussi ignorant qu'Épicure, qui n'avait jamais voulu apprendre les mathématiques. Regius, en effet, part d'un faux principe en admettant des corps tout formés, et it ne diffère en ce point du philosophe grec, que par la divisibilité dont les bornes sont dans les atomes chez ce dernier, tandis que Descartes fait ses trois éléments divisibles à l'infini. Épicure met le mouvement dans le vide, et Descartes dans le plein. Le premier commence la formation de ses mondes infinis en supposant que les atomes ont décliné accidentellement du mouvement de haut en bas, que leur imprimait leur poids et gravité. Le second commence à former ses innombrables tourbillons par l'impulsion communiquée à une masse de matière inerte qui n'est point encore divisée, mais que cette impulsion divise en une infinité de cubes et force à se mouvoir en ligne droite, tandis que sa masse la sollicite au repos; elle ne peut cependant se mouvoir dans son entier, mais bien dans ses cubes qui tournent chacun sur eux-mêmes. De même que la déclinaison accidentelle des atomes d'Épicure livre le monde au hasard, il semblait aussi à Vico que la nécessité où sont les molécules primitives de Descartes, de se mouvoir en ligne droite, offrait un système favorable aux fatalistes. Il se félicita de son sentiment, lorsque, rendu à Naples, il apprit que la physique de Regius était de Descartes, et que l'on avait commencé à étudier les Méditations métaphysiques de ce dernier. Descartes, en effet, était très- avide de gloire. D'abord, bâtissant une physique sur un plan semblable à celui d'Épicure, il en fit professer les principes dans une des plus célèbres universitės. celle d'Utrecht, et cela par un médecin, de manière

à se faire une réputation parmi les professeurs de médecine. Ensuite il traça les quelques premières lignes d'une métaphysique platonicienne, où il s'efforce d'établir deux genres de substances, l'une étendue, l'autre intelligente, soumettant ainsi la matière à un agent supérieur qui ne soit point matériel, tel que le dieu de Platon. Son intention était d'établir un jour son empire dans les cloitres, où, depuis le onzième siècle, on avait introduit la métaphysique d'Aristote, bien qu'elle eût servi aux impies sectateurs d'Averroès; mais comme elle dérivait de celle de Platon, le christianisme la plia facilement aux sens religieux de ce dernier, et dirigea les esprits par ses principes, comme il les avait dirigés, jusqu'au onzième siècle, par ceux de Platon.

Vico revint à Naples au moment où la physique de Descartes était prònée avec le plus de chaleur, particulièrement par le signor Gregorio Calo Preso, ardent cartésien, qui aimait beaucoup Vico. Cependant la philosophie de Descartes ne présente pas, dans ses diverses parties, l'unité d'un système. Sa physique demanderait une métaphysique qui n'admit qu'un seul genre de substance, substance corporelle, agissant par nécessité, comme celle d'Épicure agit par hasard. Aussi bien Descartes s'accorde à dire avec Épicure que les formes innombrables et variées des corps n'ont aucune réalité substantielle, mais ne sont que des modifications de la substance. Sa métaphysique n'a produit aucune morale favorable à la religion chrétienne; le peu qu'il a écrit à ce sujet ne pouvant en constituer une. Son traité des passions se rattache moins à la morale qu'à la médecine. Le père Mallebranche lui-même n'a pu déduire des principes de Descartes un système de morale chrétienne, et les pensées de Pascal ne sont que des lumières éparses. Sa métaphysique n'a pas non plus fondé de logique particulière, celle d'Arnaud étant disposée sur le plan d'Aristote. Enfin, elle n'a servi de rien à la médecine, car l'anatomie n'a point trouvé dans la nature l'homme de Descartes. Ainsi, comparativement, la philosophie d'Épicure, lequel ne savait rien en mathématiques, est plus propre que celle de Descartes à être systématisée. D'après ces observations, Vico sentait avec plaisir que si la lecture de Lucrèce avait déterminé son goût pour la métaphysique de Platon, celle de Regius la fortifiait.

Ces diverses physiques servaient en quelque sorte de distraction à Vico, lorsqu'il avait sérieusement médité la métaphysique platonicienne. Elles fournissaient carrière à son imagination poétique, qu'il exerçait souvent aussi à composer des canzoni. Fidèle à sa première habitude d'écrire en italien, il cherchait de plus à emprunter aux Latins leurs traits les

plus brillants, avec l'art des meilleurs poëtes de la Toscane. C'est ainsi qu'à l'imitation du panégyrique du grand Pompée, placé par Cicéron dans son discours Pro lege Maniliâ, le plus noble de tous les discours latins de ce genre, il composa, dans le genre de Pétrarque, un panégyrique en trois canzoni à la louange de l'électeur Maximilien de Bavière; ces canzoni ont été recueillies dans la Scelta di poeti italiani del signor Lippi, imprimée à Lucques en 1709. Dans celui du signor Acampora De poeti napolitani, imprimé à Naples, en 1701, se trouve une autre canzone sur le mariage de la signora D. Ippolita Cantelmi de Duchi di Popoli, avec D. Vinnezo Carafa duc de Bruzzano, et maintenant prince de Rocella; il l'avait composée sur le modèle de la charmante élégie de Catulle :

Vesper adest, etc.

Il lut ensuite que Torquato Tasso avait aussi imité cette pièce, dans une canzone sur le même sujet, et il se félicita de ne l'avoir pas su plus tôt, car, dans sa vénération pour un si grand poëte, il n'aurait jamais osé se livrer à cette composition et n'y aurait pris aucun plaisir. De plus, sur l'idée de la grande année de Platon, d'où Virgile avait tiré sa brillante églogue:

Sicelides musæ, etc.,

Vico composa une autre canzone sur le mariage du duc de Bavière avec la princesse Thérèse de Pologne: elle est insérée dans le premier volume de la Scelta de poeti napolitani, du signor Albano, imprimée à Naples en 1725.

Avec cette direction d'idées et ces connaissances, Vico revint à Naples, comme étranger dans sa propre patrie, au moment où les hommes de lettres les plus distingués prônaient avec chaleur la physique de Descartes. Celle d'Aristote, par suite de ses défauts et des altérations excessives que lui avaient fait subir les scolastiques, n'était plus qu'une sorte de roman. La métaphysique qui, dans le seizième siècle, avait élevé si haut les Ficin, Pic de la Mirandole, les deux Augustins Nifo et Steuco, les Giacopi Mazzoni, les Alexandri Piccolomini, les Mattée Acquavive, les Franceschi Patrizi, et qui avait secondé la poésie, l'histoire et l'éloquence, au point que la Grèce, avec toute sa science et sa faconde, paraissait renaître en Italie, cette métaphysique ne semblait plus bonne qu'à se renfermer dans les cloitres. On empruntait simplement à Platon quelques traits, pour les adapter à la poésie ou pour faire preuve d'une mémoire érudite. L'on condamnait la scolastique, et l'on se plaisait à lui substituer les éléments.

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