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des orages épouvantables déplacent des montagnes, et le choléra-morbus moissonne les hommes par millions.

Ainsi, rencontrant partout des forces disproportionnées, l'homme accablé par la nature n'essaye pas de lutter, il se livre à elle sans condition. Il prend et reprend encore cette coupe enivrante où Siva verse à pleins bords la mort et la vie; il y❘ boit à longs traits; il s'y plonge, il s'y perd; il y laisse aller son être, et il avoue, avec une volupté sombre et désespérée, que Dieu est tout, que tout est Dieu, qu'il n'est rien lui-même qu'un accident, un phénomène de cette unique substance. Ou bien, dans une patiente et fière immobilité, il conteste l'existence à cette nature ennemie, et se venge par la logique de la réalité qui l'écrase.

Ou bien encore, il fuit vers l'Occident, et commence vers la Perse le long voyage et l'affranchissement progressif de la liberté humaine.

«En Perse, dit le jeune Cyrus dans Xénophon, l'hiver et l'été existent en même temps. » Un air sec et léger dégage la tête des pesantes vapeurs qui l'alourdissaient dans l'Inde. La terre, aride à la surface, cache dans son sein mille sources vives qui semblent appeler l'industrie agricole. Ici, la liberté s'éveille et se déclare par la haine de l'état précédent : les dieux de l'Inde deviennent des dives, des démons; les sacrées images sont désormais des idoles; plus de statues, plus d'art. Ainsi se présente dès son origine le génie iconoclaste des peuples héroïques. A cette divinité multiple qui, dans la confusion de ses formes infinies, prostituait l'esprit à la matière; à cette sainteté impie d'un monde dieu, succède le dualisme de la lumière pure et intelligente, de la lumière immonde et corporelle. La première doit vaincre, et sa victoire est le but marqué à l'homme et au monde. La religion s'adressant à l'homme intérieur, le sacerdoce n'apparait que pour montrer son impuissance. Les sectateurs du magisme fêtent annuellement le massacre des mages. Nous ne trouvons plus ici la patience de l'Indien, qui ne sait se venger de son oppresseur qu'en se tuant sous ses yeux.

La Perse est le commencement de la liberté dans la fatalité. La religion choisit ses dieux dans une nature moins matérielle, mais encore dans la nature c'est la lumière, le feu, le feu céleste, le soleil. L'Azerbidjan est la terre de feu. La chaleur féconde et homicide des bords de la Caspienne rappelle l'Inde, à laquelle nous croyions avoir échappé. Le sentiment de l'instabilité universelle donne au Persan une indifférence qui enchaîne son activité naturelle. La Perse est la plus grande route du genre humain ; les Tartares d'un côté, les Arabes de l'autre, tous les peuples de l'Asie ont logé,

chacun à son tour, dans ce caravanserai. Aussi les hommes de ce pays n'ont guère pris la peine d'élever des constructions solides. Dans la moderne Ispahan, comme dans l'antique Babylone, on bâtit en brique; les maisons sont de légers kiosques, des pavillons élégants, espèces de tentes dressées pour le passage; on n'habite point celle de son père; chacun s'en bâtit une, qui meurt avec le propriétaire. Ils ne gardent pas même d'aliments pour le lendemain ; ce qui reste le soir, on le donne aux pauvres. Ainsi, à son premier élan, l'activité humaine retombe découragée et expire dans l'indifférence. L'homme cherche l'oubli de soi dans l'ivresse. Ici l'enivrement n'est point, comme dans l'Inde, celui de la nature; l'ivresse est volontaire. Le Persan trouve dans le froid opium les rêves d'une vie fantastique, et, à la longue, le repos de la mort.

La liberté humaine, qui ne meurt pas, poursuit son affranchissement de l'Égypte à la Judée, comme de l'Inde à la Perse. L'Égypte est le don du Nil; c'est le fleuve qui a apporté de l'Éthiopie, nonseulement les hommes et la civilisation, mais la terre elle-même. Le grand Albuquerque conçut, au seizième siècle, le projet d'anéantir l'Égypte. Il suffisait pour cela de détourner le Nil dans la mer Rouge; le sable du désert eût bientôt enseveli la contrée. Tous les étés, le fleuve, descendant des monts inconnus, vient donner la subsistance annuelle. L'homme qui assistait à cette merveille précaire, à laquelle tenait sa vie même, était d'avance vaincu par la nature. La génération, la fécondité, la toute-puissante Isis domina sa pensée, et le retint courbé sur son sillon. Cependant, la liberté trouva déjà moyen de se faire jour ; l'Égypte, comme l'Inde, la rattacha au dogme de l'immortalité de l'âme. La personnalité humaine, repoussée de ce monde, s'empara de l'autre. Quelquefois, dans cette vie même, elle se souleva contre la tyrannie des dieux. Les deux frères Chéops et Chéphrem, qui défendirent les sacrifices, et furent maudits des prêtres, passent pour les fondateurs des Pyramides, ces tombeaux qui devaient éclipser tous les temples. Ainsi, le plus grand monument de ce monde fatal de l'Égypte est la protestation de

l'humanité.

Mais la liberté humaine ne s'est point reposée avant d'avoir atteint dans sa fuite les montagnes de la Judée. Elle a sacrifié les viandes et les oignons de l'Égypte, et quitté sa riche vallée pour les ro

ches du Cédron et les sables de la mer Morte. Elle a maudit le veau d'or égyptien, comme la Perse avait brisé les idoles de l'Inde. Un seul dieu, un seul temple. Les juges, puis les rois, dominent le sacerdoce. Héli et Samuel veulent faire régner le

prêtre, et n'y parviennent pas. Les chefs du peuple sont les forts qui l'affranchissent de l'étranger; un Gédéon et ses trois cents; un Aod, qui combat des deux mains; un Samson, qui enlève sur ses épaules les portes des villes ennemies; un David, qui n'hésite point à manger les pains de proposition. Et à côté du génie héroïque, le sacerdoce voit la liberté humaine lui susciter un plus formidable ennemi dans l'ordre même des choses religieuses. Les voyants, les prophètes s'élèvent du peuple, et communiquent avec Dieu sans passer par le temple. La nature, chez les Perses, prolongeait, non sans combat, son règne dans la religion; elle est détrônée chez les juifs. La lumière elle-même devient ténèbres à l'avènement de l'esprit; la dualité cède à l'unité. Pour ce petit monde de l'unité et de l'esprit, un point suffit dans l'espace, entre les montagnes et les déserts. Il n'est placé dans l'Orient que pour le maudire. Il entend avec une égale horreur retentir par-dessus l'âpre Liban les chants voluptueux d'Astarté, et les rugissements de Moloch. Qu'au Midi vienne la horde errante de l'Arabe, sans demeure et sans loi, Israël reconnaît Ismaël pour son frère, mais ne lui tend pas la main. Périsse l'étranger; la ville sainte ne s'ouvrira pas. Il lui suffit de garder dans son tabernacle ce dépôt sans prix de l'unité, que le monde reviendra lui demander à genoux, quand il aura commencé son œuvre dans l'Occident par la Grèce et par Rome.

Si, dans l'histoire naturelle, les animaux d'ordre supérieur, l'homme, le quadrupède, sont les mieux articulés, les plus capables des mouvements divers que leur activité leur imprime; si, parmi les langues, celles-là l'emportent qui répondent par la variété de leurs inflexions, par la richesse de leurs tours, par la souplesse de leurs formes, aux besoins infinis de l'intelligence, ne jugerons-nous pas aussi qu'en géographie, certaines contrées ont été dessinées sur un plan plus heureux, mieux découpées en golfes et ports, mieux limitées de mers et de montagnes, mieux percées de vallées et de fleuves, mieux articulées, si je l'ose dire, c'est-àdire plus capables d'accomplir tout ce qu'en voudra tirer la liberté. Notre petite Europe, si vous la comparez à l'informe et massive Asie, combien n'annonce-t-elle pas à l'œil plus d'aptitude au mouvement? Dans les traits même qui leur sont commmuns, l'Europe a l'avantage. Toutes deux ont trois péninsules au midi, l'épais carré de l'Espagne et de l'Arabie, la longue arête de l'Italie et de l'Indostan, avec leur grand fleuve au nord, et leur île au midi; enfin, ce tourbillon d'îles et de presqu'îles qu'on appelle ici la Grèce, là-bas la seconde Inde. Mais la triste Asie regarde l'Océan, l'infini; elle semble attendre du pôle austral un continent qui n'est pas

encore. Les péninsules que l'Europe projette au midi, sont des bras tendus vers l'Afrique; tandis qu'au nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigoureux, de la Scandinavie et de l'Angleterre. Sa tête est à la France, ses pieds plongent dans la féconde barbarie de l'Asie. Remarquez sur ce corps admirable les puissantes nervures qui se prolongent des Alpes aux Pyrénées, aux Crapaks, à l'Hémus; et cette imperceptible merveille de la Grèce dans la variété heurtée de ses monts et de ses torrents, de ses caps et ses golfes, dans la multiplicité de ses courbes et de ses angles, si vivement et si spirituellement accentués. Regardez-la en face de la ligne immobile et directe de l'uniforme Égypte ; elle s'agite et scintille sur la carte, vrai symbole de la mobilité dans notre mobile Occident.

L'Europe est une terre libre l'esclave qui la touche est affranchi; ce fut le cas pour l'humanité, fugitive de l'Asie. Dans ce monde sévère de l'Occident, la nature ne donne rien d'elle-même; elle impose comme loi nécessaire l'exercice de la liberté. Il fallut bien se serrer contre l'ennemi, et former cette étroite association qu'on appelle la cité.

Ce petit monde, enfermé de murailles, absorba dans son unité artificielle la famille et l'humanité. Il se constitua en une éternelle guerre contre tout ce qui resta dans la vie naturelle de la tribu orientale. Cette forme sous laquelle les Pélasges avaient continué l'Asie en Europe, fut effacée par Athènes et par Rome. Dans cette lutte se caractérisent les trois moments de la Grèce: elle attaque l'Asie dans la guerre de Troie, la repousse à Salamine, la dompte avec Alexandre. Mais elle la dompte bien mieux en elle-même, et dans les murs mêmes de la cité. Elle dompte l'Asie, lorsqu'elle repousse, avec la polygamie, la nature sensuelle qui s'était maintenue en Judée même, et déclare la femme compagne de l'homme. Elle dompte l'Asie, lorsque réduisant ses idoles gigantesques aux proportions de l'humanité, elles les rend à la fois susceptibles de beauté et de perfectionnement. Les dieux se laissent à regret tirer du ténébreux sanctuaire de l'Inde et de l'Égypte, pour vivre au jour et sur la place publique. Ils descendent de leur majestueux symbolisme et révêtent la pensée vulgaire. Jusquelà ils contenaient l'état dans leur immensité, En Grèce, il leur faut devenir citoyens, quitter l'infini pour adopter un lieu, une patrie, se faire petits pour tenir dans la cité. Ici sont les dieux doriens, là ceux de l'Ionie ; ils se classent d'après leurs adorateurs. Mais voyez, en récompense, combien ils profitent dans la société du peuple, comme ils suivent le progrès rapide de l'humanité. La Pallas de l'Iliade est une déesse sanguinaire et farouche, qui se bat avec Mars, et le blesse d'une pierre. Dans

l'Odyssée, elle est la voix même de l'ordre et de la sagesse, réclamant pour l'homme auprès du père des dieux.

Et voilà ce qui fit la Grèce belle entre les choses belles. Placée au point intermédiaire où le divin est divin encore et déjà humain, où se dégageant de la nature fatale la fleur de la liberté vient à s'épanouir, la Grèce est restée pour le monde le type du moment de la beauté, de la beauté physique, et encore immobile; l'art grec n'a guère passé la statuaire. Ce moment dans la littérature, c'est Hérodote, Platon et Sophocle; moment court, irréparable, que la sagesse virile du genre humain ne peut regretter, mais qui lui revient toujours en mémoire avec le charme du premier amour.

Ce petit monde porte dans sa beauté même sa condamnation. Il faut que la beauté passe, que la grâce du jeune âge fasse place à la maturité, que l'enfant devienne homme. Quand Aristote a précisé, prosaïsé, codifié la science grecque ; quand Alexandre a dispersé la Grèce de l'Hellespont à l'Indus, tout est fini. Le fils de Philippe rêvait que le monde était une cité dont sa phalange était la citadelle. La cité grecque est trop étroite pour que le rêve s'accomplisse; il faut un monde plus large, qui réunisse les caractères de la tribu et de la cité; il faut que les dieux mobiles de la Grèce prennent un caractère plus grave, il faut qu'ils sortent de l'art qui les retient dans la matière, qu'ils s'affranchissent du destin homérique dans lequel pèse encore sur eux la main de l'Asie; il faut que la femme quitte le gynécée pour être en effet délivrée de la servitude. Sur les ruines du monde grec, dispersé, dévasté, reste son élément indestructible, son atome, d'après lequel nous le jugerons, comme on classe le cristal brisé par son dernier noyau; ce noyau, c'est l'individu sous la forme du stoïcisme, ramassé en soi, appuyé sur soi, ne demandant rien aux dieux, ne les accusant point, ne daignant pas même les nier.

Le monde de la Grèce était un pur combat; combat contre l'Asie, combat dans la Grèce ellemême, lutte des Ioniens et des Doriens, de Sparte et d'Athènes. La Grèce a deux cités : c'est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome enferme dans ses murs les deux cités, les deux races, étrusque et latine, sacerdotale et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébeïenne; la propriété foncière et la propriété mobilière, la stabilité et le progrès, la nature et la liberté.

La famille reparaît ici dans la cité; le foyer domestique des Pélasges est rallumé sur l'autel de Vesta. Le dualisme de la Perse est reproduit ; mais il a passé des dieux aux hommes, de l'abstraction à la réalité, de la métaphysique religieuse au droit

civil. La présence de deux races dans les mêmes murs, l'opposition de leurs intérêts, le besoin d'équilibre, commence cette guerre légale par-devant le juge, dont la forme fait l'objet de la jurisprudence. L'héroïsme guerrier de la Perse et de la Grèce, cette jeune ardeur de combat devient ici plus sage, et consent à n'employer dans la cité d'autre arme que la parole. Dans ce duel verbal, comme dans la guerre des conquêtes, les adversaires sont éternellement le possesseur et le demandeur. Le premier a pour lui l'autorité, l'ancienneté, la loi écrite; ses pieds posent fortement sur la terre dans laquelle il est enraciné. L'autre, athlète mobile, a pour arme l'interprétation; le temps est de son parti. Et le juge, emporté par le temps, n'aura d'autre travail que de sauver la lettre immobile, en y introduisant l'esprit toujours nouveau. Ainsi, la liberté ruse avec la fatalité; ainsi le droit va s'humanisant par l'équivoque.

Rome n'est point un monde exclusif. A l'intérieur, la cité s'ouvre peu peu aux plébéïens ; à l'extérieur, au Latium, à l'Italie, à toutes les provinces. De même que la famille romaine se recrute par l'adoption, s'étend et se divise par l'émancipation, la cité adopte des citoyens, puis des villes entières sous le nom de municipes, tandis qu'elle se reproduit à l'infini dans ses colonies; sur chaque conquête, elle dépose une jeune Rome qui représente sa métropole.

Ainsi, tandis que la cité grecque, colonisant, mais n'adoptant jamais, se dispersait et devait, à la longue, mourir d'épuisement, Rome gagne et perd avec la régularité d'un organisme vivant; elle aspire, si je l'ose dire, les peuples latins, sabins, étrusques, et, devenus Romains, elle les respire au dehors dans ses colonies.

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Et elle assimila ainsi tout le monde. La barbarie occidentale, Espagne, Bretagne et Gaule, la civilisation orientale, Grèce, Égypte, Asie, Syrie, tout y passa à son tour. Le monde sémitique résistait Carthage fut anéantie, la Judée disperséc. Tout le reste fut élevé malgré soi à l'uniformité de langues, de droit, de religion; tous devinrent, bon gré, mal gré, Italiens, Romains, sénateurs, empereurs. Après les Césars, romains et patriciens, les Flaviens ne sont plus qu'Italiens; les Antonins, Espagnols ou Gaulois ; puis, l'Orient réclamant ses droits contre l'Occident, paraissent les empereurs africains et syriens, Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre-Sévère; enfin les provinciaux du centre, les durs paysans de l'Illyrie, les Aurélien et les Probus, les barbares mêmes, l'Arabe Philippe et le Goth Maximin. Avant que l'empire soit envahi, la pourpre impériale a été déjà conquise par toutes les nations.

Cette magnifique adoption des peuples fit longtemps croire aux Romains qu'ils avaient accompli l'œuvre de l'humanité. Capitoli immobile saxum... res romanæ, perituraque regna....... Rome se trompa comme Alexandre, elle crut réaliser la cité universelle, éternelle. Et cependant les barbares, les chrétiens, les esclaves, protestaient, chacun à leur manière, que Rome n'était pas la cité du monde, et rompaient diversement cette unité mensongère.

Le monde héroïque de la Grèce et de Rome, laissant les arts de la main aux vaincus, aux esclaves, ne poursuivit pas loin cette victoire de l'homme sur la nature qu'on appelle l'industrie. Les vieilles races industrielles, les Pélasges et d'autres tribus furent asservies, et périrent. Puis, périrent, entre les vainqueurs eux-mêmes, les tribus inférieures, achéennes, etc. Puis, dans les vainqueurs des vainqueurs, Doriens, Ioniens, Romains, les pauvres périrent à leur tour. Celui qui a, aura davantage; celui qui manque, aura toujours moins, si l'industrie ne jette un pont sur l'abîme qui sépare le pauvre et le riche. L'économie fit préférer le travail des esclaves, c'est-à-dire des choses, à celui des hommes; l'économie fit traiter ces choses comme choses; si elles périssaient, le maître en rachetait à bon marché, et y gagnait encore. Les Syriens, Bythiniens, Thraces, Germains et Gaulois, approvisionnèrent longtemps les terres avides et meurtrières de la Grèce et de l'Italie. Cependant le cancer de l'esclavage gagnait de proche en proche ; et peu à peu, rien ne put le nourrir. Alors la dépopulation commença et prépara la place aux barbares, qui devaient venir bientôt d'eux-mêmes aux marchés de Rome, mais libres, mais armés, pour venger leurs aïeux. Longtemps avant cette dissolution matérielle et définitive de l'empire, une puissante dissolution morale le travaillait au dedans. La Grèce et l'Orient, que Rome avait cru asservir, l'avaient elle-même envahie et soumise. Dès les guerres de Philippe et d'Antiochus, les dieux élégants d'Athènes s'étaient, sous les noms des vieilles divinités latines, insinués dans les temples de Rome, et avaient occupé les autels des dieux vainqueurs. Le Romain barbare se mit à étudier la Grèce. Il en adopta la langue, en imita la littérature, relut le Phédon à Utique, mourut à Philippes en citant Euripide, ou s'écria en grec sous le poignard de Brutus. L'expression littéraire de cette Rome hellénisée est le siècle d'Auguste; son fruit fut Marc-Aurèle, l'idéal de la morale antique.

Derrière la Grèce, s'avançait à cette conquête intellectuelle de Rome, le monde oriental qui s'était fondu avec la Grèce dans Alexandrie. La translation de l'empire dans l'Orient, qui réussit à Constantin, avait été, de bonne heure, tentée par Antoine. Il

voulut faire d'une ville orientale la capitale du monde. Cléopâtre jurait : Par les lois que je dicterai dans le Capitole. Il fallut, pour que l'Orient accomplit cette parole, qu'il eût auparavant conquis l'Occident par la puissance des idées. Alexandrie fut du moins le centre de ce monde ennemi de Rome, le foyer où fermentèrent toutes les croyances, toutes les philosophies de l'Asie et de l'Europe, la Rome du monde intellectuel.

Ces croyances, ces religions n'entrèrent pas sans peine dans Rome. Elle avait repoussé avec horreur dans les bacchanales la première apparition du culte orgiastique de la nature. Et voilà qu'un moment après, les prêtres fardés de Cybèle amènent le lion de la bonne déesse, étonnant le peuple de leurs danses frénétiques, de leurs grossiers prestiges, se tailladant les bras et les jambes, et se faisant un jeu de leurs blessures. Leur dieu, c'est l'équivoque Athis, dont ils fêtent par des rires et des pleurs la mort et la résurrection. Puis arrive le sombre Sérapis, autre dieu de la vie et de la mort. Et cependant sous le Capitole, sous le trône même de Jupiter, le sanguinaire Mithra creuse sa chapelle souterraine, et régénère l'homme avide d'expiation, dans le bain immonde du hideux taurobole. Enfin un secte sortie des Juifs, et rejetée d'eux, célèbre aussi la mort et la vie; son Dieu est mort du supplice des esclaves; Tacite ne sait que dire de l'association nouvelle. Il ne connaît les chrétiens que pour avoir illuminé de leurs corps en flamme les fêtes et les jardins de Néron.

La différence était cependant profonde entre le christianisme et les autres religions orientales de la vie et de la mort. Celles-ci plongeaient l'homme dans la matière, elles prenaient pour symbole le signe obscène de la vie et de la génération. Le christianisme embrassa l'esprit, embrassa la mort. Il en adopta le signe funèbre. La vie, la nature, la matière, la fatalité, furent immolées par lui. Le corps et la chair, divinisés jusque-là, furent marqués dans leurs temples mêmes du signe de la consomption qui les travaille. On aperçut avec horreur le ver qui les rongeait sur l'autel. La liberté, affamée de douleur, courut à l'amphithéâtre, et savoura son supplice.

J'ai baisé de bon cœur la croix de bois qui s'élève au milieu du Colysée, vaincu par elle. De quelles étreintes la jeune foi chrétienne dut-elle la serrer, lorsqu'elle apparut dans cette enceinte entre les lions et les léopards! Aujourd'hui encore, quel que soit l'avenir, cette croix, chaque jour plus solitaire, n'est-elle pas pourtant l'unique asile de l'âme religieuse? L'autel a perdu ses honneurs, l'humanité s'en éloigne peu à peu; mais je vous en prie, oh! dites-le-moi, si vous le savez, s'est-il élevé un autre autel?

l'Odyssée, elle est la voix même de l'ordre et de la sagesse, réclamant pour l'homme auprès du père des dieux.

Et voilà ce qui fit la Grèce belle entre les choses belles. Placée au point intermédiaire où le divin est divin encore et déjà humain, où se dégageant de la nature fatale la fleur de la liberté vient à s'épanouir, la Grèce est restée pour le monde le type du moment de la beauté, de la beauté physique, et encore immobile; l'art grec n'a guère passé la statuaire. Ce moment dans la littérature, c'est Hérodote, Platon et Sophocle; moment court, irréparable, que la sagesse virile du genre humain ne peut regretter, mais qui lui revient toujours en mémoire avec le charme du premier amour.

Ce petit monde porte dans sa beauté même sa condamnation. Il faut que la beauté passe, que la grâce du jeune âge fasse place à la maturité, que l'enfant devienne homme. Quand Aristote a précisé, prosaïsé, codifié la science grecque ; quand Alexandre a dispersé la Grèce de l'Hellespont à l'Indus, tout est fini. Le fils de Philippe rêvait que le monde était une cité dont sa phalange était la citadelle. La cité grecque est trop étroite pour que le rève s'accomplisse; il faut un monde plus large, qui réunisse les caractères de la tribu et de la cité; il faut que les dieux mobiles de la Grèce prennent un caractère plus grave, il faut qu'ils sortent de l'art qui les retient dans la matière, qu'ils s'affranchissent du destin homérique dans lequel pèse encore sur eux la main de l'Asie; il faut que la femme quitte le gynécée pour être en effet délivrée de la servitude. Sur les ruines du monde grec, dispersé, dévasté, reste son élément indestructible, atome, d'après lequel nous le jugerons, comme on classe le cristal brisé par son dernier noyau; ce noyau, c'est l'individu sous la forme du stoïcisme, ramassé en soi, appuyé sur soi, ne demandant rien aux dieux, ne les accusant point, ne daignant pas même les nier.

son

Le monde de la Grèce était un pur combat; combat contre l'Asie, combat dans la Grèce ellemême, lutte des Ioniens et des Doriens, de Sparte et d'Athènes. La Grèce a deux cités : c'est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome enferme dans ses murs les deux cités, les deux races, étrusque et latine, sacerdotale et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébeïenne; la propriété foncière et la propriété mobilière, la stabilité et le progrès, la nature et la liberté.

La famille reparaît ici dans la cité; le foyer domestique des Pélasges est rallumé sur l'autel de Vesta. Le dualisme de la Perse est reproduit ; mais il a passé des dieux aux hommes, de l'abstraction à la réalité, de la métaphysique religieuse au droit

civil. La présence de deux races dans les mêmes murs, l'opposition de leurs intérêts, le besoin d'équilibre, commence cette guerre légale par-devant le juge, dont la forme fait l'objet de la jurisprudence. L'héroïsme guerrier de la Perse et de la Grèce, cette jeune ardeur de combat devient ici plus sage, et consent à n'employer dans la cité d'autre arme que la parole. Dans ce duel verbal, comme dans la guerre des conquêtes, les adversaires sont éternellement le possesseur et le demandeur. Le premier a pour lui l'autorité, l'ancienneté, la loi écrite; ses pieds posent fortement sur la terre dans laquelle il est enraciné. L'autre, athlète mobile, a pour arme l'interprétation; le temps est de son parti. Et le juge, emporté par le temps, n'aura d'autre travail que de sauver la lettre immobile, en y introduisant l'esprit toujours nouveau. Ainsi, la liberté ruse avec la fatalité; ainsi le droit va s'humanisant par l'équivoque.

Rome n'est point un monde exclusif. A l'intérieur, la cité s'ouvre peu à peu aux plébéïens ; à l'extérieur, au Latium, à l'Italie, à toutes les provinces. De même que la famille romaine se recrute par l'adoption, s'étend et se divise par l'émancipation, la cité adopte des citoyens, puis des villes entières sous le nom de municipes, tandis qu'elle se reproduit à l'infini dans ses colonies; sur chaque conquête, elle dépose une jeune Rome qui représente sa métropole.

Ainsi, tandis que la cité grecque, colonisant, mais n'adoptant jamais, se dispersait et devait, à la longue, mourir d'épuisement, Rome gagne et perd avec la régularité d'un organisme vivant; elle aspire, si je l'ose dire, les peuples latins, sabins, étrusques, et, devenus Romains, elle les respire au dehors dans ses colonies.

Et elle assimila ainsi tout le monde. La barbarie occidentale, Espagne, Bretagne et Gaule, la civilisation orientale, Grèce, Égypte, Asie, Syrie, tout y passa à son tour. Le monde sémitique résistait: Carthage fut anéantie, la Judée dispersée. Tout le reste fut élevé malgré soi à l'uniformité de langues, de droit, de religion; tous devinrent, bon gré, mal gré, Italiens, Romains, sénateurs, empereurs. Après les Césars, romains et patriciens, les Flaviens ne sont plus qu'Italiens; les Antonins, Espagnols ou Gaulois ; puis, l'Orient réclamant ses droits contre l'Occident, paraissent les empereurs africains et syriens, Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre-Sévère; enfin les provinciaux du centre, les durs paysans de l'Illyrie, les Aurélien et les Probus, les barbares mêmes, l'Arabe Philippe et le Goth Maximin. Avant que l'empire soit envahi, la pourpre impériale a été déjà conquise par toutes les nations.

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