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connaissances humaines pour accorder les doctrines d'Aristote avec celles de l'Église. Au dix-septième, enfin, les jurisconsultes du royaume de Naples restaient seuls fidèles à cette définition antique de la jurisprudence: scientia rerum divinarum atque humanarum. C'était dans une telle contrée qu'on devait tenter pour la première fois de fondre toutes les connaissances qui ont l'homme pour objet dans un vaste système, qui rapprocherait l'une de l'autre l'histoire des faits et celle des langues, en les éclairant toutes deux par une critique nouvelle, et qui accorderait la philosophie et l'histoire, la science et la religion.

Néanmoins on aurait peine à comprendre ce phénomène, si Vico lui-même ne nous avait fait connaitre quels travaux préparèrent la conception de son système (Vie de Vico, écrite par lui-même). Les détails que l'on va lire sont tirés de cet inestimable monument; ceux qui ne pouvaient entrer ici ont été rejetés dans l'appendice du discours.

JEAN-BAPTISTE VICO, né à Naples, d'un pauvre libraire, en 1668, reçut l'éducation du temps; c'était l'étude des langues anciennes, de la scolastique, de la théologie et de la jurisprudence. Mais il aimait trop les généralités pour s'occuper avec goût de la pratique du droit. Il ne plaida qu'une fois, pour défendre son père, gagna sa cause, et renonça au barreau ; il avait alors seize ans. Peu de temps après, la nécessité l'obligea de se charger d'enseigner le droit aux neveux ́de l'évêque d'Ischia. Retiré pendant neuf années dans la belle solitude de Vatolla, il suivit en liberté la route que lui traçait son génie, et se partagea entre la poésie, la phisosophie et la jurisprudence. Ses maîtres furent les jurisconsultes romains, le divin Platon, et ce Dante avec lequel il avait lui-même tant de rapport par son caractère mélancolique et ardent. On montre encore la petite bibliothèque d'un couvent où il travaillait, et où il conçut peut-être la première idée de la Science nouvelle.

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Lorsque Vico revint à Naples (c'est lui-même qui parle), il se vit comme étranger dans sa pa» trie. La philosophie n'était plus étudiée que dans » les Méditations de Descartes, et dans son Discours » sur la méthode, où il désapprouve la culture de » la poésie, de l'histoire et de l'éloquence. Le pla» tonisme qui, au seizième siècle, les avait si heu> reusement inspirées, qui, pour ainsi dire, avait >> alors ressuscité la Grèce antique en Italie, était relégué dans la poussière des cloftres. Pour le droit, les commentateurs modernes étaient préfé

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1 Il y propose le problème suivant: Ne pourrait-on pas animer d'un même esprit tout le savoir divin et humain, de sorte que les sciences se donnassent la main,

>> rés aux interprètes anciens. La poésie, corrompue » par l'afféterie, avait cessé de puiser aux torrents » de Dante, aux limpides ruisseaux de Pétrarque. » On cultivait même peu la langue latine. Les scien»ces, les lettres étaient également languissantes. »

C'est que les peuples, pas plus que les individus, n'abdiquent impunément leur originalité. Le génie italien voulait suivre l'impulsion philosophique de la France et de l'Angeleterre, et il s'annulait luimême. Un esprit vraiment italien ne pouvait se soumettre à cette autre invasion de l'Italie par les étrangers. Tandis que tout le siècle tournait des yeux avides vers l'avenir, et se précipitait dans les routes nouvelles que lui ouvrait la philosophie, Vico eut le courage de remonter vers cette antiquité si dédaignée, et de s'identifier avec elle. Il ferma les commentateurs et les critiques, et se mit à étudier les originaux, comme on l'avait fait à la renaissance des lettres.

Fortifié par ces études profondes, il osa attaquer le cartesianisme, non-seulement dans sa partie dogmatique qui conservait peu de crédit, mais aussi dans sa méthode que ses adversaires mêmes avaient embrassée, et par laquelle il régnait sur l'Europe. Il faut voir dans le discours où il compare la méthode d'enseignement suivie par les modernes à celle des anciens 1, avec quelle sagacité il marque les inconvénients de la première. Nulle part les abus de la nouvelle philosophie n'ont été attaqués avec plus de force et de modération : l'éloignement pour les études historiques, le dédain du sens commun de l'humanité, la manie de réduire en art ce qui doit être laissé à la prudence individuelle, l'application de la méthode géométrique aux choses qui comportent le moins une démonstration rigoureuse, etc. Mais, en même temps, ce grand esprit, loin de se ranger parmi les détracteurs aveugles de la réforme cartésienne, en reconnaît hautement le bienfait il voyait de trop haut pour se contenter d'aucune solution incomplète : « Nous devons beau» coup à Descartes, qui a établi le sens individuel » pour règle du vrai ; c'était un esclavage trop avilis>> sant, que de faire tout reposer sur l'autorité. Nous >> lui devons beaucoup pour avoir voulu soumettre » la pensée à la méthode; l'ordre des scolastiques » n'était qu'un désordre. Mais vouloir que le juge>> ment de l'individu règne seul, vouloir tout assu»jettir à la méthode géométrique, c'est tomber dans » l'excès opposé. Il serait temps désormais de pren» dre un moyen terme; de suivre le jugement individuel, mais avec les égards dus à l'autorité;

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pour ainsi dire, el qu'une université d'aujourd'hui représentát un Platon ou un Aristote, avec tout le savoir que nous avons de plus que les anciens?

» d'employer la méthode, mais une méthode diverse » selon la nature des choses 1. »

Celui qui assignait à la vérité le double criterium du sens individuel et du sens commun, se trouvait dès lors dans une route à part. Les ouvrages qu'il a publiés depuis, n'ont plus un caractère polémique. Ce sont des discours publics, des opuscules, où il établit séparément les opinions diverses qu'il devait plus tard réunir dans son grand système. L'un de ces opuscules est intitulé: Essai d'un système de jurisprudence, dans lequel le droit civil des Romains serait expliqué par les révolutions de leur gouvernement. Dans un autre, il entreprend de prouver que la sagesse italienne des temps les plus reculés peut se découvrir dans les étymologies latines. C'est un traité complet de métaphysique, trouvé dans l'histoire d'une langue 2. On peut néanmoins faire sur ces premiers travaux de Vico une observation qui montre tout le chemin qu'il avait encore à parcourir pour arriver à la Science nouvelle : c'est qu'il rapporte la sagesse de la jurisprudence romaine, et celle qu'il découvre dans la langue des anciens Italiens, au génie des jurisconsultes ou des philosophes, au lieu de l'expliquer, comme il le fit plus tard, par la sagesse instinctive que Dieu donne aux nations. Il croit encore que la civilisation italienne, que la législation romaine, ont été importées en Italie, de l'Égypte ou de la Grèce.

Jusqu'en 1719, l'unité manqua aux recherches de Vico; ses auteurs favoris avaient été jusque-là Platon, Tacite et Bacon, et aucun d'eux ne pouvait la lui donner : « Le second considère l'homme tel » qu'il est, le premier tel qu'il doit être; Platon » contemple l'honnête avec la sagesse spéculative; » Tacite observe l'utile avec la sagesse pratique. >> Bacon réunit ces deux caractères (cogitare, vi» dere). Mais Platon cherche dans la sagesse vul» gaire d'Homère, un ornement plutôt qu'une base » pour sa philosophie; Tacite disperse la sienne à >> la suite des événements; Bacon, dans ce qui re

1 Réponse à un article du journal littéraire d'Italie où l'on attaquait le livre De antiquissimâ Italorum sapientiá ex originibus linguæ latinæ eruendâ, 1711.

2 Cet ouvrage est le seul dont Vico n'ait point transporté les idées dans la Science nouvelle. On le trouvera traduit dans cette édition.

3 Omnis divinæ atque humanæ eruditionis elementa tria, nosse, velle, posse; quorum principium unum mens; cujus oculus ratio; cui æterni veri lumen præbet Deus...—Hæc tria elementa, quæ tam existere, et nostra esse, quàm nos vivere certò scimus, unâ illâ re, de quâ omninò dubitare non possumus, nimirùm cogitatione explicemus: quod quò faciliùs faciamus, hanc tractationem universam divido in partes tres : quarum primâ

1. MICHELET.

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» garde les lois, ne fait pas assez abstraction des >> temps et des lieux pour atteindre aux plus hautes

généralités. Grotius a un mérite qui leur man» que; il enferme dans son système le droit uni>> versel, la philosophie et la théologie, en les ap>> puyant toutes deux sur l'histoire des faits, vrais ou fabuleux, et sur celle des langues. »>

La lecture de Grotius fixa ses idées et détermina la conception de son système. Dans un discours prononcé en 1719, il traita le sujet suivant : «<Les » éléments de tout le savoir divin et humain peu>> vent se réduire à trois, connaître, vouloir, pou» voir. Le principe unique en est l'intelligence. » L'œil de l'intelligence, c'est-à-dire la raison, reçoit de Dieu la lumière du vrai éternel. Toute >> science vient de Dieu, retourne à Dieu, est en » Dieu 3. » Et il se chargeait de prouver la fausseté de tout ce qui s'écarterait de cette doctrine. C'était, disaient quelques-uns, promettre plus que Pic de la Mirandole, quand il afficha ses thèses de omni scibili. En effet Vico n'avait pu, dans un discours, montrer que la partie philosophique de son système, et avait été obligé d'en supprimer les preuves, c'est-à-dire toute la partie philologique. S'étant mis ainsi dans l'heureuse nécessité d'exposer toutes ses idées, il ne tarda pas à publier deux essais intitulés: Unité de principe du droit universel, 1720;

Harmonie de la science du jurisconsulte (De constantiâ jurisprudentis), c'est-à-dire, accord de la philosophie et de la philologie, 1721. Peu après (1722) il fit paraître des notes sur ces deux ouvrages, dans lesquels il appliquait à Homère la critique nouvelle dont il y avait exposé les principes.

Cependant ces opuscules divers ne formaient pas un même corps de doctrine; il entreprit de les fondre en un seul ouvrage qui parut, en 1723, sous le titre de Principes d'une science nouvelle, relative à la nature commune des nations, au moyen desquels on découvre de nouveaux principes du droit naturel des gens. Cette première édition de la Science nouvelle est aussi le dernier mot de l'au

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omnia scientiarum principia à Deo esse in secundâ, divinum lumen, sive æternum verum per hæc tria, quæ proposuimus elementa omnes scientias permeare: easque omnes unâ arctissimâ complexione colligatas alias in alias dirigere, et cunctas ad Deum ipsarum principium revocare: in tertiâ, quidquid usquàm de divinæ ac humanæ eruditionis principiis scriptum, dictumve sit, quod cum his principiis congruerit, verum; quod dissenserit, falsum esse demonstremus. Atque adeò de divinarum atque humanarum rerum notitiâ hæc agam tria, de origine, de circulo, de constantiâ; et ostendam, origine, omnes à Deo provenire; circulo, ad Deum redire omnes; constantiâ, omnes constare in Deo, omnesque eas ipsas præter Deum tenebras esse et errores.

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teur, si l'on considère le fond des idées. Mais il en a entièrement changé la forme dans les autres éditions publiées de son vivant. Dans la première, il suit encore une marche analytique 1. Elle est infiniment supérieure pour la clarté. Néanmoins c'est dans celles de 1730 et de 1744 que l'on a toujours cherché de préférence le génie de Vico. Il y débute par des axiomes, en déduit toutes les idées particulières et s'efforce de suivre une méthode géométrique que le sujet ne comporte pas toujours. Malgré l'obscurité qui en résulte, malgré l'emploi continuel d'une terminologie bizarre que l'auteur néglige souvent d'expliquer, il y a dans l'ensemble du système, présenté de cette manière, une grandeur imposante, et une sombre poésie qui fait penser à celle de Dante. Nous avons traduit, en l'abrégeant, l'édition de 1744; mais, dans l'exposé du système que l'on va lire, nous nous sommes souvent rapproché de la méthode que l'auteur avait suivie dans la première, et qui nous a paru convenir davantage à un public français.

Dans cette variété infinie d'actions et de pensées, de mœurs et de langues que nous présente l'histoire de l'homme, nous retrouvons souvent les mêmes traits, les mêmes caractères. Les nations les plus éloignées par les temps et par les lieux, suivent dans leurs révolutions politiques, dans celles du langage, une marche singulièrement analogue. Dégager les phénomènes réguliers des accidentels, et déterminer les lois générales qui régissent les premiers; tracer l'histoire universelle, éternelle, qui se produit dans le temps sous la forme des histoires particulières, décrire le cercle idéal dans lequel tourne le monde réel, voilà l'objet de la nouvelle science. Elle est tout à la fois la philosophie et l'histoire de l'humanité.

Elle tire son unité de la religion, principe producteur et conservateur de la société. Jusqu'ici on n'a parlé que de théologie naturelle; la science nouvelle est une théologie sociale, une démonstration historique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels, à l'insu des hommes et souvent malgré eux, elle a gouverné la grande cité du genre humain. Qui ne ressentira un divin plaisir

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1 Vico a très-bien marqué lui-même les progrès de sa méthode « Ce qui me déplaît dans mes livres sur le droit universel (De juris uno principio, et De constantiá jurisprudentis ), c'est que j'y pars des idées de Platon et d'autres grands philosophes, pour descendre à l'examen des intelligences bornées et stupides des premiers hommes qui fondèrent l'humanité païenne, tandis que j'aurais dû suivre une marche toute contraire. De là les erreurs où je suis tombé dans certaines matières... Dans la première édition de la Science nouvelle, j'errais, sinon dans la matière, au moins dans l'ordre

en ce corps mortel, lorsque nous contemplerons ce monde des nations, si varié de caractères, de temps et de lieux, dans l'uniformité des idées divines?

Les autres sciences s'occupent de diriger l'homme et de le perfectionner; mais aucune n'a encore pour objet la connaissance des principes de la civilisation d'où elles sont toutes sorties. La science qui nous révélerait ces principes, nous mettrait à même de mesurer la carrière que parcourent les peuples dans leurs progrès et leur décadence, de calculer les âges de la vie des nations. Alors on connaîtrait les moyens par lesquels une société peut s'élever ou se ramener au plus haut degré de civilisation dont elle soit susceptible, alors seraient accordées la théorie et la pratique, les savants et les sages, les philosophes et les législateurs, la sagesse de réflexion avec la sagesse instinctive; et l'on ne s'écarterait des principes de cette science de l'humanisation, qu'en abdiquant le caractère d'homme, et se séparant de l'humanité.

La science nouvelle puise à deux sources: la philosophie, la philologie. La philosophie contemple le vrai par la raison; la philologie observe le réel; c'est la science des faits et des langues. La philosophie doit appuyer ses théories sur la certitude des faits; la philologie, emprunter à la philosophie ses théories pour élever les faits au caractère de vérités universelles éternelles.

Quelle philosophie sera féconde? celle qui relèvera, qui dirigera l'homme déchu et toujours débile, sans l'arracher à sa nature, sans l'abandonner à sa corruption. Ainsi nous fermons l'école de la science nouvelle aux stoïciens qui veulent la mort des sens, aux épicuriens qui font des sens la règle de l'homme; ceux-là s'enchaînent au destin, ceuxci s'abandonnent au hasard; les uns et les autres nient la Providence. Ces deux doctrines isolent l'homme, et devraient s'appeler philosophies solitaires. Au contraire, nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les platoniciens, parce qu'ils sont d'accord avec tous les législateurs sur nos trois principes fondamentaux: existence d'une Providence divine, nécessité de

que je suivais. Je traitais des principes des idées, en les séparant des principes des langues, qui sont naturellement unis entre eux. Je parlais de la méthode propre à la Science nouvelle, en la séparant des principes des idées et des principes des langues. » Additions à une préface de la Science nouvelle, publiées avec d'autres pièces inédiles de Vico, par M.Antonio Giordano, 1818. Ajoutons à cette critique, que, dans la première édition, il conçoit pour l'humanité l'espoir d'une perfection stationnaire. Cette idée, que tant d'autres philosophes devaient reproduire, ne reparaît plus dans les éditions suivantes.

modérer les passions et d'en faire des vertus humaines, immortalité de l'âme. Ces trois vérités philosophiques répondent à autant de faits historiques institution universelle des religions, des mariages et des sépultures. Toutes les nations ont attribué à ces trois choses un caractère de sainteté; elles les ont appelées humanitatis commercia (Tacite), et par une expression plus sublime encore, fædera generis humani.

La philologie, science du réel, science des faits historiques et des langues, fournira les matériaux à la science du vrai, à la philosophie. Mais le réel, ouvrage de la liberté de l'individu, est incertain de sa nature. Quel sera le criterium, au moyen duquel nous découvrirons dans sa mobilité le caractère immuable du vrai?... le sens commun, c'està-dire le jugement irréfléchi d'une classe d'hommes, d'un peuple, de l'humanité; l'accord général du sens commun des peuples constitue la sagesse du genre humain. Le sens commun, la sagesse vulgaire, est la règle que Dieu a donnée au monde social.

Cette sagesse est une, sous la double forme des actions et des langues, quelque variées qu'elles puissent être par l'influence des causes locales, et son unité leur imprime un caractère analogue chez les peuples les plus isolés. Ce caractère est surtout sensible dans tout ce qui touche le droit naturel. Interrogez tous les peuples sur les idées qu'ils se font des rapports sociaux, vous verrez qu'ils les comprennent tous de même sous des expressions diverses; on le voit dans les proverbes, qui sont les maximes de la sagesse vulgaire. N'essayons pas d'expliquer cette uniformité du droit naturel en supposant qu'un peuple l'a communiqué à tous les autres. Partout il est indigène, partout il a été fondé par la Providence dans les mœurs des naitons.

Cette identité de la pensée humaine, reconnue dans les actions et dans le langage, résout le grand problème de la sociabilité de l'homme, qui a tant embarrassé les philosophes; et si l'on ne trouvait point le nœud délié, nous pourrions le trancher d'un mot: Nulle chose ne reste longtemps hors de son état naturel; l'homme est sociable, puisqu'il reste en société.

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Nous nous occuperons principalement des deux premières périodes. Les causes de cette civilisation dont nous sommes si fiers, doivent être recherchées dans les âges que nous nommons barbares, et qu'il serait mieux d'appeler religieux et poétiques; toute la sagesse du genre humain y était déjà dans son ébauche et dans son germe. Mais lorsque nous essayons de remonter vers des temps si loin de nous, que de difficultés nous arrêtent ! La plupart des monuments ont péri, et ceux même qui nous restent ont été altérés, dénaturés par les préjugés des âges suivants. Ne pouvant expliquer les origines de la société, et ne se résignant point à les ignorer, on s'est représenté la barbarie antique d'après la civilisation moderne. Les vanités nationales ont été soutenues par la vanité des savants qui mettent leur gloire à reculer l'origine de leurs sciences favorites. Frappé de l'heureux instinct qui guida les premiers hommes, on s'est exagéré leurs lumières, et on leur a fait honneur d'une sagesse qui était celle de Dieu. Pour nous, persuadés qu'en toute chose les commencements sont simples et grossiers, nous regarderons les Zoroastre, les Hermès et les Orphée moins comme les auteurs que comme les produits et les résultats de la civilisation antique, et nous rapporterons l'origine de la société païenne au sens commun qui rapprocha les uns des autres les hommes encore stupides des premiers âges.

Les fondateurs de la société sont pour nous ces cyclopes dont parle Homère, ces géants par lesquels commence l'histoire profane aussi bien que l'histoire sacrée. Après le déluge, les premiers hommes, excepté les patriarches ancêtres du peuple de Dieu, durent revenir à la vie sauvage, et, par l'effet de l'éducation la plus dure, reprirent la taille gigantesque des hommes antédiluviens. (Nudi ac sordidi in hos artus, in hæc corpora, quæ miramur, excrescunt. TACITI Germ.)

Ils s'étaient dispersés dans la vaste forêt qui couvrait la terre, tout entiers aux besoins physiques, farouches, sans loi, sans dieu. En vain la nature les environnait de merveilles; plus les phénomènes étaient réguliers, et par conséquent dignes d'admiration, plus l'habitude les leur rendait indifférents. Qui pouvait dire comment s'éveillerait la pensée humaine?... Mais le tonnerre s'est fait entendre, ses terribles effets sont remarqués; les géants effrayés reconnaissent la première fois une puissance supérieure, et la nomment Jupiter; ainsi dans les traditions de tous les peuples, Jupiter ter-' rasse les géants. C'est l'origine de l'idolâtrie, fille de la crédulité, et non de l'imposture, comme on l'a tant répété.

L'idolâtrie fut nécessaire au monde, sous le rap

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port social: quelle autre puissance que celle d'une religion pleine de terreurs, aurait dompté le stupide orgueil de la force, qui jusque-là isolait les individus?

sous le rapport religieux : ne fallaitil pas que l'homme passât par cette religion des sens, pour arriver à celle de la raison, et de celleci à la religion de la foi?

Mais comment expliquer ce premier pas de l'esprit humain, ce passage critique de la brutalité à l'humanité? Comment, dans un état de civilisation aussi avancé que le nôtre, lorsque les esprits ont acquis par l'usage des langues, de l'écriture et du calcul, une habitude invincible d'abstraction, nous replacer dans l'imagination de ces premiers hommes plongés tout entiers dans les sens, et comme ensevelis dans la matière? Il nous reste heureusement sur l'enfance de l'espèce et sur ses premiers développements le plus certain, le plus naïf de tous les témoignages : c'est l'enfance de l'individu.

L'enfant admire tout, parce qu'il ignore tout. Plein de mémoire, imitateur au plus haut degré, son imagination est puissante en proportion de son incapacité d'abstraire. Il juge de tout d'après luimême, et suppose la volonté partout où il voit le mouvement.

Tels furent les premiers hommes. Ils firent de toute la nature un vaste corps animé, passionné comme eux. Ils parlaient souvent par signes; ils pensèrent que les éclairs et la foudre étaient les signes de cet être terrible. De nouvelles observations multiplièrent les signes de Jupiter, et leur réunion composa une langue mystérieuse, par laquelle il daignait faire connaître aux hommes ses volontés. L'intelligence de cette langue devint une science, sous les noms de divination, théologie mystique, mythologie, muse.

Peu à peu tous les phénomènes de la nature, tous les rapports de la nature à l'homme, ou des hommes entre eux, devinrent autant de divinités. Prêter la vie aux êtres inanimés, prèter un corps aux choses immatérielles, composer des êtres qui n'existent complétement dans aucune réalité, voilà la triple création du monde fantastique de l'idolâtrie. Dieu, dans sa pure intelligence, crée les êtres par cela qu'il les connaît; les premiers hommes, puissants de leur ignorance, créaient à leur manière par la force d'une imagination, si je puis le dire, toute matérielle. Poëte veut dire créateur; ils étaient donc poëtes, et telle fut la sublimité de leurs conceptions qu'ils s'en épouvantèrent euxmêmes, et tombèrent tremblants devant leur ouvrage. (Fingunt simul creduntque. TACITE.)

C'est pour cette poésie divine qui créait et expliquait le monde invisible, qu'on inventa le nom de

sagesse, revendiqué ensuite par la philosophie. En effet, la poésie était déjà pour les premiers âges une philosophie sans abstraction, toute d'imagination et de sentiment. Ce que les philosophes comprirent dans la suite, les poëtes l'avaient senti; et si, comme le dit l'École, rien n'est dans l'intelligence qui n'ait été dans le sens, les poëtes furent le sens du genre humain, les philosophes en furent l'intelligence 1.

Les signes par lesquels les hommes commencerent à exprimer leurs pensées furent les objets mêmes qu'ils avaient divinisės. Pour dire la mer, ils la montraient de la main; plus tard ils dirent Neptune. C'est la langue des dieux dont parle Homère. Les noms des trente mille dieux latins recueillis par Varron, ceux des Grecs, non moins nombreux, formaient le vocabulaire divin de ces deux peuples. Originairement la langue divine ne pouvant se parler que par actions, presque toute action était consacrée ; la vie n'était pour ainsi dire qu'une suite d'actes muets de religion. De là restèrent dans la jurisprudence romaine, les acta legitima, cette pantomime qui accompagnait toutes les transactions civiles. Les hiéroglyphes furent l'écriture propre à cette langue imparfaite, loin qu'ils aient été inventés par les philosophes pour y cacher les mystères d'une sagesse profonde. Toutes les nations barbares ont été forcées de commencer ainsi, en attendant qu'elles se formassent un meilleur système de langage et d'écriture. Cette langue muette convenait à un âge où dominaient les religions; elles veulent être respectées, plutôt que

raisonnées.

Dans l'âge héroïque, la langue divine subsistait encore, la langue humaine ou articulée commençait; mais cet âge en eut de plus une qui lui fut propre; je parle des emblèmes, des devises, nouveau genre de signes qui n'ont qu'un rapport indirect à la pensée. C'est cette langue que parlent les armes des héros; elle est restée celle de la discipline militaire. Transportée dans la langue articulée, elle dut donner naissance aux comparaisons, aux métaphores, etc. En général la métaphore fait le fond des langues.

Le premier principe qui doit nous guider dans la recherche des étymologies, c'est que la marche des idées correspond à celle des choses. Or, les degrés de la civilisation peuvent être ainsi indiqués: Forêts, cabanes, villages, cités ou sociétés de citoyens, académies ou sociétés de savants; les hommes habitent d'abord les montagnes, ensuite les plaines, enfin les rivages. Les idées et les per

1 Philosophie est une poésie sophistiquée, MONTAIGNE, III. v, p. 216, édit. Lefebvre.

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