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Cette magnifique adoption des peuples fit longtemps croire aux Romains qu'ils avaient accompli l'œuvre de l'humanité. Capitoli immobile saxum... res romanæ, perituraque regna... Rome se trompa comme Alexandre, elle crut réaliser la cité universelle, éternelle. Et cependant les barbares, les chrétiens, les esclaves, protestaient, chacun à leur manière, que Rome n'était pas la cité du monde, et rompaient diversement cette unité mensongère.

Le monde héroïque de la Grèce et de Rome, laissant les arts de la main aux vaincus, aux esclaves, ne poursuivit pas loin cette victoire de l'homme sur la nature qu'on appelle l'industrie. Les vieilles races industrielles, les Pélasges et d'autres tribus furent asservies, et périrent. Puis, périrent, entre les vainqueurs eux-mêmes, les tribus inférieures, achéennes, etc. Puis, dans les vainqueurs des vainqueurs, Doriens, Ioniens, Romains, les pauvres périrent à leur tour. Celui qui a, aura davantage; celui qui manque, aura toujours moins, si l'industrie ne jette un pont sur l'abîme qui sépare le pauvre et le riche. L'économie fit préférer le travail des esclaves, c'est-à-dire des choses, à celui des hommes; l'économie fit traiter ces choses comme choses; si elles périssaient, le maître en rachetait à bon marché, et y gagnait encore. Les Syriens, Bythiniens, Thraces, Germains et Gaulois, approvisionnèrent longtemps les terres avides et meurtrières de la Grèce et de l'Italie. Cependant le cancer de l'esclavage gagnait de proche en proche; et peu à peu, rien ne put le nourrir. Alors la dépopulation commença et prépara la place aux barbares, qui devaient venir bientôt d'eux-mêmes aux marchés de Rome, mais libres, mais armés, pour venger leurs aïeux.

Longtemps avant cette dissolution matérielle et définitive de l'empire, une puissante dissolution morale le travaillait au dedans. La Grèce et l'Orient, que Rome avait cru asservir, l'avaient elle-même envahie et soumise. Dès les guerres de Philippe et d'Antiochus, les dieux élégants d'Athènes s'étaient, sous les noms des vieilles divinités latines, insinués dans les temples de Rome, et avaient occupé les autels des dieux vainqueurs. Le Romain barbare se mit à étudier la Grèce. Il en adopta la langue, en imita la littérature, relut le Phédon à Utique, mourut à Philippes en citant Euripide, ou s'écria en grec sous le poignard de Brutus. L'expression littéraire de cette Rome hellénisée est le siècle d'Auguste; son fruit fut Marc-Aurèle, l'idéal de la morale antique.

Derrière la Grèce, s'avançait à cette conquête intellectuelle de Rome, le monde oriental qui s'était fondu avec la Grèce dans Alexandrie. La translation de l'empire dans l'Orient, qui réussit à Constantin, avait été, de bonne heure, tentée par Antoine. Il

voulut faire d'une ville orientale la capitale du monde. Cléopâtre jurait : Par les lois que je dicterai dans le Capitole. Il fallut, pour que l'Orient accomplit cette parole, qu'il eût auparavant conquis l'Occident par la puissance des idées. Alexandrie fut du moins le centre de ce monde ennemi de Rome, le foyer où fermentèrent toutes les croyances, toutes les philosophies de l'Asie et de l'Europe, la Rome du monde intellectuel.

Ces croyances, ces religions n'entrèrent pas sans peine dans Rome. Elle avait repoussé avec horreur dans les bacchanales la première apparition du culte orgiastique de la nature. Et voilà qu'un moment après, les prêtres fardés de Cybèle amènent le lion de la bonne déesse, étonnant le peuple de leurs danses frénétiques, de leurs grossiers prestiges, se tailladant les bras et les jambes, et se faisant un jeu de leurs blessures. Leur dieu, c'est l'équivoque Athis, dont ils fêtent par des rires et des pleurs la mort et la résurrection. Puis arrive le sombre Sérapis, autre dieu de la vie et de la mort. Et cependant sous le Capitole, sous le trône même de Jupiter, le sanguinaire Mithra creuse sa chapelle souterraine, et régénère l'homme avide d'expiation, dans le bain immonde du hideux taurobole. Enfin un secte sortie des Juifs, et rejetée d'eux, célèbre aussi la mort et la vie; son Dieu est mort du supplice des esclaves; Tacite ne sait que dire de l'association nouvelle. Il ne connaît les chrétiens que pour avoir illuminé de leurs corps en flamme les fêtes et les jardins de Néron.

La différence était cependant profonde entre le christianisme et les autres religions orientales de la vie et de la mort. Celles-ci plongeaient l'homme dans la matière, elles prenaient pour symbole le signe obscène de la vie et de la génération. Le christianisme embrassa l'esprit, embrassa la mort. Il en adopta le signe funèbre. La vie, la nature, la matière, la fatalité, furent immolées par lui. Le corps et la chair, divinisés jusque-là, furent marqués dans leurs temples mêmes du signe de la consomption qui les travaille. On aperçut avec horreur le ver qui les rongeait sur l'autel. La liberté, affamée de douleur, courut à l'amphithéâtre, et savoura son supplice.

J'ai baisé de bon cœur la croix de bois qui s'élève au milieu du Colysée, vaincu par elle. De quelles étreintes la jeune foi chrétienne dut-elle la serrer, lorsqu'elle apparut dans cette enceinte entre les lions et les léopards! Aujourd'hui encore, quel que soit l'avenir, cette croix, chaque jour plus solitaire, n'est-elle pas pourtant l'unique asile de l'âme religieuse? L'autel a perdu ses honneurs, l'humanité s'en éloigne peu à peu; mais je vous en prie, oh! dites-le-moi, si vous le savez, s'est-il élevé un autre autel?

Dans l'arène du Colysée se rencontrèrent le chrétien et le barbare, représentants de la liberté pour l'Orient et pour l'Occident. Nous sommes nés de leur union, et nous, et tout l'avenir.

« Je vois devant moi le gladiateur étendu. Sa >> tête sur sa main s'affaisse par degrés. Les dernières » gouttes de son sang s'échappent lentement... Déjà » l'arène tourne autour de lui... il entend encore » les barbares acclamations... Il a entendu, mais » ses yeux, son cœur, étaient bien loin. Il voyait >> sa hutte sauvage près du Danube, et ses enfants » qui se jouaient, et leur mère... Lui égorgé pour | » le passe-temps de Rome!... Il faut qu'il meure, » et sans vengeance! Levez-vous, hommes du » Nord!... » S'écroulent l'Empire, et le cirque, et cette ville enivrée de sang!

Alaric assurait qu'une impulsion fatale l'entrainait contre Rome. Il la saccagea et mourut. Le premier ban des barbares, Goths, Bourguignons, Hérules, révérèrent la majesté mystérieuse de la ville qu'on ne violait pas impunément. Celui même qui se vantait que l'herbe ne poussait jamais où avait passé son cheval, tourna bride, et sortit de l'Italie. Les premiers barbares furent intimidés ou séduits par la cité qu'ils venaient détruire. Ils composèrent avec le génie romain, et maintinrent l'esclavage. A eux n'appartenait pas la restauration du monde.

Ensuite vinrent les Francs 1, enfants d'Odin, furieux de pillage et de guerre, avides de blessures et de mort, comme les autres de fêtes et de banquets, impatients d'aller boire la bière au Wahalla, dans le crâne de leurs ennemis. Ceux-là marchaient presque nus au combat, se jetaient dans une barque pour tourner l'Océan, du Bosphore à la Batavie. Sous leur domination farouche et impitoyable, l'esclavage domestique ne laissa pas de disparaître; le servage lui succéda; le servage fut déjà une délivrance pour l'humanité opprimée.

Ces barbares apportaient une nature vierge à l'Église. Elle eut prise sur eux. Les Goths et Bourguignons, qui ne voyaient qu'un homme en Jésus, n'avaient reçu du christianisme ni sa poésie, ni sa forte unité. Le Franc adopta l'homme Dieu, adopta Rome purifiée, et se fit appeler César. Le chaos tourbillonnant de la barbarie, qui, dès Attila, dès Théodoric, voulait se fixer et s'unir, trouva son centre en Charlemagne.

Cette unité, matérielle et mensongère encore, dura une vie d'homme, et, tombant en poudre, laissa sur l'Europe l'aristocratie épiscopale, l'aristocratie féodale, couronnées du pape et de l'empereur.

1 Les idées qui suivent sur le caractère des Francs, ont été légèrement modifiées par l'auteur dans d'autres

Merveilleux système dans lequel s'organisèrent et se posèrent en face l'un de l'autre l'empire de Dieu et l'empire de l'homme. La force matérielle, la chair, l'hérédité, dans l'organisation féodale; dans l'Église, la parole, l'esprit, l'élection. La force partout, l'esprit au centre, l'esprit dominant la force. Les hommes de fer courbèrent devant le glaive invisible la roideur de leurs armures; le fils du serf put mettre le pied sur la tête de Frédéric Barberousse. Et nonseulement l'esprit domina la force, mais il l'entraîna. Ce monde de la force, subjugué par l'esprit, s'exprima par les croisades, guerre de l'Europe contre l'Asie, guerre de la liberté sainte contre la nature sensuelle et impie. Toutefois, il lui fallut pour but immédiat, un symbole matériel de cette opposition; ce fut la délivrance du tombeau de Jésus-Christ. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, partirent sans armes, sans vivres, sans vaisseaux, bien sùrs que Dieu les nourrirait, les défendrait, les transporterait au delà des mers. Et les petits enfants aussi, dit un contemporain, suivaient dans des charriots, et à chaque ville dont ils apercevaient de loin les murs, ils demandaient dans leur simplicité : N'est-ce pas là Jérusalem?

Ainsi s'accomplit en mille ans ce long miracle du moyen âge, cette merveilleuse légende dont la trace s'efface chaque jour de la terre, et dont on douterait dans quelques siècles, si elle ne s'était fixée et comme cristallisée pour tous les âges dans les flèches, et les aiguilles, et les roses, et les arceaux sans nombre des cathédrales de Cologne et de Strasbourg, dans les cinq mille statues de marbre qui couronnent celle de Milan. En contemplant cette muette armée d'apôtres et de prophètes, de saints et de docteurs échelonnés de la terre au ciel, qui ne reconnaîtra la cité de Dieu, élevant jusqu'à lui la pensée de l'homme?... Chacune de ces aiguilles qui voudraient s'élancer, est une prière, un vœu impuissant arrêté dans son vol par la tyrannie de la matière. La flèche, qui jaillit au ciel d'un si prodigieux élan, proteste auprès du Très - Haut que la volonté du moins n'a pas manqué. Autour rugit le monde fatal du paganisme, grimaçant en mille figures équivoques de bêtes hideuses, tandis qu'au pied les guerriers barbares restent pétrifiés dans l'attitude où les a surpris l'enchantement de la parole chrétienne; l'éternité ne leur suffira pas pour en revenir.

Le charme s'est pourtant rompu pour le genre humain. Le dernier mot du christianisme dans l'art, la cathédrale de Cologne est restée inachevée. Ces nefs immenses se sont trouvées trop étroites pour l'envahissement de la foule. Du peuple s'est levé

ouvrages. Il a cru aussi devoir expliquer la théorie de la p. 15 sur Satan.

d'abord un homme noir, un légiste, contre l'aube du prêtre, et il a opposé le droit au droit. Le marchand est sorti de son obscure boutique pour sonner la cloche des communes et barrer au chevalier sa rue tortueuse. Cet homme enfin (était-ce un homme?), qui vivait sur la glèbe à quatre pattes, s'est redressé avec un rire terrible, et, sous leurs vaines armures, a frappé d'un boulet niveleur le noble seigneur et son magnifique coursier.

La liberté a vaincu, la justice a vaincu. Le monde de la fatalité s'est écroulé. Le pouvoir spirituel lui. même avait abjuré son titre en invoquant le secours de la force matérielle. Le triomphe progressif du moi, le vieil œuvre de l'affranchissement de l'homme, commencé avec la profanation de l'arbre de la science, s'est continué. Le principe héroïque du monde, la liberté, longtemps maudite et confondue avec la fatalité sous le nom de Satan, a paru sous son vrai nom. L'homme a rompu peu à peu avec le monde naturel de l'Asie, et s'est fait, par l'industrie, par l'examen, un monde qui relève de la liberté. Il s'est éloigné du dieu nature de la fatalité, divinité exclusive et marâtre qui choisissait entre ses enfants, pour arriver au dieu pur, au dieu de l'âme, qui ne distingue point l'homme de l'homme, et leur ouvre à tous, dans la société, dans la religion, l'égalité de l'amour et du sein paternel.

Comment s'est accompli dans l'Europe le travail de l'affranchissement du genre humain? Dans quelle proportion y ont contribué chacune de ces personnes politiques qu'on appelle des États, la France et l'Italie, l'Angleterre et l'Allemagne ?

dans

Le monde, depuis les Grecs et les Romains, a perdu cette unité visible qui donne un caractère si simple et si dramatique à l'histoire de l'antiquité. L'Europe moderne est un organisme très-complexe, dont l'unité, dont l'âme et la vie, n'est pas telle ou telle partie prépondérante, mais dans leur rapport et leur agencement mutuel, dans leur profond engrènement, dans leur intime harmonie. Nous ne pouvons dire ce qu'a fait la France, ce qu'elle est et sera, sans interroger sur ces questions l'ensemble du monde européen. Elle ne s'explique que par ce qui l'entoure. Sa personnalité est saisissable pour celui-là seul qui connait les autres États qui la caractérisent par leur opposition.

Le monde de la civilisation est gardé à ses deux portes, vers l'Afrique et l'Asie, par les Espagnols et les Slaves, voués à une éternelle croisade, chrétiens barbares opposés à la barbarie musulmane. Ce monde a pour ses deux pôles, au sud et au nord,

l'Italie et la Scandinavie. Sur ces points extrêmes pèse lourdement la fatalité de race et de climat.

Au centre s'étend l'indécise Allemagne. Comme l'Oder, comme le Wahal, ces fleuves vagues qui la limitent si mal à l'orient et à l'occident, l'Allemagne aussi a cent fois changé ses rivages, et vers la Pologne et vers la France. Qu'on suive, si l'on peut, dans la Prusse et la Silésie, dans la Suisse, la Lorraine et les Pays-Bas, les capricieuses sinuosités que décrit la langue germanique. Quant au peuple, nous le retrouvons partout. L'Allemagne a donné ses Suèves à la Suisse et à la Suède, à l'Espagne ses Goths, ses Lombards à la Lombardie, ses Anglo-Saxons à l'Angleterre, ses Francs à la France. Elle a nommé et renouvelé toutes les populations de l'Europe. Langue et peuple, l'élément fécond at partout coulé, pénétré.

Aujourd'hui même que le temps des grandes migrations est passé, l'Allemand sort volontiers de son pays; il y reçoit volontiers l'étranger. C'est le plus hospitalier des hommes. Entrez sous ce toit pointu, dans cette laide maison de bois bariolée; asseyez-vous hardiment près du feu, ne craignez rien, vous obligez votre hôte. Telle est la partialité des Allemands pour l'étranger. L'Autrichien, le Souabe, si maltraités par nos soldats, pleuraient souvent au départ des Français. Dans telle cabane enfumée, vous trouverez tous les journaux de la France. L'Allemand sympathise avec le monde; il aime, il adopte les modes, les idées des autres peuples, sauf à en médire.

Le caractère de cette race, qui devait se mêler à tant d'autres, c'est la facile abnégation de soi. Le vassal se donne au seigneur; l'étudiant, l'artisan, à leurs corporations. Dans ces associations, le but intéressé est en seconde ligne; l'essentiel, ce sont les réunions amicales, les services mutuels, et ces rites, ces symboles, ces initiations qui constituent pour les associés une religion de leur choix. La table commune est un autel où l'Allemand immole l'égoïsme; l'homme y livre son cœur à l'homme, sa dignité et sa raison à la sensualité. Risibles et touchants mystères de la vieille Allemagne, baptême de la bière, symbolisme sacré des forgerons et des maçons, graves initiations des tonneliers, des charpentiers; il reste bien peu de tout cela, mais, dans ce qui subsiste, on retrouve cet esprit sympathique et désintéressé.

Rien d'étonnant si c'est en Allemagne que nous voyons pour la première fois l'homme se faire l'homme d'un autre, mettre ses mains dans les siennes et jurer de mourir pour lui. Ce dévouement sans intérêt, sans condition, dont se rient les peuples du Midi, a pourtant fait la grandeur de la race germanique. C'est par là que les vieilles

bandes des conquérants de l'Empire, groupées chacune autour d'un chef, ont fondé les monarchies modernes. Ils lui donnaient leur vie, à ce chef de leur choix; ils lui donnaient leur gloire même. Dans les vieux chants germaniques tous les exploits de la nation sont rapportés à quelques héros. Le chef concentre en soi l'honneur du peuple, dont il devient le type colossal. La force, la beauté, la grandeur, tous les nobles faits d'armes s'accumulent en Siegfrid, en Dietrich, en Frédéric Barberousse, en Rodolphe de Hapsbourg. Leurs fidèles compagnons ne se sont rien réservé.

Au-dessus du seigneur, au-dessus des comtes et des ducs, et des électeurs, et de l'Empereur, au sommet de toute hiérarchie, l'Allemagne a placé la femme (Frau). Velleda, dit Tacite, fut adorée vivante. Un vieux minnesinger place la femme sur un trône avec douze étoiles pour couronne, et la tête de l'homme pour marchepied. Si la poésie est une affaire de cœur, c'est ici. Les minnelieder sont pleins de larmes enfantines, de cette douleur abandonnée qui se trouble elle-même, et ne peut plus s'exprimer. Vous ne rencontrerez là ni jongleurs, ni gai savoir, pas davantage la frivole dialectique des cours d'amour. L'objet de ces chants, c'est la femme idéale, c'est la Vierge, qui leur fait oublier Dieu et les saints. C'est encore la verdure et les fleurs; ils ne tarissent pas sur ce dernier sujet. Cette poésie puérile et profonde tout ensemble se laisse aller à l'attraction magnétique de la nature, qu'elle finira par diviniser. Mélange admirable de force et d'enfance, le génie allemand m'apparaît dans ce Parceval d'Eschenbach, ce puissant chevalier que les soins d'une mère timide ont retenu dans l'innocence et la touchante imbécillité du jeune âge. Il échappe et se rend à la ville des miracles à travers les forêts et les déserts. Mais un oiseau blessé laisse tomber sur la neige trois gouttes de sang; le héros revoit dans ces couleurs la blancheur et l'incarnat de sa bien-aimée. Il s'arrête, il rêve immobile. Il contemple dans la réalité présente l'idéal qui remplit sa pensée. Malheur à qui veut finir le songe; il renverse sans bouger de place les chevaliers qui viennent tour à tour pour l'en arracher.

Ainsi éclate d'abord dans le dévouement féodal, dans l'amour et la poésie, l'abnégation et le profond désintéressement du génie allemand. Trompé par le fini, il s'adresse à l'infini; s'il s'est immolé à son seigneur, à sa dame, que refusera-t-il à son Dieu ? Rien, pas même sa moralité, sa liberté. Il jettera tout dans cet abîme, il confondra l'homme dans l'univers, l'univers en Dieu. Préparé par le mysticisme protestant, il adoptera sans peine le panthéisme de Schelling, et l'adultère de la matière et de l'esprit sera de nouveau consommé. Où som

mes-nous, grand Dieu? nous voilà replongés dans l'Inde; aurions-nous fait en vain ce long voyage? A ce terme se manifeste, avec ses conséquences immorales, la sympathie universelle, ou l'universelle indifférence du génie germanique. Viennent toute religion, toute philosophie, toute histoire, l'auteur du Faust, le Faust contemporain les réfléchira, les absorbera dans l'océan de sa poésie.

Oui, l'Allemagne, c'est l'Inde en Europe, vaste, vague, flottante et féconde, comme son Dieu, le Protée du panthéisme. Tant qu'elle n'a pas été serrée et encadrée par les fortes barrières des monarchies qui l'environnent, la tribu indo-germanique a débordé, découlé par l'Europe, et l'a changée en se changeant. Livrée alors à sa mobilité naturelle, elle ne connaissait ni murs, ni ville. << Chaque famille, dit Tacite, s'arrête où la retient son caprice, un bois, un pré, une fontaine.» Mais, à mesure que, derrière, s'accumulaient les flots d'une autre Barbarie, Slaves, Avares et Hongrois, tandis qu'à l'occident la France se fermait, il fallut se serrer pour ne pas perdre terre, il fallut bâtir des forts, inventer les villes. Il fallut se donner à des ducs, à des comtes, se grouper en cercles, en provinces. Jetée au centre de l'Europe pour champ de bataille à toutes les guerres, l'Allemagne s'attacha, bon gré, mal gré, à l'organisation féodale, et resta barbare pour ne pas périr. C'est ce qui explique ce merveilleux spectacle d'une race loujours jeune et vierge, qu'on aperçoit engagée comme par enchantement dans une civilisation transparente, comme un liquide vivement saisi reste fluide au centre du cristal imparfait. De là, ces bizarres contrastes, qui font de l'Allemagne un pays monstrueusement diversifié. Des États de vingt millions d'hommes, d'autres de vingt mille. Le morcellement infini, le droit infiniment varié des seigneuries féodales; et à côté une grande monarchie disciplinée comme un régiment. Des villes d'hier, toutes blanches, nivelées, alignées, tirées à angles droits, ennuyeuses et maussades petites Londres. D'autres, comme la bonne Nuremberg, où les maisons, grotesquement peintes, prêchent toujours aux passants les paroles du saint Évangile; ou bien, pour unir tous les contrastes, de savantes bibliothèques au milieu des forêts, et les cerfs venant boire sous le balcon des électeurs. Ces oppositions extérieures ne font qu'exprimer celles des mœurs. L'esclavage de la glèbe, les communes du moyen âge, tout se trouve dans ce curieux musée, où chaque pas dans l'espace vous fait voyager dans le temps. Dans plusieurs provinces, la femme y est servante, comme elle l'était du guerrier barbare, ce qui ne l'empêche pas d'être déifiée par le génie idéal de la chevalerie.

De toutes ces contradictions, la plus forte est celle qui maintient, sous le joug du moyen âge, un peuple curieux d'innovations et enthousiaste de l'étranger. Avec si peu de ténacité, une telle perpétuité d'usages et de mœurs! Certes, ce qui manque à l'Allemagne, ce n'est point la volonté du changement, de l'indépendance. Que de fois elle s'est soulevée, mais c'était pour retomber bientôt. Le vieux génie saxon, éternelle opposition politique de l'Allemagne, la fierté farouche des tribus scandinaves, tout le Nord proteste contre la tendance pantheistique des provinces méridionales; il refuse de perdre sa personnalité en un homme, en Dieu ou dans la nature. Cette prétention du Nord se déploie avec une magnifique ostentation. En Islande, les dieux mourront comme nous. L'homme les a précédés ; l'univers s'est taillé des membres d'un géant. A qui crois-tu ? disait Saint-Olaf à un de ses guerriers. Je crois à moi, répondit-il. D'où vient donc que ce génie superbe retombe toujours si vite, en religion au mysticisme, au despotisme en politique. La Suède, le champion de la liberté protestante sous Gustave-Adolphe, s'est soumise aux RosesCroix. Qui parla plus haut que Luther contre la tyrannie de Rome? mais ce fut pour anéantir la doctrine du libre arbitre. Du vivant de Luther, à sa table même, commença le mysticisme qui devait triompher en Bohme. Kant mit sur son étendard les mots: Critique et liberté ; l'Allemagne entendit être enfin libre et forte, et pour mieux s'assurer de soi, elle se serra dans les entraves d'un effrayant formalisme; mais cette nature glissante échappait toujours, par l'art et par le sentiment, par Gothe et par Jacobi. Alors vint Fichte, inflexible stoïcien, ardent patriote. Il prit pour affranchir l'homme le seul moyen qui restait : il supprima le monde, comme il eût voulu délivrer l'Allemagne en supprimant la France. Vaines espérances des hommes ! La philosophie de Fichte, les chants de Koerner, et 1814, aboutirent au sommeil, sommeil inquiet, sans doute. L'Allemagne se laissa endormir au panthéisme de Schelling, et si le Nord en sortit par Hegel, ce fut pour violer l'asile sacré de la liberté humaine, pour pétrifier l'histoire. Le monde social devint un dieu entre leurs mains, mais un dieu immobile, insensible, tout propre à consoler, à prolonger la léthargie nationale.

Non, la grande, la savante, la puissante Allemagne n'a pas le droit de mépriser la pauvre Italie qu'elle écrase. Au moins, celle-ci peut alléguer la langueur du climat, les forces disproportionnées des conquérants, la longue désorganisation. Donnez-lui le temps à cette ancienne maîtresse du monde, à cette vieille rivale de la Germanie. Ce qui a fait l'humiliation de l'Italie comme peuple, ce

qui l'a soumise à la molle et disciplinable Allemagne, c'est précisément l'indomptable personnalité, l'originalité indisciplinable qui, chez elle, isole les individus.

Cet instinct d'abnégation que nous avons trouvé en Allemagne, est étranger à l'Italie. En cela, comme en tout, l'opposition des deux peuples est tranchée. L'Italien n'a garde de s'abdiquer luimême, et de se perdre avec Dieu et le monde dans un même idéalisme. Il fait descendre Dieu à lui, il le matérialise, le forme à son plaisir, y cherche un objet d'art. Il fait de la religion, et souvent de bonne foi, un objet de gouvernement. Elle lui apparaît dans tous les siècles sous un point de vue d'utilité pratique. La divination des Étrusques était un art de surprendre aux dieux la connaissance des intérêts de la terre, une partie de la politique et de la jurisprudence. Les prières et les formules augurales sont de véritables contrats avec les dieux. L'augure cherche les termes les plus précis, ne promet rien de trop, ne s'engage pas, prend ses précautions contre l'autre partie. Il ne craint pas de fatiguer les dieux d'interrogations et de stipulations nouvelles. Pour trouver les plus beaux raisins, pour rattraper un oiseau perdu, on prenait le lituus, et l'on traçait les lignes sacrées.

Le droit canonique, comme le droit augural, s'appliquait au gouvernement de ce monde. On sait avec quel art l'église de Rome atteignit et régla toutes les actions des hommes, comme matière du péché. La théologie fut enfermée, bon gré, mal gré, dans la jurisprudence; les papes furent des légistes. Nous savons ici les choses de Dieu, leur écrivait un roi de France, mieux que vous autres gens de loi.

L'Italie est le seul peuple qui ait eu une architecture civile, aux époques diverses où les autres nations ne connaissaient que l'architecture religieuse. Le mot pontifex signifie constructeur de ponts. Les monuments étrusques, différents en cela de ceux de l'Orient, ont tous un but d'utilité pratique. Ce sont des murs de villes, des aqueducs, des tombeaux; on parle moins de leurs temples. L'Italie du moyen âge bâtit beaucoup d'églises, mais c'étaient les lieux où se tenaient les assemblées politiques. Tandis que l'Allemagne, l'Angleterre et la France, n'élevaient que des édifices religieux, l'Italie faisait des routes, des canaux. Aussi l'Allemagne devança l'Italie dans la construction de ses prodigieuses cathédrales. Jean Galeas Sforza fut obligé de demander des architectes à Strasbourg, pour fermer les voûtes de la cathédrale de Milan.

Si l'individualité italienne ne se donne pas à Dieu sans condition, combien moins à l'homme ! Vous

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