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Une couleur sobre et sincère distingue le Café sur les bords du Nil de M. Hasenfratz. M. Labbé court de la Thessalie à Blidah, et de Blidah à Fontainebleau. Cette instabilité communique à ses paysages une certaine mollesse. La nature de Fontainebleau, qu'il a pu consulter de plus près à diverses reprises, est aussi celle qui l'a le mieux inspiré. Dans l'interprétation de la nature orientale, M. Labbé apporte un sentiment assez nouveau: il s'efforce d'en saisir les grandes masses, et il les peint d'un pinceau gras et vigoureux, témoin la Récolte d'oranges. Quant aux Troupes irrégulières traversant le Pénée, si M. Labbé n'est pas redevable à un de ses voisins de la rue de Douai des exquises figures de cavaliers qui animent le paysage, il faut le féliciter d'avoir su dérober à M. Fromentin ses qualités les plus charmantes. M. Bellel, un janséniste du paysage, applique à l'Orient le style rigoureux sous lequel il est habitué à resserrer la nature française: la nature orientale, plus libre et plus colorée, s'accommode peu d'un tel système; elle en garde je ne sais quoi de dur et de compassé qui ôte à la Route d'El Kantara une partie de son intérêt.

M. de Tournemine maintient toujours au même diapason sa verve originale. Une exécution fine et précise ajoute au charme imprévu de ses motifs. C'est un de ces esprits rêveurs chez lesquels la vue de l'eau éveille un sentiment poétique, et qui suivent d'un œil curieux dans les airs le vol de l'oiseau. De toutes les compositions que cette double passion lui a inspirées, la plus originale et la plus complète est Flamant et Ibis, la plus agréable le Souvenir du Bas-Danube, et la plus habile le Café à Adalia. L'exécution de M. Dauzats a quelque rapport avec celle de M. de Tournemine. Nul, aujourd'hui, ne s'entend mieux que M. Dauzats à peindre l'architecture. On reconnaît aussi en lui d'excellentes qualités de paysagiste. Mais, comme la perspective rigide qu'exige le dessin des édifices s'accorde rarement avec celle que peut supporter la nature, M. Dauzats, pris entre un double écueil, hésite à sacrifier l'une à l'autre. Les Environs de Damas portent les traces de cette lutte. Les Environs de Blidah laissent la plus grande place au paysage, et M. Dauzats, en abordant franchement l'étude d'un grand terrain en pente, s'en est tiré à son honneur. Dans la Grande Place de Manzanarès, c'est l'architecture qui a le pas des figurines, touchées avec beaucoup d'esprit, couvrent la place, mais peut-être ne participent-elles pas assez à la perspective générale. Un reproche analogue peut s'adresser à M. Brest. Le terrain de la Place de l'Atméidan ne suit pas la fuite des édifices, ni la dégradation colorée des figures et du ciel. L'air, d'ailleurs, circule librement et la lumière inonde la place. La Pointe du Sérail est aussi un beau paysage maritime inondé de soleil. Pourquoi faut-il que nous retrouvions ici cette exécution

lâchée, déjà signalée chez M. Huguet et chez M. Reynaud? Certes entre une touche pointillée et une touche large, notre goût n'hésite pas : mais, si large que soit le travail, il doit, comme disent les artistes, être fait en dessous. La touche de M. Brest, purement superficielle, ne donne à ses premiers plans qu'une valeur décorative tout à fait insuffisante. C'est pourquoi, à ces deux toiles si largement traitées, nous préférons le Bazar, tableau moins important, mais plus étoffé, plus solide, plus vrai. Comparez la Pointe du Sérail de M. Brest à la Troupe de musiciens et au Mariage arabe de M. Pasini. Ce dernier aussi peint largement; les figures dont il peuple les rues du Caire ne sentent guère la miniature. Cependant elles ont une valeur humaine, une expression appréciable. On les voit se mouvoir, et l'on sait pourquoi. M. Pasini leur a donné peut-être trop d'intérêt, ou plutôt il lui est arrivé ce qui arrive souvent en pareil cas : il n'a pu se décider à sacrifier le paysage aux figures, ou les figures au paysage. La Rue du Caire, moins animée, garde l'intérêt que lui prêtent les jeux capricieux du soleil et de l'ombre sur l'architecture orientale. Un sentiment piquant de cette nature exceptionnelle distingue M. Pasini; il l'interprète avec humour; il a même adopté, pour la rendre, un parti pris de ton violet qui lui constitue une originalité spéciale. Mais, quand la nature le domine réellement, il oublie sans peine son parti pris, et, docile à l'impression reçue, il la traduit avec une sincérité pleine de charme. C'est le mérite de son Village au vieux Caire, beau paysage, où la crudité du ton local se fond dans une lumière claire de l'effet le plus harmonieux. M. Mouchot, par le sentiment très-fin des ombres, se rattache à M. Pasini. Mais il ferait bien de s'interdire le paysage, et de s'en tenir à ces intérieurs de ville qu'il peint avec largeur, quoique d'une touche un peu plate. Sa couleur transparente tournerait volontiers au gris. Car, même en Orient, le pays des lumières ardentes et des ombres chaudes, pour lesquelles Decamps ne trouverait pas de bitume assez cuit, la couleur, aujourd'hui, à force de prétendre à la finesse et à la distinction, s'efface, s'atténue, s'affadit sous le voile monotone du gris.

De tous les orientalistes, M. Théodore Delamarre serait le plus aventureux, si réellement il avait dû courir jusqu'aux confins de l'extrême Orient pour peindre le costume et les mœurs des Chinois. Il n'en est rien. De même qu'on rencontre des pifferari à Paris, on y trouve aussi plus d'un Chinois. M. Delamarre a pu, sans quitter sa patrie, étudier les mœurs du Céleste Empire, et il les possède à fond, ainsi que le prouve une notice imprimée (Paris, imprimerie de Schiller), que le plus heureux hasard a fait tomber entre nos mains. Il est difficile, sans ce commentaire, de comprendre les finesses de ce qu'il appelle « les tableaux chinois

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de M. Delamarre.» A propos du Marchand de thé, par exemple, qui se fût douté de ce précieux détail:-« Étant seul, sa queue de cheveux est « roulée autour de sa tête : c'est l'indice d'un grand laisser aller. S'il << entrait une pratique, il rejetterait aussitôt sa queue par derrière? » — L'Occidentaliste semble, à première vue, une peinture lisse d'un caractère peu accentué. Écoutez la notice : « C'est, dit-elle, le nom que l'artiste « a donné à un lettré chinois qui étudie l'Occident; c'est l'opposé d'un << orientaliste. Ce tableau représente un mandarin à globule bleu qui « s'efforce de comprendre les livres et les journaux d'Europe, anglais et français. Les plis de son front indiquent un grand effort de compréhen«sion. Les idées l'embarrasseraient-elles plus que les mots?»-L'Occidentaliste n'est donc pas un tableau, c'est un mot, mais, j'en ai peur, un mot qui porte à faux. Le public, privé du commentaire, ne l'aura pas compris. C'est le pinceau à la main qu'il fallait représenter l'Occidentaliste s'efforçant de peindre, aux antipodes de la France, les mœurs d'un peuple qu'il connaît à peine. Le tableau n'y eût peut-être pas gagné une valeur d'art plus haute, mais il eût certainement prêté à rire.

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Quant à ce système de notices imprimées, inauguré par M. Loyer et M. Delamarre, la mode, espérons-le, ne s'en établira pas parmi les artistes. Nous avons bien assez des circulaires industrielles qui nous apprennent à domicile que le meilleur chocolat est le chocolat de MM. tels ou tels. M. Delamarre, dont on n'a pas oublié les intéressants articles sur l'art espagnol, sait par expérience, comme tous ses collègues en critique d'art, que les meilleurs tableaux sont ceux qui se passent de commentaires.

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On annonce une bonne nouvelle aux amis des arts. Bientôt nous recevrons à Paris les objets qui composaient le célèbre musée Campana, à Rome. Pour les payer, un crédit de 4,800,000 francs est demandé au Corps législatif, qui s'empressera de l'accorder. Mais nous avons la douleur d'apprendre qu'avant les acquisitions faites par les commissaires français un commissaire russe, M. Stepan Guédéonoff, avait acquis déjà, pour le musée impérial de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, la plupart des principales pièces qui composaient le musée, alors en son entier, presque toutes celles que la voix publique désignait comme les plus rares, les plus belles et les plus précieuses. Ainsi M. d'Escamps avait publié en 1855, chez Plon, imprimeur à Paris, la reproduction photographique, avec un texte, des principales statues et des principaux bustes qu'on désigne sous le nom d'antiques. Presque toutes ces statues, et un grand nombre des bustes, sont dans le lot de la Russie. Il en est ainsi malheureusement des vases, des bronzes, des camées, des verreries. Au reste, nous ne pouvons mieux faire, pour que l'on mesure justement l'étendue de nos pertes (c'est le nom qu'il faut donner aux prélèvements que les Russes avaient fait, avant l'arrivée de nos commissaires), que de transcrire sans commentaires le catalogue que M. Stepan Guédéonoff vient de faire imprimer à Paris pour en emporter à Saint-Pétersbourg les exemplaires en français1.

Le prix total des acquisitions de la Russie, en y comprenant les frais d'emballage et de transport, ne s'élève pas à plus de 650,000 francs.

Le musée Campana, à Rome, amas prodigieux d'éléments divers, de chefs-d'œuvre et de pièces médiocres, n'a jamais été classé ni catalogué d'une façon satisfaisante. La liste, imprimée en langue italienne, des numéros qui le composent, donne beaucoup

1. Ce catalogue ne devant point paraître en France, nous le donnons ici en son entier.

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