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quel art simple et large dans sa précision il a rendu les accessoires accumulés sur la table du Repas; on aime l'expression toujours honnête de ses physionomies rustiques: la justesse du dessin, la vivacité tempérée de la couleur, charment également dans les trois parties de la trilogie alsacienne. Mais la Noce en est l'acte principal. A l'étude spirituelle des physionomies vient s'ajouter l'aisance des mouvements: la richesse des détails rehausse l'aspect attrayant du costume. Une lumière gaie inonde les acteurs de cette cérémonie campagnarde, se joue sur les maisons, sur les vêtements, sur les chairs, et enveloppe d'une ombre transparente les joyeux musiciens. Tout prend un air de gala et de bonne humeur. La Noce de M. Brion est un de ces tableaux de mœurs qui acquièrent avec le temps une valeur historique. En ne l'achetant pas, la commission de la loterie a voulu sans doute laisser au gouvernement le soin de lui ouvrir les portes d'un musée. Le Siége d'une ville par les Romains atteste les études sérieuses de M. Brion: il nous semble y voir un rêve érudit de M. Gérôme traduit, avec une exécution plus large et plus nourrie, par un talent plus sympathique. M. Charles Marchal, que l'occasion seul fait Alsacien, a singulièrement flatté les formes un peu épaisses des habitants du Bas-Rhin. Le cabaret où il les place semble étouffer ces colosses. M. Charles Marchal comprend bien le costume et la physionomie, il a une couleur solide; la Jeune veuve exposée au boulevard des Italiens l'a mieux inspiré que le Cabaret de Bouxwiller.

Le midi de la France ne fournit pas au Salon actuel un contingent bien nombreux ni bien remarquable. C'est aux Pyrénées que se sont donné rendez-vous et M. Guillemin, toujours habile, et M. Landelle, toujours élégant, et M. Sain, et M. Magy. Ce dernier a même débauché son maître, M. Loubon. L'un et l'autre auraient mieux fait de rester fidèles à la Provence qui a formé leur talent, et qui d'ordinaire l'inspire si bien. M. Rave et M. Martin représentent seuls le pays provençal, celui-ci par un Intérieur de moulin à l'huile, dont la touche épaisse rappelle celle de Granet, celui-là par un Arrivage d'oranges, composition assez heureusement ordonnée, mais très-inégale, où des figures d'une intention charmante coudoient des détails d'un goût plus que douteux, tels que ce pied levé en l'air que la Génoise étendue au premier plan présente au nez du spectateur. M. Durangel a pris aussi son modèle parmi les Porteiris de Marseille, mais il l'a idéalisée par les élégances du dessin au point de la rendre méconnaissable. La Porteiris, aussi bien que le Satan du même auteur, se découpe sur un fond dont l'irréprochable azur noie ensemble et la mer et le ciel. Approuve qui voudra cette fantaisie que rien ne motive; elle ajoute à l'œuvre de M. Durangel une prétention inutile. M. Chevrier

a trouvé dans le costume des paysannes de la Bresse le motif d'une étude plus simple et plus naturelle.

Indépendamment de l'intérêt du costume, les scènes de la campagne prêtent à une interprétation savante. L'amour de la nature, en s'alliant au sentiment du beau, élève la paysannerie jusqu'au style. M. Millet, entré un peu par hasard dans cette voie, poussé par la critique, soutenu par l'opinion, y marche aujourd'hui d'un pas plus assuré. Nous applaudissons à son audace, mais nous regrettons que, révolutionnaire aveugle, pendant qu'il cherche un art nouveau, il se croie obligé de fouler aux pieds les lois d'une tradition qui restera toujours, si ancienne qu'elle soit, la tradition du grand art. Les potiers de la basse Provence, à l'époque de Noël, modèlent tant bien que mal des figurines de paysans en costume moderne, destinés à accompagner la Nativité ou, comme on dit, la Crèche du petit Jésus. De la part d'un de ces ignorants, l'Attente serait une naïve erreur; on se contenterait d'en sourire. De la part de M. Millet, on ne peut légitimement supposer une pareille simplesse. Transformer en paysan de Barbison le père et la mère de Tobie, les placer en pleine forêt de Fontainebleau dans l'attitude de gens qui attendent un omnibus, c'est ou une aberration inexplicable ou un défi au sens commun. On nous permettra de laisser la question indécise et de réserver nos éloges à la Tondeuse de moutons. Là M. Millet se montre vraiment artiste, parce qu'il rentre, sciemment ou à son insu, dans la véritable tradition de l'art. Il prend pour point de départ la réalité la plus vulgaire, mais il l'interprète; entre la nature et l'image qu'il nous en offre, il fait intervenir une opération de son esprit, une idée, un sentiment. Cependant, de là à proclamer M. Millet un maître, il y a loin. Les maîtres, avant de se mettre en route, allumaient leur lanterne: ils choisissaient le point de départ. M. Millet part à l'aveuglette. Une femme qui donne à manger à son enfant ou qui tond un mouton n'est, en réalité, ni plus ni moins poétique qu'une femme qui porte un fardeau sur la tête. L'une et l'autre n'intéresseront un artiste amoureux du beau qu'autant qu'elles participeront de la beauté naturelle de la femme. M. Millet ne demande à la nature ni beauté ni laideur; il la peint telle qu'elle se présente, plutôt laide que belle, en vertu d'une certaine philosophie dont il s'inspire. Si, dans ces conditions, son œuvre atteint au style, c'est non-seulement par la puissance de l'interprétation, c'est aussi parce qu'en dépit de toutes les thèses philosophiques la beauté naturelle des formes humaines force la main aux plus récalcitrants. En vain M. Millet réagit contre le sentiment qui l'entraîne sur le grand chemin du beau traditionnel; en vain s'arme-t-il de toutes pièces,

lourdeur voulue du dessin, épaisseur calculée de la couleur, maladresse cherchée de l'exécution: lutte impuissante. Le modelé des mains de la Tondeuse est beau; le mouvement général a de la grandeur. La Mère forme avec son enfant un groupe heureux. Je n'en déplore que plus vivement le désaccord des tons rouges et des tons gris qui marbrent la peau du nourrisson, et surtout ces lumières plombées qui tombent lourdement sur les lèvres de la nourrice. Jusqu'ici M. Millet avait donné des espérances très-légitimes; cette année, il fait acte de véritable puissance. La Tondeuse n'est pas son dernier mot; mais elle marque peut-être le point extrême où l'art de M. Millet puisse atteindre avec les moyens auxquels il se restreint. Il ne dépassera ce point qu'en modifiant son système.

C'est ce que M. Breton a très-bien compris. Pas plus que M. Millet, M. Breton ne s'amuse à habiller des statues; mais les femmes dont il emprunte le modèle à la réalité ne perdraient pas beaucoup à porter, au lieu du fichu et de la jupe de futaine, le péplum et la tunique. Cet éloge s'adresse principalement aux Sarcleuses, le plus important des tableaux de M. Breton au point de vue de la figure humaine. Le Colza et le Soir laissent une place plus large à l'impression de la nature; le paysage et les figures s'y partagent à peu près également l'intérêt. Dans les Sarcleuses, la figure prévaut; celle qui tient le crible, et plus encore celle qui ramasse le grain tombé, sont, par le mouvement et l'enveloppe générale de la ligne, des figures d'un grand caractère. Il reste à marquer tous les détails, à un degré égal, de ce caractère de grandeur; il reste encore, si M. Breton prend décidément la figure pour objet principal de ses tableaux, à étudier le nu de plus près. Le bras gauche de la sarcleuse debout, les bras de la paysanne assise dans le Soir, en un mot la plupart des parties nues manquent de précision et de solidité. La Récolte du colza laisse moins apercevoir ces défauts de détail, parce que la puissance de l'effet coloré absorbe les formes. Si l'on veut se rendre compte de ce qu'est la poésie en peinture, il sera bon de considérer à côté l'un de l'autre deux des tableaux de M. Breton, le Colza et l'Incendie. Le premier, à l'aide des lignes, des formes, des tons, de tout le matériel de la langue de l'art, n'exprime qu'une chose, l'impression solennelle des heures du soir; le second n'exprime rien: il emploie toutes les ressources de la peinture à la représentation pittoresque d'un fait. M. Breton, habile homme quand même, a su représenter ce fait d'une façon dramatique. Plus d'un de ses confrères y aurait aussi bien réussi, tandis que je n'en aperçois qu'un très-petit nombre capable de peindre les Sarcleuses ou le Colza.

Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur la troupe fidèle qui se presse autour de M. Breton. Son exemple a gagné à la cause rus

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tique plus d'un bon esprit, et bientôt chaque culture aura son poëte. M. Laugée a choisi les œillettes, mais M. Laugée est un mondain qui arrive aux champs tout parfumé des élégances de la ville. Il lui faudra chausser les sabots du réalisme s'il persiste à peindre les paysans, et il aurait tort d'y renoncer, car il a mis beaucoup de sentiment dans le groupe de femmes intitulé la Lettre, et, dans la Récolte des aillettes, une poésie vraie, malgré la distinction qui l'endimanche. M. Cabane, que nous sommes heureux de rencontrer toujours en progrès, en est encore à refaire les premiers succès de M. Breton. La Sortie de l'église dénote chez M. Cabane un assez bon sentiment de la poésie rustique, et l'Étude un talent d'exécution sobre et consciencieux qui n'a pas dépouillé tout à fait la timidité du débutant. M. Desbrosses, qui expose pour la première fois, trahit davantage son inexpérience. Un brouillard uniforme enveloppe le fond de son tableau, un ton violacé alourdit le premier plan; les figures, d'un dessin juste, à l'exception du petit garçon que ses épaules trop étroites rendent difforme, n'ont pas un accent assez marqué. Mais l'air circule bien, le sujet se compose d'une façon satisfaisante; on voit que le jeune artiste sent ce qu'il veut peindre, et qu'il le peint en toute sincérité. L'habileté viendra plus tard; elle vient toujours trop tôt. L'enfer est pavé de bonnes intentions, et le Salon tapissé d'œuvres habiles.

V.

MM. DEHODENCQ, LAUWICK, MADAME BROWNE;

MM. CERMAK, HUGUET, WASHINGTON, GENTZ, LAZERGES;
M. FROMENTIN; M. BELLY ET M. BERCHÈRE; M. HASENFRATZ,
MM. LABBÉ, BELLEL, DE TOURNEMINE, DAUZATS ;

MM. BREST, PASINI ET MOUCHOT; M. DELAMARRE.

Les scènes de mœurs et les paysages que l'art contemporain va chercher sous le ciel d'Orient conservent encore une saveur étrange et saisissante, bien que le goût public ait eu le temps de s'y faire depuis les premiers essais de Marilhat, de Decamps et de M. Delacroix. La triple tradition de ces maîtres continue à rallier, en trois groupes divers, les peintres de l'Orient, selon que les uns ne s'inspirent que du spectacle de la nature, les autres de la figure humaine, ou que d'autres encore, ne séparant pas l'homme des champs où il est né et des villes qu'il a bâties, restent fidèles à ce genre mixte dont Decamps a fourni le type. M. Dehodencq,

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