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EXPOSITION RÉGIONALE DES BEAUX-ARTS

A MARSEILLE

11.

Pour en venir maintenant aux peintures françaises du xvn siècle, c'est presque un tableau hollandais, par la finesse de la touche et l'entente du clair-obscur, que le Corps de garde inscrit sous le nom de Sébastien Bourdon. Mais cette attribution même nous paraît une erreur. La valeur grise du ton général, la qualité des blancs du linge et des rouges qui ont pâli, les plis des manches et des hauts-de-chausses, et avant tout la tranquillité de la composition, ne permettent pas de méconnaître ici Lenain. Rejetant dans un coin deux soldats qui se battent, il a placé au plan principal deux de leurs compagnons qui les regardent froidement, et tout au milieu de la toile, en avant, un enfant debout qui ne regarde que le spectateur. Avec Lenain et Stella, auteur d'une Fuite en Egypte belle et calme, les seuls peintres qui représentent l'art français du xvIe siècle sont Jouvenet, De Troy, Largillière et Rigaud. La grande page de Jouvenet, Saint François de Paule enlevé au ciel, datée de 1691, contraste, par sa couleur blonde et ses élégances un peu molles, avec la violence des peintures provençales dont elle est entourée le cidre normand pâlit devant les vins colorés du Midi. La Cléopâtre de De Troy, et surtout sa Peste, supportent mieux ce voisinage. Largillière et Rigaud ont un grand nombre de portraits de famille exhumés, pour la circonstance, des hôtels d'Aix. Mais la plupart de ceux que l'on attribue à Largillière n'ont aucun rapport avec la manière de ce grand portraitiste français. Tout au plus pourrait-on l'avouer pour l'auteur de la dame en buste, nommée Marie Mancini, qui provient du musée d'Avignon, et de Madame de Simiane. Rigaud, mieux partagé, se fait aisément reconnaître dans plusieurs portraits de parlementaires d'Aix. Quelques-uns sont magnifiques de tournure et de couleur, entre autres celui du Président de La Roque, celui d'un autre président (no 877), et

un troisième (no 876). Rigaud a rarement atteint à autant de distinction, rarement aussi il a produit une œuvre plus ridiculement belle ou plus superbement ridicule que le portrait d'un membre de la famille de Gueidan en Joueur de cornemuse. Imaginez un berger vêtu de satin, portant une cornemuse et une panetière de velours bleu de ciel brodé d'argent, et, sur ce déguisement grotesque, placez la tête d'un grave président en perruque poudrée. L'exécution du costume, des accessoires et du paysage paraît d'autant plus prodigieuse, qu'un nettoyage récent a rendu à la toile la fraîcheur de son premier jour; mais ce nettoyage a enlevé les glacis de la tête et des mains, et par là détruit l'harmonie d'un tableau qui devait être le plus bizarre chef-d'œuvre de son auteur.

Gardons-nous d'oublier en passant un superbe portrait d'homme de J.-F. de Troy, et citons encore un délicieux petit portrait de genre, catalogué sous le nom de Robert Tournière ; c'est une femme vêtue de blanc, accoudée à un balcon d'où pend un riche tapis. Si nous connaissions de la main de Nattier des accessoires aussi habilement traités, c'est lui qu'il faudrait nommer ici, tant lui appartiennent et la grâce toute parisienne de la jeune femme, et son teint de lis et de rose, et les draperies blanches qui enveloppent ses beaux bras.

Le XVIe siècle se ferme avec Watteau, dont l'exposition possède un délicieux petit morceau, un seul, le Guitariste. Il a appartenu au peintre Réattu, d'Arles, qui l'avait apporté de Paris et qui le conservait précieusement. Sa fille, madame Grange, de qui le tient l'exposition, ne lui a même pas enlevé son cadre ancien. Pour la plupart des amateurs du Midi, habitués à des Watteau de contrebande, ce tableautin ne dit pas grand'chose on y voit trois personnages assis, dont deux femmes, et un musicien debout, tenant une guitare. Pour nous, il nous rappelle les plus précieux bijoux de M. Lacaze. La touche en est perlée, le ton vénitien, le paysage profond et chaud soutient admirablement les figurines fermes et déliées.

Dans le XVIIIe siècle, l'école française ne nous offre guère que trois excellents morceaux de Boucher, un Amour et une Femme du musée de Toulon, et des Jeux d'enfant; un sujet assez piquant, l'Amour docteur, peint par Charles Coypel en 1739, et un portrait de Greuze. Mais c'est le moment où l'art provençal prend un développement nouveau.

Le coloris clair et fin de Renaud Levieux, adopté par les Vanloo, a détrôné l'ancienne peinture. Raux, à Montpellier, et Pierre Parrocel, à Avignon, cherchent encore des effets tranchés par l'emploi des ombres rousses, ainsi que le prouvent les tableaux de ce dernier empruntés aux églises de Tarascon et de Beaucaire. Mais déjà Sauvan enlève sur des ombres blondes les lumières délicates de ses Anges adorant l'Agneau

pascal. Jean-Baptiste Vanloo trouve dans son frère Carle un écolier docile, et tous deux inondent la ville d'Aix de portraits aimables : un des plus charmants, parmi les dix-sept de Carle qu'on a pu ou cru réunir à l'exposition, est le double portrait de madame de Vence et de sa fille; un des plus puissants, celui de M. de Fonscolombe. Rien n'approche de la grâce facile et de la fraîcheur de coloris que Charles-Amédée-Philippe Vanloo a su répandre dans une grande toile offerte par lui en 1762 à l'église de la Madeleine, pour acquitter un vœu de son père Jean-Baptiste. Une esquisse de Dandré-Bardon, et son beau Christ en croix du musée de Marseille, deux portraits et une esquisse de Simon Julien, de Toulon, se rattachent à Carle Vanloo, qui fut le maître de tous deux. De Subleyras on a pu retrouver chez deux amateurs différents l'esquisse d'une Cérémonie dans l'ordre du Saint-Esprit, et des études de figures séparées pour cette même composition. De son élève Duplessis, le musée d'Avignon a envoyé plusieurs portraits d'un sentiment très-distingué. A la même époque et aux mêmes principes se rapportent les portraits d'Arnulphi et les quatre études de costumes populaires léguées à la municipalité de Marseille par mademoiselle Duparc, élève de J.-B. Vanloo. Le legs, tout singulier qu'il paraisse, a porté bonheur à celle qui l'a fait, puisqu'il conserve encore de nos jours le souvenir d'une artiste habile dont on serait embarrassé de citer d'autres productions.

Parmi les peintres distingués que comptait dans son sein l'Académie de Marseille, fondée en 1753, il serait injuste d'omettre Pierre Verdussen, né vers 1700 on ne sait où. Son nom, encore commun en Belgique, semble indiquer une nationalité étrangère; ses qualités toutes françaises semblent nées des deux ou trois sujets militaires que Watteau avait peints à ses débuts. Il y a à l'exposition jusqu'à dix tableaux de Verdussen, marches d'armées, haltes de soldats, chocs de cavaleries : ils sont touchés avec esprit, pleins de vivacité et de feu, d'un ton léger, doux et fin qui sent le contact des Vanloo; ils abondent en effets piquants et en détails curieux. Nous citerons en première ligne les deux Batailles du cabinet de M. de Samatan. Un amateur de Toulon a envoyé le portrait de Verdussen et de sa femme par un autre membre de l'Académie de Marseille, Révilly. Nous avons décrit ailleurs cet intéressant tableau 1.

C'est encore à la Provence que revient l'honneur d'avoir réveillé le paysage français, engourdi depuis longtemps dans une stérile imitation. J. Vernet puisa en Provence, perfectionna en Italie et rapporta en France un goût de paysage spécial dont on ne retrouve les antécédents que

1. Revue universelle des arts, à propos de l'exposition régionale d'Avignon en 4858.

parmi les décorateurs maritimes d'Aix et de Toulon. Dix-sept tableaux de ce maître fécond figurent à l'exposition de Marseille, entre le Bouquet de fleurs de son père Antoine, et la Course de chevaux de son fils Carle. Le plus ancien serait une Vue de Rome, étude d'après nature très-librement traitée, mais que l'on pourrait disputer à J. Vernet au nom du chevalier Volaire, son élève. Le Torrent du musée de Toulon et un petit Soleil couchant de M. de Surian appartiennent à sa première manière, la manière italienne. Le Clair de lune de madame de Castillon, peint à Marseille en 1760, marque la transition. Dans le Brouillard de M. Jean Léon, le talent du peintre avignonnais se montre tout à fait francisé. On doit citer encore une belle Tempête du musée d'Avignon, et deux tableaux oblongs appartenant à M. Paul Autran, motifs originaux du Pont Saint-Ange et du Ponte Rotto, dont le Louvre ne possède que des reproductions, d'un coloris bien moins suave et bien moins franc. De même, la Bergère des Alpes est probablement une répétition, ou peut-être une copie, du tableau peint pour madame Geoffrin, que conserve le palais de SaintCloud. Un beau portrait du peintre que l'on croit de sa propre main, et nous ne sommes pas éloigné de partager cette opinion, accompagne dignement ses œuvres toujours charmantes. Tout autour se groupent ses imitateurs, Lacroix et Henry, ce dernier très-inégal, mais quelquefois trèsprès du maître, témoin la Tempête sur mer de madame la marquise du Muy. L'influence de J. Vernet, solidement établie par son séjour en Provence, lui survécut longtemps et devint prépondérante à l'école de Marseille. On la retrouve encore vivace chez Constantin, dessinateur admirable, peintre trop souvent médiocre deux de ses tableaux méritent cependant d'être signalés, l'un du cabinet de M. Boyer, l'autre de M. Roux. Quant à Barrigue de Fontainieu, ce courageux marin qui, ruiné par la Révolution, se refit à l'aide de son pinceau un nom et une fortune, les conseils de Denis ne parvinrent pas à étouffer en lui un sentiment tout méridional du paysage, encore visible sous les défauts du temps.

L'école française, telle que l'a constituée la réforme de David, n'est pas la plus mal représentée à l'exposition de Marseille. On retrouve là le Saint Roch de David, ordinairement placé à l'Intendance sanitaire, tableau trop connu pour qu'il soit nécessaire d'y revenir, et tout à côté le double portrait des deux filles de Joseph Bonaparte, peint à Bruxelles en 1822, œuvre capitale du maître, dont la Gazette offre la gravure à ses lecteurs, et qui appartient au musée de Toulon. La Peste de Gérard provient aussi de l'Intendance sanitaire. L'intérêt de cette grande toile s'efface complétement devant le charme d'une petite esquisse qui représente, groupées autour d'un buste facile à reconnaître, plusieurs

figures allégoriques du dessin le plus élégant et d'une couleur à la fois brillante et souple. Un portrait d'homme en pied, par Gros, les Trois Grâces de Regnault, peintes, ainsi que le portrait, au tiers de la grandeur naturelle, accompagnent des tableaux de genre de Drolling le père, de Revoil, de Landon, du Lyonnais Richard, et des paysages de Valencienne. Au milieu de cet ensemble un peu fade se détache une saisissante ébauche de Géricault, le Hussard à cheval, et une Étude de chevaux, comme Géricault seul savait les peindre.

La renaissance de l'école française a entraîné la chute de l'école provençale. Désormais absorbés dans la grande unité nationale qui fut le fruit de la Révolution, les artistes du Midi ont suivi la loi commune de l'art français, heureux quand ils ont su garder sous la discipline de tel ou tel maître quelques qualités originales. Socrate et Alcibiade chez Aspasie, tableau de Peyron qui ne ressemble en rien à celui de M. Gérôme, ressemble à tout ce qu'aurait pu peindre sur un pareil sujet un contemporain de David. Les portraits de Paulin Guérin reproduisent les errements des portraits de Gérard; son Chevalier Rose n'est guère plus intéressant que la Peste de son maître; seule la Mélancolie laisse apercevoir un sentiment poétique individuel. Il est facile de reconnaître dans la Psyché de Tuaire les leçons de Prudhon. Mais, à part certaines habitudes de dessin qui sont l'uniforme du temps, on serait embarrassé de rattacher à l'école française de l'Empire et de la Restauration les puissantes ébauches de Réattu, si l'on ne savait que ce grand peintre avorté a passé la plus grande partie de sa vie en province. Réattu naquit cin- · quante ans trop tôt. Contemporain de Géricault, il eût peut-être égalé l'auteur du Naufrage de la Méduse.

Plus original en un genre qu'il n'inventa pas, mais qu'il sut créer, comme Vernet a créé la marine, Granet est bien le fils de ce soleil du Midi qui perce les intérieurs les plus sombres. Vingt-six tableaux représentent son talent sous toutes ses faces, les uns piquants et fins, tels que l'Église Saint-Irénée, le Réfectoire des Capucins, le Moine en prière dans une cellule dont la fenêtre ouverte laisse apercevoir les sommets neigeux des Alpes; les autres gras et largement empâtés, tels que la Sacristie, Une Messe chez les Capucins; quelques uns prétentieux et noirs, Savonarole, les Premiers Chrétiens, les Catacombes; d'autres enfin plus grands de proportion et vraiment grands d'effet, le Cloitre des Chartreux, Une Messe au temps de la Terreur, le Baisement de croix, et surtout la Visite au couvent, un chef-d'œuvre parmi ces œuvres remarquables. Tout près de Granet se place son élève Clérian, dont le père a laissé au musée d'Aix un portrait de lui-même peint avec un rare bonheur d'expression.

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