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Ainsi donc, les maîtres les plus fameux, les critiques les plus autorisés ont toujours pensé que ce n'était point par l'indépendance absolue, par la violence des mouvements, par l'éclat des couleurs que l'artiste nous émeut, mais par la subordination qui crée l'unité, par la tranquillité qui constitue la grandeur, et par l'énergie ou la délicatesse du dessin qui détermine l'expression.

Depuis longtemps cependant des peintres, même parmi les plus illustres, ont osé s'affranchir de ces lois qui entravaient la liberté de leurs allures, et, désireux de surpasser leurs devanciers ou de les faire oublier par une brillante innovation, ils ont cru pouvoir suppléer à la vraie beauté par la richesse et la pompe, à la dignité par la verve, à l'élévation du sentiment par l'émotion dramatique. Les artistes de ces écoles avancées, lorsqu'ils sont chargés d'une décoration, tiennent plus à faire preuve de science et d'habileté que de simplicité et de sagesse. Ils aiment à creuser de profondes perspectives, à créer des édifices qui, par l'audace de conceptions irréalisables, détruisent les lignes du monument qu'ils devraient orner. Ils se plaisent à ouvrir de vastes horizons, à nous promener sous des arbres touffus que la lumière égaye en les traversant. Ils affectionnent les foules animées par des passions violentes jusqu'à la rage, et ils ne craignent point, au lieu de faire suivre à la draperie les formes du corps, de la faire tourbillonner au souffle de leur fantaisie. Tout se meut, s'agite, se tourmente dans les œuvres de ces peintres pour lesquels le repos semble être le synonyme de la mort. Si ces compositions, séduisantes par l'imprévu du caprice, attrayantes par des harmonies merveilleuses, conviennent parfaitement à des salles de fête, à des palais, où il faut avant toute chose enchanter les regards et inspirer l'idée du plaisir; si, dans ces riches galeries, elles s'accordent à ravir avec la pensée de l'architecte qui y a prodigué l'or, et qui a cherché la variété dans le contraste et la multiplicité des plans, dans les moulures saillantes et rentrantes, dans les statues et les figures en ronde bosse, il ne s'ensuit point qu'elles soient à leur place dans nos silencieuses basiliques où tout doit revêtir une haute signification morale et imposer l'adoration. Cependant il ne faut point, poussant la rigidité des doctrines jusqu'à l'absolu, nier les qualités très-remarquables qui souvent distinguent les fresques de ces maîtres. Seulement, au lieu de juger leurs œuvres au point de vue religieux et architectural, le critique doit les regarder isolément et les analyser en elles-mêmes, comme si elles étaient de purs tableaux détachés de la muraille.

La chapelle de Saint-Sulpice, dans laquelle M. Delacroix a eu à couvrir le plafond et deux parois latérales, est consacrée aux saints anges. Au

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plafond, le maître a représenté la première révolte de la créature contre le Créateur: Lucifer terrassé par l'archange saint Michel. L'issue de la grande lutte ne laisse plus aucun doute; les anges révoltés gisent sur les rochers de l'abîme, autour de leur chef qui seul résiste encore. Mais Lucifer a beau tordre convulsivement ses muscles vigoureux, il ne se soustraira point à la puissance de l'archange qui, sans effort, le maintient et l'écrase sous son pied. Cet ouvrage est encadré dans un ovale doré audessous duquel quatre anges se détachent sur les pendentifs de la voûte. Peints en grisaille, dans des tons sobres, ces anges attirent peu le regard, ne font pas diversion aux sujets plus importants, mais aident, au contraire, l'œil à passer des couleurs étincelantes du plafond aux tons moins brillants et plus solides des peintures latérales.

Sur la paroi de droite, en entrant, est représenté Héliodore chassé du temple et flagellé par les anges du Seigneur. Une architecture grandiose assoit la composition et en remplit tout le fond; des colonnes massives montent jusqu'au faîte et soutiennent un vaste escalier; à ces colonnes s'appuie une balustrade derrière laquelle on aperçoit le grand prêtre entouré de lévites et de femmes regardant avec effroi le drame qui se passe au bas de l'escalier, sur le premier plan. Ici l'ange du Seigneur apparaît tout resplendissant d'or et tenant un sceptre à la main. Il est monté sur un cheval qui, comme animé de la colère divine, frappe de son sabot Héliodore éperdu et renversé au milieu des trésors qu'il emportait. Un ange aptère s'élance horizontalement, des verges à la main, sur le ministre de Séleucus, tandis qu'un troisième, également sans ailes, se précipite du haut du ciel pour punir l'insolent spoliateur, dont les complices chargés de butin fuient en désordre et se ruent sur les degrés du temple.

La paroi qui fait face à l'Héliodore montre la Lutte de Jacob contre l'ange. La scène se passe au milieu d'un admirable et profond paysage planté de grands arbres qui étendent leurs branches touffues jusqu'à la naissance de la voûte. Jacob a jeté à terre son bouclier, sa pique, son manteau et son chapeau de paille pour combattre plus à son aise le jeune audacieux qui ose lutter avec lui. Irrité de la résistance inattendue qu'il rencontre dans cet adolescent au corps faible en apparence, il fond sur lui, tête baissée, comme un taureau furieux. Mais c'est en vain qu'il roidit ses bras gonflés par l'effort, c'est en vain qu'il cambre une de ses jambes sur le sol pour y trouver un point d'appui solide, il ne peut faire plier l'immortel qui pour vaincre n'a qu'à vouloir. Ces deux personnages ont seul de l'importance dans la composition. Derrière le monticule où se passe la lutte, dans un ravin, à droite, l'on aperçoit, il est vrai, les ser

viteurs de Jacob conduisant à Ésau de nombreux troupeaux de moutons, de taureaux et d'ânesses, offrande destinée à apaiser le courroux d'un frère; mais cette caravane est voilée par des nuages de poussière, et elle marque à peine dans l'ensemble.

On le voit, M. Delacroix a choisi exclusivement pour la décoration de sa chapelle les passages de la Bible où il est parlé des luttes triomphantes des anges. En maître qui se connait, il a repoussé tous les sujets gracieux que lui offraient en si grand nombre les légendes ou les livres saints; il n'a cherché dans l'histoire sacrée que des scènes tumultueuses qui permissent de tracer des lignes flamboyantes, des attitudes outrées; il a si bien compris que de telles scènes convenaient seules à son talent passionné, qu'il les a résolûment abordéés au risque d'entrer périlleusement en concurrence avec le plus grand des peintres, avec Raphaël luimême !

Si M. Delacroix, dans ces peintures, a montré toutes les belles qualités d'invention, de chaleur et de coloris que nous lui connaissons, il a aussi laissé voir l'insuffisance de son dessin, le peu de souci qu'il a de la beauté, et sa préoccupation constante de chercher le caractère dans une certaine barbarie d'expressions et de types qui a du moins le mérite d'une originalité incisive, car, il faut bien le reconnaître, les figures peintes par M. Delacroix, souvent laides, ne sont jamais banales, et chez lui c'est le sentiment qui tient lieu de beauté. Mais un reproche assurément tout nouveau qu'on peut lui faire, c'est d'avoir manqué de hardiesse — qui le croirait?-dans sa peinture de Saint Michel. Nous savons combien il est difficile d'orner un plafond ou une coupole, nous sommes les premiers à reconnaître combien peu le résultat de l'art est ici en raison des efforts de l'artiste. Cependant, lorsque le peintre, au lieu de livrer à l'architecte cette partie d'un monument, accepte une tâche aussi ingrate, il est tenu d'approprier son sujet et ses figures à la place qu'elles occupent. C'était un motif heureux pour la décoration d'un plafond que le Saint Michel terrassant le démon; mais M. Delacroix n'a pas tiré, peut-être, tout le parti désirable de son choix. En plaçant ses personnages dans une position horizontale, en leur donnant un point d'appui sur la terre au lieu de les lancer hardiment dans l'espace, il se trouve-chose étrange! que faute d'audace ce peintre audacieux a réveillé des souvenirs écrasants qu'il ne nous eût point rappelés si, plus téméraire, il avait osé peindre des figures volantes dans ces fiers raccourcis qui faisaient l'orgueil des maîtres vaillants et emportés auxquels se rattache son génie. Le mérite de cette composition, la moins heureuse des trois, à notre avis, est surtout dans le prestige de la couleur qui, selon les paroles de M. Théophile Gautier,

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