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rielles, sur ces empressements de l'outil, fort différents des négligences ou des mensonges. Lors même qu'il procède par indications sommaires, le style florentin au xve siècle est plus explicite, plus utilement vrai, plus savamment châtié que ne le sera, dans d'autres écoles et dans d'autres temps, le faire à outrance de certains artistes. Une esquisse de Masaccio ou une maquette de Donatello en dira plus long sur le caractère des objets représnetés, que le tableau le mieux fini de Gérard Dow, que le marbre le plus patiemment limé par Canova. Sans avoir une signification aussi ouvertement magistrale, la Madone d'Antonio Rossellino peut au moins confirmer ce que les œuvres des maîtres nous auront appris à cet égard. Elle a, de plus, ce privilége de nous faire pressentir un talent, une école même dont l'Italie à peu près seule est en mesure de divulguer les mérites 1. Rapproché par le souvenir des sculptures qui décorent les églises de la Toscane et le Musée des Offices, un pareil monument n'est, il est vrai, qu'un témoignage secondaire, à côté de preuves et de faits bien autrement éloquents. Vu ici, dans le milieu où nous vivons, il suffirait presque pour nous désabuser du faux goût; il suffit, en tout cas, pour rappeler aux uns, pour révéler aux autres ce que l'école

4. L'extrême rareté en France des sculptures de Rossellino n'est, en effet, ni un accident, ni une exception, en ce qui concerne les ouvrages florentins du xve siècle. L'école tout entière est le plus souvent absente de nos grandes collections publiques, ou elle n'y est représentée que par quelques rares morceaux, comme le Portrait de Béatrix d'Este au Musée du Louvre, et la Tête de jeune fille par Mino da Fiesole, au Cabinet des Médailles et Antiques de la Bibliothèque impériale. Ce n'est que dans certaines collections particulières qu'on peut trouver sur ce point des enseignements tout à fait significatifs. Ainsi, entre autres objets précieux, M. Piot possède un buste en marbre de Saint Jean-Baptiste enfant, sculpte par Donatello avec un art incomparable. Un autre ouvrage de premier ordre, dù aussi au ciseau de Donatello, une Sainte Cécile en pierre grise, et représentée sous les traits d'une jeune fille de la famille de Valori, orne le cabinet de M. Gabriel de Vendeuvre. M. His de La Salle, à côté d'un beau choix de bronzes italiens, conserve pieusement une charmante Tête d'enfant, attribuée par cet amateur si éclairé à Desiderio da Settignano. M. Thiers, M. de Férol, possesseur du bas-relief de Rossellino dont nous venons de parler, quelques amateurs encore, non moins heureux, non moins bien inspirés, ont réussi à recueillir des ouvrages appartenant à la même école. Ce sont là d'excellents spécimens, sans nul doute, mais des spécimens accessibles seulement aux regards de quelques privilégiés. Il serait bien souhaitable que des monuments analogues trouvassent dans nos musées mêmes une publicité plus vaste et plus facile. Nous avons entendu dire que la collection Campana, récemment acquise pour le Louvre, en enrichirait très-utilement les galeries même dans cet ordre d'art relativement moderne. Puisse une regrettable lacune se trouver ainsi en partie comblée, et une sorte d'engagement pour l'avenir résulter de cette hospitalité accordée aujourd'hui aux reliques de l'art florentin!

florentine du xve siècle a de grâce sans afféterie, de simplicité sans sécheresse, de science sans pédantisme. École riche entre toutes, où chaque maître compte presque autant de rivaux que de disciples; école bénie dans ses efforts vers le mieux, dont chaque pas est un progrès, chaque tentative une découverte, et qui, de Fra Angelico à Filippino Lippi, de Brunelleschi à Leo Battista Alberti, de Ghiberti à Verrocchio, de Finiguerra à Pollaiuolo, se signale dans tous les arts, introduit partout les innovations fécondes et finit, de conquête en conquête, par trouver ses titres suprêmes de noblesse et son expression parfaite sous la main toute-puissante de Léonard.

HENRI DELABORDE.

LES

PEINTURES DE M. EUGÈNE DELACROIX

A SAINT-SULPICE

La substitution de la peinture murale à la peinture sur toile dans nos monuments est une des innovations pour lesquelles les vrais amateurs de l'art doivent au gouvernement et à la municipalité de Paris le plus de remerciments. La fresque, en ne permettant ni réticences ni subterfuges de touche ou de couleur qui masquent l'ignorance, force les artistes à de longues et consciencieuses études. Et dans ces temps, où tous éprouvent une profonde horreur pour ce qui ressemble à une discipline ou à un enseignement quelconque; à cette époque, où chacun se croit un grand maître avant d'avoir été un bon élève, rien, croyons-nous, ne peut mieux inspirer ce respect que tout peintre devrait avoir pour la tradition. En pénétrant sous les voûtes de ces basiliques consacrées par la foi des générations, l'artiste qui se prépare à les décorer de peintures, le public appelé à juger les décorations, comprennent bien vite que l'art religieux « a ses lois nécessaires, ses traditions, ses formes propres, et que, s'il procède avant tout du sentiment, il résulte aussi du respect pour les exemples du passé, pour certains types consacrés par le génie des maîtres ou par la vénération des peuples 1. » Ces types, ils ont été fixés par Giotto, Orgagna, Fra Angelico et Masaccio dans des voies diverses. Et, parce que ces maîtres illustres ne se considéraient point comme de

4. M. Henri Delaborde, Revue des Deux Mondes (Peintures de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés).

simples décorateurs, mais bien comme les maîtres de ceux qui ne savent pas lire, parce qu'ils crurent aux dogmes et pratiquèrent les vertus qu'ils retraçaient sur les murailles, ils ont laissé à leurs héritiers un champ bien préparé pour la semence. Aussi, tout peintre qui veut se consacrer à l'art religieux doit-il évoquer le souvenir de ces maîtres, et se pénétrer de leur esprit tout en s'affranchissant des formes primitives qui sont mortes avec eux. Croyants sincères autant qu'artistes modestes, ces hommes de génie ne songèrent jamais à conquérir les suffrages des masses par l'exagération des sentiments douloureux ou par la pompe de la composition théâtrale, par les jactances ou les coquetteries du pinceau, par le charme de la couleur ou par des effets surprenants de lumière. Ils poursuivirent un but plus élevé, sans négliger avec affectation ou dédain les moyens de séduction que leur offraient les ressources de la palette et l'adresse de la main. Ils cherchèrent à maintenir dans leur composition une gravité et une symétrie correspondant à la symétrie et à la gravité des monuments qu'ils étaient appelés à embellir. Ils aspirèrent avant tout à mettre dans les figures qu'ils traçaient une grâce sévère, une simplicité touchante, un sentiment pur et pénétrant, afin que tous ceux qui regardaient leurs œuvres se sentissent émus et conçussent une grande et respectueuse idée de la Divinité.

Lorsqu'apparurent Fra Bartolommeo et après lui Raphaël, qui surpassa tous ses devanciers, les lois qui régissent la peinture religieuse étaient déjà irrévocablement déterminées, et ces maîtres, en y apportant un élément nouveau, une vie plus libre, ne firent qu'y ajouter le suprême degré de la perfection. Génies supérieurs, ils surent jeter le mouvement et la variété dans les groupes, sans trop rompre les lignes de l'architecture; ils surent faire agir les personnages avec mesure et simplicité, n'ayant besoin d'aucune exagération pour émouvoir. Ils donnèrent à la figure de Dieu une grandeur aimable par la sérénité, une puissance adoucie par la mansuétude, et à la Vierge un charme si pur, une séduction si chaste, que son image inspire à la fois la vénération et l'amour.

Tous ces maîtres, Giotto, Orgagna, Fra Angelico, Masaccio et Bartolommeo, ils sont tous sortis de Florence, et Raphaël lui-même touche de bien près à cette école qui nous a laissé les pages les plus émues de l'art chrétien. Ils devinrent les maîtres souverains de la peinture religieuse, parce qu'ils estimèrent avant toutes autres les qualités sérieuses qui font le style, parce qu'ils étudièrent avec sincérité la nature sans se laisser asservir par elle, parce qu'enfin ils l'élevèrent au-dessus d'elle-même au moyen de l'expression morale. Voulant s'adresser à l'âme plutôt qu'aux sens, ils comprirent parfaitement qu'aux qualités internes et externes de l'homme

correspondent dans la peinture des qualités analogues, et que si l'éclat de la couleur, les élans de la passion parlent aux sens, c'est l'austérité du dessin et la force contenue qui impressionnent l'âme. « Le peintre, nous disait-on dernièrement 1, le peintre, lorsqu'il voudra monter aux plus hautes régions de son art, sans en franchir les limites, devra se rapprocher également de ses deux aînés, l'architecte et le sculpteur. Il y perdra sans doute une partie de sa liberté; mais que d'autorité il regagnera dans cette austère obéissance! Quelle imposante majesté dans ces représentations murales dont la pâleur grave ne troublera ni l'harmonie de l'édifice ni le recueillement de la pensée, et dont les figures, passant comme des ombres heureuses et couvrant le mur sans le renverser, rappelleront les tranquilles et doux bas-reliefs des temples antiques! »

Les Grecs et les Romains avaient depuis longtemps senti quelle diversité de sentiments éveillent en nous ce qu'ils appelaient les différents modes de la peinture. Crassus, comparant chez Cicéron des œuvres d'anciens maîtres avec celles de son temps, trouvait les modernes plus agréa– bles par la beauté et la multiplicité des couleurs, et plus plaisantes à la première vue. «< Mais ces peintures, dit-il, perdent beaucoup de leur valeur à un examen attentif, tandis que celles des anciens, qui frappent moins tout d'abord, nous touchent de plus en plus, bien qu'on rencontre en ces ouvrages quelque chose de rude qui n'est point au goût du jour. » Et Denys d'Halicarnasse, recherchant la cause de ce fait, la trouve en ce que « les anciens étaient d'excellents dessinateurs qui connaissaient parfaitement toute la grâce et toute la force de l'expression, quoique d'ailleurs leurs tons fussent simples et peu variés. Les modernes, au contraire, ajoute-t-il, plus attachés à briller dans la partie du coloris et dans celle des ombres, n'ont pas la même correction dans le dessin, et, partant de là, ils ne rendent point les passions avec le même succès. » Ces lois, reconnues par Crassus et Denys d'Halicarnasse, avaient été mises en pratique par les éphores de Sparte, qui allèrent jusqu'à défendre dans la ville de Lycurgue l'usage de la peinture, parce que la couleur leur semblait propre seulement à flatter les sens. Et cependant, dit M. Beulé, Sparte n'était point ennemie des arts, ainsi qu'on s'est tant plu à le répéter. Comme la plupart des grandes villes de la Grèce, elle avait ses places décorées de portiques et de statues, ses monuments remarquables par leur originalité capable de fixer l'attention de Pausanias, qui avait vu Athènes et son Acropole.

4. Grammaire des arts du dessin, Architecture, Sculpture, Peinture, par M. Charles Blanc. Gazette des Beaux-Arts, t. XI, p. 97.

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