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GRAMMAIRE

DES ARTS DU DESSIN

ARCHITECTURE, SCULPTURE, PEINTURE1

LIVRE PREMIER.

ARCHITECTURE.

I.

L ARCHITECTURE EST L'ART DE CONSTRUIRE SELON LES PRINCIPES DU BEAU.

Dans tout véritable architecte il y a deux hommes, un artiste et un constructeur. Ces deux hommes sont réunis en un seul et ils doivent l'être, l'un pratiquant ce que l'autre a conçu, et tous les deux se concertant pour mettre l'utile à l'unisson du beau. Mais ce qui, dans l'architecture, concerne la science, doit être pour nous nettement distingué de ce qui est l'art.

Comme constructeur, l'architecte s'occupe du nécessaire et du commode; il éprouve les matériaux, il en calcule la résistance et la pesanteur, il en détermine la coupe, et il dispose ses édifices de façon à les rendre à

4. Les droits de reproduction et de traduction sont expressément réservés.

Il est nécessaire, pour l'intelligence de ce travail, de se reporter aux fragments du même ouvrage déjà publiés dans la Gazette des Beaux-Arts des 4er avril, 1er mai, 15 juin, 15 août 1860 et 1er août 1864.

la fois solides et convenables s'ils ont une destination, solides alors même qu'ils n'en ont aucune, c'est-à-dire quand ils doivent être purement symboliques. Comme artiste, l'architecte invente les combinaisons de lignes et de surfaces, de pleins et de vides, qui devront éveiller dans l'âme du spectateur des impressions d'étonnement ou de majesté, de terreur ou de plaisir, de puissance ou de grâce. Ainsi, avant que la science soit soumise en lui à toute la rigueur des mathématiques, son art, échappant aux lois de l'utile et à l'empire du nécessaire, s'élève à des conceptions que le sentiment seul devra juger, et il n'obéit encore qu'à ces grandes règles déjà tracées par le génie des autres ou que découvre son propre génie, et qui sont supérieures au calcul.

En définissant l'architecture « l'art de construire, disposer et orner les édifices, » les législateurs de notre langue en ont presque fait disparaître le plus grand des arts du dessin. Dans leur définition, en effet, l'architecte n'est plus qu'un décorateur qui vient en troisième ligne apporter un ornement additionnel à l'édifice. Au lieu de proclamer l'importance de la beauté, son indépendance même, ils l'ont réduite à n'être qu'un simple accompagnement de l'utile; ils ont désigné comme un pur accessoire de la construction ce qui en est la partie la plus subtile, la plus illustre, la plus élevée, la plus rare.

Telle n'est pas la définition de l'architecture pour ceux qui estiment à sa valeur cet art tantôt sublime, tantôt beau, tantôt gracieux, mais toujours digne, toujours lié à la grandeur des nations et à leur gloire. « L'art de bâtir, dit M. Hittorff, peut se trouver chez les peuples les moins civilisés, tandis que l'architecture n'a pu être que le résultat de la plus haute civilisation. »

Quelques-uns, et notamment des écrivains anglais, veulent que l'architecture soit définie « le beau dans la construction, beauty in building; mais il faut prendre garde qu'une telle définition ne sépare le constructeur de l'artiste, et ne tende à propager cette idée funeste que des édifices peuvent se passer du beau, car on en viendrait bientôt à regarder la beauté comme une redondance. On serait amené peu à peu à bâtir sans art, et il arriverait ce qui est arrivé justement en Angleterre, où la construction, abandonnée à des entrepreneurs de maçonnerie, a couvert des villes entières de bâtiments horribles. Là où le beau n'est pas proclamé essentiel, là où la science n'est pas déclarée inséparable de l'art, on s'habitue facilement au difforme, on tolère la laideur, on s'expose au monstrueux.

Il importe donc, en définissant l'architecture, de la rendre à jamais solidaire de la beauté. Si nous avons à la considérer dans cette Gram

maire, non pas comme une science, mais comme un art, cette distinction entre l'artiste et le constructeur n'est pas une séparation. Nous devons les distinguer; nous n'entendons pas les désunir.

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LA BEAUTÉ DANS L'ARCHITECTURE RÉPOND A UNE IDÉE DE DEVOIR.

Dépourvu de beauté, un édifice peut être un ouvrage d'industrie : ce n'est plus une œuvre d'art. La définition même de l'architecture lui impose donc la loi d'être belle. Mais un autre sentiment le lui commande, un sentiment vague, non défini encore, et qui cependant réside au fond de la conscience universelle.

Si l'homme vivait dans le désert et qu'il eût la puissance d'élever à lui seul des bâtiments, il lui serait loisible de les concevoir bizarres, laids, grotesques même, puisqu'ils plairaient au constructeur et n'offenseraient les regards de personne; mais dès qu'une société se forme, dès qu'elle occupe une étendue de pays limitée par des montagnes, des fleuves ou des mers, dès qu'elle se réunit dans des cités, le droit d'ériger des constructions ne peut plus être séparé du devoir de les faire belles. Tout édifice intercepte l'air que nous respirons, la lumière qui nous réchauffe, le jour qui nous éclaire; il couvre une portion de la surface du globe où se meut notre existence il est donc juste qu'il nous dédommage, au moins par sa beauté, des bienfaits dont il nous prive. Qu'est-ce à dire? on pourrait obstruer la circulation, comprimer l'air, nous dérober les rayons du soleil, et cela sans compensation? L'on nous cacherait la vue du ciel, la grâce du paysage ou l'horizon de la mer, les beautés de la nature enfin, sans nous offrir en échange le spectacle d'une autre beauté? Et que serait-ce donc si, au droit de limiter et de bâtir, l'on ajoutait encore la faculté d'affliger nos yeux par l'image de la laideur? Le caprice d'un seul pourrait-il nous condamner, nous et nos descendants, à subir, comme un supplice de tous les jours, une difformité en pierres de taille?... Non, les sociétés ne se formèrent pas à de pareilles conditions. Le respect qui leur est dû oblige le constructeur à devenir architecte, et lui fait du culte de la beauté un devoir.

Le philosophe américain Emerson appelle égoïste tout ce qui est bâti sans art, et ce mot renferme une pensée profonde qu'a développée en ces termes un artiste anglais, M. Garbett (Rudimentary Treatise on design) :

« Le déplaisir que nous cause un bâtiment sans architecture est vu et senti, quoique la masse des spectateurs ne sache pas se rendre raison du défaut qui les choque dans la construction. Ce défaut, c'est l'égoïsme (selfishness). On peut rire si l'on veut, on peut me dire que c'est là un vice moral qui n'a rien à faire avec des pierres et des briques; je maintiens, moi, que l'expression de ce vice moral ou de tout autre de la même nature a beaucoup à faire avec la beauté d'un édifice car c'est l'esprit qui voit; l'œil se borne à lui présenter les objets, c'est l'esprit qui les discerne. S'il en est ainsi, n'est-il pas évident que les qualités qui nous plaisent ou les défauts qui nous déplaisent dans un édifice appartiennent à l'ordre moral? Est-il possible que le blanc et le noir, la ligne droite et la ligne courbe affectent l'esprit, si ce n'est par l'idée qu'ils représentent? Un édifice blesse les regards de tous les spectateurs lorsqu'ils sentent qu'on l'a élevé sans penser à eux, sans s'inquiéter s'il y avait des yeux au dehors comme au dedans. Cette rudesse égoïste doit être adoucie par la politesse, et cette politesse, nous l'appelons architecture. »

Dans les temps antiques, le soin de veiller à la dignité des bâtiments était une magistrature enviée. De même que la police de nos cités interdit sur la voie publique les dissonances trop cruelles, de même l'édile antique protégeait la vue des citoyens contre la laideur, et représentait ainsi la beauté dans la loi.

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A LA BEAUTÉ DE L'ARCHITECTURE SONT LIÉES DEUX AUTRES QUALITÉS INDISPENSABLES, LA CONVENANCE ET LA SOLIDITÉ.

Qu'un édifice doive être conçu et disposé en vue de sa destination, cela peut paraître une vérité banale, même un pur axiome, et cependant le monde est couvert de bâtiments qui ne sont pas en rapport avec leur objet, car où les fautes en architecture sont le plus fréquentes, c'est justement là où il s'agissait d'éclairer le goût par les simples lumières

du bon sens

La convenance est la qualité d'un édifice bien approprié à sa destination, et dont tous les membres ont la forme qui se prête le mieux à leur fonction. Supposons, par exemple, que l'entrée d'une maison soit convexe elle repoussera le visiteur au lieu de l'inviter. Si elle est

concave, au contraire, elle appellera le spectateur qui veut entrer, puisqu'elle semblera s'ouvrir d'elle-même à son désir. Mais supposons maintenant qu'un monument ait été commandé à l'architecte dans le but de réunir, à un moment donné, des multitudes d'hommes venues de divers points la forme convexe de l'édifice sera très-convenable, cette fois, et parfaitement appropriée, parce qu'alors l'entrée, ne se trouvant nulle part, devra se trouver partout. Voilà pourquoi les grands théâtres de l'antiquité étaient convexes. A Rome le Colisée, à Vérone l'Amphithéâtre, à Nîmes les Arènes, affectent la forme ovale, non-seulement pour accuser au dehors la disposition intérieure, mais pour ménager à des masses d'hommes accourues de tous les points de l'horizon un accès facile, une entrée rayonnante qui ne les oblige, ni à se heurter contre un angle, ni à se détourner de la ligne droite. On sentira par cet exemple comment telle configuration d'un édifice peut être, suivant la destination, conforme ou contraire à la convenance.

Quand elle est exquise, la convenance engendre toujours ce genre de beauté qui s'appelle le caractère, c'est-à-dire l'expression générale du monument, la première pensée qu'il fera naître dans l'esprit du spectateur. Du plus loin que vous l'apercevez, un édifice doit vous dire : Je suis un temple, un tribunal, une douane; et s'il le dit clairement, c'est que déjà il possède une parfaite appropriation, qualité précieuse, mais qui n'est encore, pour ainsi parler, que le second degré du beau. Nous verrons, dans le cours de cet ouvrage, comment la beauté, même la plus haute, se lie bien souvent à la convenance et en quoi elle en diffère.

Une autre qualité essentielle de l'architecture est la solidité. Celle-là regarde sans doute le constructeur beaucoup plus que l'artiste. Toutefois elle n'est pas sans avoir une relation, souvent intime et directe, avec la sublimité ou la beauté d'un monument. Il est telle construction des antiques Pélasges ou des Pharaons qui peut éveiller en nous des pensées grandes, des sentiments d'une poésie solennelle, lorsque, par l'immensité de ses proportions et par la force évidemment inébranlable et indestructible de ses supports, elle nous annonce une durée sans bornes et nous fait songer à l'éternité, à l'infini. En parcourant la Grèce, on y rencontre çà et là des fragments de murailles énormes qui semblent avoir été construites avec des rochers qu'une race de géants aurait ajustés grossièrement et amoncelés. L'imagination populaire attribuait jadis à des cyclopes venus de la Lycie la construction de ces murs gigantesques, qui de nos jours encore ont conservé le nom de murs cyclopéens. Ainsi, voilà de simples pierres qui, par la seule solidité de leurs masses colossales, ramè

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