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EXPOSITION RÉGIONALE DES BEAUX-ARTS

A MARSEILLE

En attendant que se réalise le projet, plus d'une fois mis en avant, d'une exposition nationale réunissant à Paris les trésors d'art épars sur la surface de la France, les villes de province continuent à dresser, région par région, l'inventaire de ces trésors. Pour ne parler que du Midi, après Avignon, après Carcassonne, voici maintenant Marseille qui nous donne à son tour la petite monnaie du futur Manchester français.

Il y a dans ces expositions régionales un double intérêt. L'art y trouve son compte, puisque des œuvres de premier ordre, enfouies jusqu'alors au fond d'obscures paroisses ou de cabinets inabordables, arrivent tout d'un coup à la lumière, et révèlent aux yeux du public des beautés connues seulement d'un petit nombre, ou même totalement ignorées. L'histoire de l'art profite mieux encore de ce rapprochement momentané d'œuvres peintes ou sculptées, dont chacune est un document. L'intérêt historique prend une importance toute spéciale, quand les auteurs des œuvres exposées, fils du pays où elles se produisent, ont entre eux ces rapports intimes d'inspiration, de style, de manière, qui constituent une école. Or, c'est précisément le cas de l'exposition de Marseille. On ne peut, en la parcourant, se refuser à reconnaître qu'il a existé en Provence, pendant au moins deux siècles, un groupe d'artistes remarquables, presque étrangers à l'influence de l'art français, et trèsdifficiles à classer dans l'histoire générale de l'art, si l'on n'admet pas, comme un fait acquis à l'histoire, une école d'art provençal.

Les origines de cette école sont clairement écrites à l'exposition de Marseille. La paternité en revient de droit au roi René. Non pas qu'il soit permis de laisser encore le bon roi en possession du haut renom de peintre, que lui attribuait une tradition séculaire. Il n'a pas peint le Triptyque de Saint-Sauveur; mais, en le rapportant des Flandres, il a

ouvert aux artistes flamands le chemin de sa petite capitale, bientôt remplie de leurs œuvres. En liant l'art provençal à une école illustre et féconde, il a plus fait que s'il ne lui eût laissé que le stérile exemple d'un roi peintre.

Ce n'est pas un mince honneur pour la ville d'Aix d'avoir connu des premières le mâle talent de Van Eyck, d'avoir possédé, du vivant même du maître, et conservé jusqu'à nos jours un de ses plus beaux ouvrages. Il faut aller en Belgique pour trouver l'égal du triptyque de Saint-Sauveur. L'attribution de notre ami et collaborateur Renouvier 1, corroborée de celle de M. Waagen, reçoit à l'exposition de Marseille une confirmation éclatante. Toutefois, les tons bruns et chauds, regardés comme un argument décisif en faveur de Van Eyck, ont en partie disparu, par suite d'un nettoyage récent, qui, bien qu'exécuté de la façon la plus intelligente, a aussi atténué le brillant des étoffes. Mais l'individualité des têtes, le réalisme expressif des physionomies et des mouvements, le modelé précis et ferme sans sécheresse, le rendu patient de tous les détails, le caractère poétique du fond de paysage, tant de qualités décisives, portées à un degré qui sent le maître, désignent hautement Jean Van Eyck. Si quelque jour des documents nouveaux venaient révéler le nom du peintre inconnu, il faudrait conclure que Van Eyck eut auprès de lui un redoutable rival, et inscrire ce nom à côté de celui du maître de Bruges.

Les volets du triptyque, qui représentent le roi René et sa femme, Jeanne de Laval, agenouillés au milieu de leurs patrons, ont toujours été jugés d'une exécution postérieure au panneau central. Mais celui qui les a peints sortait aussi de l'école de Bruges, et méritait de lui appartenir. Il n'eut à faire qu'œuvre de portraitiste, car les saints patrons aussi sont des portraits; il s'en acquitta avec cette puissance de vérité qui caractérise l'art flamand. Au contraire, Van Eyck a pu, dans la partie centrale, donner carrière à son imagination mystique, encouragée peut-être par les rêveries du roi. Le buisson ardent que contemple Moïse est devenu le trône de la Vierge Marie, trône incombustible, symbole de son incorruptible virginité. Ainsi l'explique une inscription peinte au bas du cadre, et l'ange qui montre le buisson à Moïse semble commenter l'inscription 2.

1. Les Peintres et les Enlumineurs du roi René, par Jules Renouvier. Extrait des publications de la Société archéologique de Montpellier, nos 24 et 25. Montpellier, Jean Martel; 1857.

2. Cet important triptyque, connu seulement jusqu'ici par une médiocre gravure au trait, va être reproduit dans l'Album photographique, publié à Marseille par M. Terris, album qui contiendra plus de cent reproductions de peintures, sculptures et dessins de l'exposition marseillaise.

En même temps, du pied du buisson jaillit une source à laquelle s'abreuvent les âmes pures, représentées par des agneaux, la source du salut. Il n'est pas inutile de remarquer, en passant, l'analogie de cette idée avec celle dont s'est inspiré Overbeck dans sa grande fresque de Francfort 1.

Une lettre du roi René à « maistre Jehannot le Flamant, » extraite des archives d'Angers et publiée par Renouvier, montre le bon sire demandant à son correspondant, en qui l'on peut voir Jean Van Eyck lui-même, << deux bons compaignons peintres,» au lieu des deux qu'il lui a déjà envoyés et qui ne sont pas suffisamment capables. Ce document, sans date, prouve au moins la présence d'artistes flamands auprès de René au milieu et à la fin du xv siècle. Il y aurait donc injustice à attribuer à d'autres peintres qu'à des Flamands les peintures de cette époque qu'a su conserver la capitale du comté de Provence. Les traces de style allemand qui s'aperçoivent dans l'Annonciation de l'église de la Madeleine, et plus encore dans les quatre sujets de la Passion appartenant à l'église métropolitaine, ne sont pas un motif suffisant pour nommer Albert Dürer ou tel autre. On sait, et nous sommes heureux d'emprunter ici les termes mêmes de Renouvier, « qu'à cette époque, » c'est-à-dire après la mort de Van Eyck, « l'école flamande dégénérée se rapproche de la manière allemande, mais elle garde toutefois beaucoup de sa distinction première. » Or, l'Annonciation porte à un tel degré le caractère de cette distinction, que M. Boisserée a pu se demander si ce tableau n'était pas d'un maître français qui se serait formé à l'école de Bruges alors dominante, et Renouvier ajoute : « Je crois ce dernier point plus rapproché de la vérité. >>

Quant à l'Assomption et aux sujets qui l'accompagnent, il suffit d'un coup d'œil pour rejeter bien loin le nom de Francia sous lequel le place le catalogue de l'exposition. Ici encore les saints personnages représentés sont des portraits, et, s'il faut en croire la tradition, ceux des premiers conseillers au parlement de Provence, lors de sa création en 1501. Plusieurs têtes, demeurées inachevées ou même laissées en blanc, attestent que le tableau a été peint à Aix. Comment admettre alors qu'on en ait fait honneur à Holbein? M. de Chennevières, qui n'accepte pas cette attribution, croit à « un maître de l'école allemande très-savant et très-puissant. » L'exhibition de cette œuvre importante, mais plus curieuse que réellement belle, aura pour effet, pensons-nous, de modifier ces opinions

4. Voir Gazette des Beaux-Arts, t. Ier, p. 325.

2. Peintres provinciaux de l'ancienne France. Paris, Dumoulin; 1817.

diverses. Si le coloris des étoffes, si la réalité des portraits rappellent des qualités familières à l'école allemande, il nous paraît impossible de rattacher à cette école le dessin des anges enfants qui entourent la Vierge. Leurs formes pleines et fermes, aussi bien que les ornements pseudoantiques dont leurs jambes sont chargées, accusent le goût italien. La composition générale, le choix des tons, les attitudes, en un mot l'ensemble du tableau procède de l'art flamand. C'est donc à un artiste des Flandres que nous voudrions voir restituer l'Assomption, à un de ces peintres voyageurs qui allèrent, vers le milieu du xvIe siècle, prendre langue en Italie.

Après cette Assomption, qui clôt pour ainsi dire le premier chapitre de l'histoire de l'art en Provence, l'exposition de Marseille nous laisse, avant de nous amener au second, un intervalle de près d'un siècle. C'est le moment de s'occuper des tableaux qui ne présentent pas le même intérèt historique tels, pour en finir avec les écoles du Nord, un portrait de Thomas Morus, par Holbein, tiré du riche cabinet de M. Bourguignon de Fabregoule, et une petite Pietà que M. R. Gower attribue au même maître, mais que l'on peut sans crainte revendiquer pour Quentin Massys.

L'influence de l'école italienne sur l'art provençal ne se manifestera aussi que beaucoup plus tard. Il ne paraît pas que René, qui était en même temps roi de Sicile et de Naples, ait ramené d'Italie aucun artiste ni apporté aucun tableau. Les peintures italiennes que l'on rencontre en Provence appartiennent pour la plupart à des amateurs. La plus ancienne que l'on puisse citer est un triptyque à la détrempe, classé parmi les inconnus, le Couronnement de la Vierge. Au caractère sérieux et quelque peu farouche des têtes, à la rectitude du dessin, au style des draperies, on reconnaît l'école de Giotto, et, n'était la lourdeur du Christ, probablement repeint, volontiers nommerait-on Giottino. Nous hésitons moins encore à baptiser un autre inconnu, catalogué sous le numéro 1211, et représentant, de grandeur naturelle, une Vierge assise, le bambino sur ses genoux. Le dessin de l'enfant, les mains effilées de la Vierge, la mélancolie de ses traits, la délicatesse du modelé, et surtout le ton ambré des chairs, désignent Botticelli.

De la riche collection de M. Bourguignon, d'Aix, sort une autre Madone que la tradition a toujours donnée à Léonard de Vinci. La tête du petit Jésus, vue en raccourci, est en effet dessinée de main de maître; celle de la Vierge se rapproche davantage du type de Luini. Le tableau, du reste, a subi à différentes époques de cruelles restaurations. La plus ancienne, presque absolument dissimulée, a eu pour résultat de suppri

mer le talon ou la cheville d'un des pieds du petit Jésus; d'autres, plus récentes et plus visibles, ont disloqué les mains et rompu l'unité du ton. La Madone de M. Bourguignon a perdu ainsi peu à peu tous ses droits à une discussion sérieuse. Il y aurait, au contraire, beaucoup à dire, et plus en bien qu'en mal, sur le Triomphe en forme de frise que M. Gower donne à Pierino del Vaga. Le coloris est celui de la fresque, tout à fait clair et doux; le dessin a cette fermeté pleine, cette allure vivace et toujours correcte qui caractérisent l'école romaine. A la même école, avec quelques élégances florentines de plus, et de nombreux repeints, se rattache un Saint Sébastien que le catalogue inscrit sous le nom de Sébastien del Piombo.

L'école vénitienne se montre plus riche encore. Nous aurions voulu voir à une place d'honneur, et dans un jour pur, le Concert seigneurial, du cabinet de M. Sallier, placé à contre-jour au fond d'une galerie obscure. Certes, la critique doit se tenir en défiance quand elle entend prononcer le nom de Giorgione. Cependant, telle est la puissance dont ce tableau porte l'empreinte, que nous n'hésitons pas à accepter l'attribution, sauf à la vérifier en pleine lumière. Les figures sont à mi-corps: au centre, une femme coiffée d'une toque joue de la mandoline; devant elle, un homme jeune encore et barbu se retourne vers le spectateur; au second plan s'agitent dans la demi-teinte trois ou quatre personnages. Le ton, trèsmonté, dissimule sa chaleur sous la crasse qui recouvre la toile. Mais le temps n'a pu détruire ni l'accent personnel des physionomies, celle de la femme rappelant en tout le type favori de Giorgione, celle de l'homme. profondément caractérisée, ni la largeur magistrale de l'exécution et la beauté de la pâte. Si l'on admet que Giorgione ait peint d'autres tableaux que les Concerto de Florence et du Louvre, il a assurément peint celui-là.

De Paul Véronèse, l'exposition peut montrer avec orgueil un morceau capital, l'esquisse du plafond de Versailles aujourd'hui placé dans le salon carré du Louvre, Jupiter foudroyant les vices. L'authenticité nous en paraît aussi évidente que l'impossibilité de confondre une esquisse de maître avec une copie réduite, ou la difficulté de nommer un peintre capable d'exécuter une telle copie avec autant de brio, d'aplomb et de science coloriste. Un admirable portrait d'enfant, inscrit sous le nom de Velasquez, doit être aussi restitué au grand maître vénitien. Il représente, assise par terre, une petite fille vêtue de brocart. Il appartient à M. Bourguignon, d'Aix; l'esquisse, à M. Paul Autran, de Marseille. Les Disciples d'Emnaüs, par le père Massimo, de Vérone, sont aussi une belle page, digne de Venise.

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