Page images
PDF
EPUB

matinales. Mais déjà les nymphes, qui, ce jour-là, se sont levées de fort bonne heure, ont envahi le bois sacré, et, sans craindre de mouiller leur pied blanc, elles dansent sur l'herbe humide. M. Corot, on le sait, a toujours été trop occupé de l'étude de la nature pour avoir le temps de lire beaucoup les poëtes; ne semble-t-il pas cependant qu'en menant ainsi sous ces beaux arbres le chœur léger de ses nymphes, il a dû se rappeler l'ode à Sextius:

Junctæque Nymphis Gratiæ decentes
Allerno terram quatiunt pede?...

Mais, hélas! il est imprudent peut-être d'évoquer ici le souvenir d'Horace. Les figures que M. Corot a semées dans son frais paysage ne sont rien moins qu'antiques, et ses danseuses nous paraîtront d'autant plus inélégantes que nous songerons à celles du poëte latin. Ce qu'on en peut dire pourtant, c'est que, quoique dessinées avec une gaucherie visible, elles sont vraiment baignées de la lumière matinale, qu'elles sont de la couleur de l'aurore, qu'elles sont liées au paysage par une indissoluble attache, et qu'elles concourent, notes légères, à l'harmonie générale. M. Corot est beaucoup plus heureux lorsqu'il donne une certaine dimension à ses figures. Il a recours alors au modèle; mais il interprète librement la réalité, et, dessinant avec la lumière bien plus qu'avec le contour, il arrive à des résultats qui non-seulement n'ont rien de choquant, mais qui sont parfois d'un charme étrange. Les petits bergers qu'il assoit au milieu de ses prairies silencieuses, les jeunes filles qui rêvent ou qui font de la musique à l'ombre de ses grands chênes, sont d'un sentiment si vrai, d'un dessin si juste dans ses indications sommaires, qu'on ne songe pas à leur demander compte de la beauté qui leur manque. Nous avons déjà parlé des personnages, si bien réussis, qui ornent les murailles de la chapelle de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et nous n'avons pas besoin de rappeler au lecteur la gracieuse Idylle dont cette Revue a publié autrefois la gravure 1. Dans un genre moins sérieux, les connaisseurs attentifs à la musique des tons n'oublieront pas de longtemps ce tableau du Salon de 1861, celui, je crois, que M. Corot avait intitulé le Repos, et qui représente une jeune fille étendue sur le gazon, au bord d'un lac tranquille. L'auteur a montré là une fois de plus qu'il connaît une des plus réelles difficultés de son art, et qu'il excelle à peindre le nu en plein air. Pour s'apercevoir que cette belle paresseuse n'est pas dessinée avec une précision parfaite, il faudrait l'arracher à sa

1. Gazelle des Beaux-Arts, 4859, t. II, p. 297.

[graphic][subsumed][merged small][merged small][subsumed][ocr errors][merged small]

rêverie et l'enlever du paysage. Mais, dans le tissu serré de l'habile harmoniste, ce serait rompre la maille essentielle; cette heureuse figure fait partie du tableau non-seulement par sa coloration rosée se détachant sur les tendres verdures du fond, mais encore par l'indécision de ses contours et par l'ondoyant de ses formes. Ce don précieux de mêler l'homme à la nature, les coloristes seuls le possèdent, et la rigueur de la ligne est, en ce point, plus dangereuse qu'utile. Si Corrége eût dessiné commet Raphaël, il n'eût pas fait l'Antiope, et l'art éternel compterait un chefd'œuvre de moins.

Nous sommes peut-être ici sur la pente d'une hérésie, et nous ne voudrions pas dépasser la mesure en insistant davantage. Mais il nous est impossible de ne point faire remarquer que M. Corot n'est pas tout entier dans ses tableaux, et que, pour le bien connaître, il faut rechercher dans ses études le secret de ses méthodes et de sa puissance. C'est, en effet, lorsqu'il travaille sous l'impression directe de la nature, que M. Corot se montre coloriste. Les amateurs qui ont assisté à la vente qu'il fit faire d'un certain nombre de ses ouvrages, le 14 avril 1858, ont appris ce jour-là à quel degré peut atteindre son heureux pinceau. La distinction est un des besoins, une des nécessités de son talent: l'harmonie est sa loi suprême. Parfois, comme dans le Retour du marché d'Arras, il associe des violets éteints, des bruns clairs, des roses tendres, des blancs crayeux ou légèrement jaunis; parfois, le maître qu'on croit timide a des hardiesses imprévues. L'honorable président de la Société des Amis des arts de Bordeaux, M. Scott, possède de lui un tableau du plus frappant aspect. Ce n'est rien, en vérité, qu'une paysanne vêtue de rouge traversant une forêt très-verte, et c'est un modèle de franchise et d'harmonie. Dans un genre bien différent, mais où M. Corot a fait paraître des qualités analogues, nous rappellerons aussi l'étude du Colisée exposée en 1849, et la Vue de la Rochelle du Salon de 1852, ce lumineux tableau où, s'enfermant de gaieté de cœur dans la gamme blonde, l'artiste avait atteint, l'effet en n'employant que des blancs, tour à tour purs ou rompus, pâles ou dorés. Dans la Vue des environs de Paris, que nous reproduisons aujourd'hui, il a, au contraire, fait contraster les clairs et les foncés en détachant, sur un fond de verdure printanière, la silhouette noire des troncs d'arbres. Ces toiles, et bien d'autres que nous pourrions citer, sont infiniment remarquables par l'exactitude du ton local, la sincérité de l'accent et la justesse relative des valeurs, art spécial dont M. Corot pratique les moindres secrets avec une perfection que la plume est impuissante à dire. Les plus suaves musiciens ne savent pas mieux que lui nuancer la mélodie.

Lorsque M. Corot transforme en tableau une de ces études loyales, il éprouve le besoin de l'harmoniser encore davantage, et, sans en modifier véritablement le caractère, il éteint les notes trop vives, il jette sur l'ensemble le voile léger d'une atmosphère vaporeuse. Mais l'œuvre garde son harmonie, et, pour peu que vous vous arrêtiez quelques minutes devant un tableau de M. Corot, vous verrez se lever bientôt cette brume transparente, et les tons reprendront leur valeur de coloration et d'intensité. Laissez-vous aller alors à la séduction qui vous appelle; pénétrez sous ces arbres aux branches emmêlées; savourez la fraîcheur de l'ombre, et, si le peintre ne vous montre pas la nature active qui lutte et qui travaille, aimez avec lui la nature qui se recueille et qui rêve.

Les derniers tableaux de M. Corot n'ajoutent rien à ce que nous avons dit de son talent; malgré son âge, sa fantaisie demeure plus que jamais vivace et saine. Inépuisable producteur, il envoie à chaque Salon des compositions inédites; on le retrouve dans les expositions de province et de l'étranger; il est constamment sur la brèche, et, quoique le succès n'ait pas toujours répondu à son effort, il a le courage d'un lutteur de vingt ans. Né avec les dons les plus heureux, il les a méconnus d'abord, et, trop fidèle à des traditions surannées, il s'est obstiné à suivre des maîtres secondaires, alors que, maître lui-même, il était fait pour marcher libre et seul. Son émancipation fut difficile et lente; mais l'hésitation au début est un signe de loyauté, et celui qui économise ses forces en se mettant en route les gardera plus longtemps entières. M. Corot est plus que jamais l'honneur et l'espérance du paysage moderne. N'est-il pas de ceux qui, ayant commencé tard, prolongent jusqu'au soir de la vie les heures enchantées de la jeunesse?

[subsumed][merged small][graphic]
« PreviousContinue »