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XI..

de la sveltesse et de la grâce, et doivent, parmi celles que M. Corot a dessinées, compter au nombre des meilleures.

Le paysage, dans la chapelle de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, est-il véritablement oriental? Nous n'oserions pas l'assurer. M. Corot, nous l'avons dit, est plus poëte que topographe; mais si cette question d'exactitude locale, question secondaire d'ailleurs, ne l'a jamais beaucoup troublé dans son œuvre, il s'est au contraire préoccupé toujours de la justesse de l'effet, de la notation rigoureuse des saisons et des heures. Il marque avec une précision exquise le moment où s'accomplit son drame; il sait mieux que personne les changements que le jour, en sa marche insensible, apporte à la forme et à la longueur des ombres, à la transparence des demi-teintes, à la coloration des choses. Et ici il a naturellement eu ses prédilections: volonté puissante, mais voilée, esprit robuste, mais délicat, il a presque toujours préféré aux extrêmes ardeurs de midi ces heures indécises où le jour va venir, où le jour va s'éteindre ; on dirait même que les flamboyantes splendeurs du soleil couchant blessent son regard, car il s'est fait le peintre des soleils couchés.

Bien des fois déjà M. Corot avait essayé de traduire avec le pinceau les silencieuses mélancolies du soir; mais son premier triomphe, son premier succès complet dans la représentation de ces effets qui de tout temps ont séduit les peintres, nous reporte au Salon de 1847; nous nous rappelons encore, et n'ayez garde que nous puissions l'oublier jamais, ce Paysage qui demeure une des émotions de notre jeunesse. Ce n'était rien pourtant, rien qu'un chef-d'œuvre. Le soleil a disparu : au fond, la partie inférieure du ciel est restée vaguement colorée de pâleurs verdâtres; au milieu, entre deux groupes d'arbres déjà plongés dans la pénombre, s'endort l'eau tranquille d'une rivière, où la lumière fuyante allume encore des reflets qui ont la blancheur mate de l'argent; au premier plan se découpe la silhouette brune d'un pêcheur attardé regagnant la rive dans son bateau noir. L'ensemble s'enveloppe de fraîcheur, de silence et de calme. C'était là une œuvre exquise, et nous ne fûmes pas seul à féliciter l'heureux maître qui avait su faire tenir en un si petit cadre toutes les poésies du soir. Un peintre qui, lui-même, a dû au paysage ses meilleures fortunes, M. Diaz, se hâta d'acheter le tableau de M. Corot, et les bons juges d'alors on en trouvera la trace dans les Salons du temps inventèrent les plus aimables formules pour remercier l'artiste qui avait su exprimer si bien, avec des ressources aussi restreintes, un sentiment à la fois moderne et éternel.

Mais M. Corot n'était pas seulement, à la manière des lakistes anglais, le poëte intime des crépuscules vaporeux; son talent, désormais

affranchi, lui permettait de traduire aussi des émotions sévères ou douloureuses, et sa sincérité, agrandissant le domaine où il s'était longtemps. confiné, l'autorisait à tenter des effets nouveaux. Il n'était pas homme à s'endormir dans la verte vallée où les bergers de Théocrite jouent du pipeau rustique; le drame l'a séduit quelquefois, et, bien que ce ne soit pas l'opinion générale, il nous paraît qu'il y a réussi. Un sujet tragique et difficile entre tous, la Destruction de Sodome, a longtemps occupé son ambition. Dès 1844, il l'abordait pour la première fois. Indépendamment des beautés austères qui pouvaient résulter de la grandeur des lignes et des perspectives solennelles de la ville antique, la donnée appelait un effet inédit, celui d'un incendie en plein jour. Mais, pour y réussir, il fallait s'affranchir des méthodes vulgaires et rompre avec les traditions des maîtres hollandais. Lorsque Egbert van de Poel met le feu à un village, il a bien soin de choisir son heure, et d'attendre que la nuit lui permette de faire éclater dans les ténèbres le facile contraste de ses flammes rouges. M. Corot eut plus de courage. Au milieu d'un paysage abrupt et désolé, il représenta la ville maudite brûlant d'un feu concentré, implacable; l'ardente pâleur des flammes se confond avec le rayonnement d'un ciel torride; les murs, chauffés à blanc, se calcinent et s'émiettent; la scène est d'une grandeur funèbre, car, on le voit bien, il ne s'agit pas d'un vulgaire incendie allumé par la main des hommes, mais d'une vengeance divine. L'œuvre, d'une étrangeté frappante et d'une invention vraiment héroïque, fut peu comprise; on renvoya M. Corot à ses pacifiques idylles, et l'on fit si bien que l'auteur, se jugeant lui-même avec une sévérité exagérée, finit par croire qu'il s'était trompé, et qu'il y allait de son honneur de reprendre, dans des conditions nouvelles, le beau sujet qu'on l'accusait d'avoir manqué. Toutefois, il ne se hâta point, et ce n'est qu'au Salon de 1857 que nous avons pu voir la seconde édition de la Destruction de Sodome. Nous avons jadis rendu justice à cette œuvre puissante. Au fond, dans les profondeurs lointaines d'un ciel douloureux, se détache la vague silhouette de la ville enflammée. L'herbe de la route, l'arbre de la colline, tout se dessèche et se décolore à la chaleur que projette au loin l'immense incendie. Au milieu du champ dévasté, l'imprudente femme de Loth s'arrête, déjà changée en statue, pendant qu'aux premiers plans le personnage biblique et ses filles se hâtent à grands pas, frappés de stupeur et d'épouvante. La coloration générale est d'une sinistre harmonie: c'est un mélange de violets sanglants, de jaunes brûlés, de bruns clairs et livides, dont l'association traduit à merveille l'impression que l'artiste a voulu rendre. Des deux versions de l'Incendie de Sodome, quelle est celle qu'on doit préférer? Nous

ne saurions le dire aujourd'hui; il faudrait pouvoir placer les deux tableaux l'un à côté de l'autre et les comparer à loisir; nous ne les avons pas revus depuis plusieurs années, mais notre souvenir est resté fidèle à ces deux funèbres paysages, qu'il n'était pas possible d'omettre dans une étude sur l'œuvre de M. Corot, et que l'avenir classera à leur rang parmi les tentatives les plus hardies de l'école moderne.

Quoi qu'il en soit, il demeura prouvé, dès 1844, que le maître n'avait pas seulement vécu en Arcadie, et qu'après avoir chanté les amours des bergers, il pouvait aussi faire résonner les cordes graves de la douleur. Le Christ au jardin des Oliviers, exposé au Salon de 1849 et placé aujourd'hui au musée de Langres; le Saint Sébastien (1853), d'autres tableaux encore étaient des œuvres d'un sentiment sévère et élevé, et dans lesquelles les figures, quoi qu'en aient pu dire les beaux esprits, s'harmonisaient admirablement avec les tristesses du paysage. L'exposition de 1859 marqua dans cette voie un pas décisif. Nul de nous n'a oublié Macbeth, tout le monde se souvient de Dante et Virgile. Bien qu'il y eût, dans le premier de ces tableaux, un certain abus des tons noirs, l'idée était puissamment traitée, l'effet fantasmagorique était produit. La seconde composition nous a paru plus dramatique encore. Les deux poëtes, dans leur promenade à travers la forêt mystérieuse, se trouvent tout à coup face à face avec les trois animaux symboliques ; Dante, effrayé, recule et se serre contre son guide. Au-dessus d'eux, de grands arbres désolés agitent leurs sombres ramures; tout est deuil, tout est terreur dans ce lugubre paysage. Quant aux figures, elles sont d'une expression saisissante, et les animaux, par la justesse de leur mouvement et leur robuste silhouette, font penser à ceux de Barye, ce qui n'est pas, j'imagine, un médiocre résultat.

C'est là, du moins, ce que nous disions en 1859, et ce que nous osons redire aujourd'hui, au risque de contrister les puristes qui pardonnent à M. Corot les négligences de son paysage, mais qui ne veulent pas entendre parler de ses figures. Nous aurions mauvaise grâce, d'ailleurs, à soutenir, contre l'opinion des gens de goût, que l'auteur de la Destruction de Sodome est un figuriste de premier ordre; non, il s'est plus d'une fois trompé, et surtout quand il a peint, au bout du pinceau, des personnages de petite dimension. La Matinée (musée du Luxembourg, 1851) nous montrera, sous ce rapport, une des mésaventures du maître; et pourtant, quel ravissant tableau! Le jour s'annonce à peine ; les arbres n'ont pas secoué la rosée de la nuit; les colorations ellesmêmes ont encore, pour ainsi dire, un reste de sommeil; des gris verdâtres, des lilas clairs couvrent le paysage qu'enveloppent les brumes

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