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sition de 1827 et la suivante. Aux études qu'il avait rapportées d'Italie, il put bientôt ajouter celles qu'il fit dans la forêt de Fontainebleau, région nouvelle qui venait précisément d'être découverte par d'aventureux voyageurs. M. Corot reparut au Salon de 1831, et, cette fois, un écrivain qui a fidèlement exprimé le sentiment de l'époque, M. Jal, daigna prononcer son nom. Détail significatif! l'auteur des Ebauches critiques place le jeune paysagiste à côté de MM. Aligny et Édouard Bertin, et le range parmi les peintres qui se préoccupent de la recherche des belles lignes et des nobles aspects; mais il lui reproche d'avoir une couleur uniforme, une touche dépourvue d'accent, et il déclare en définitive que sa peinture est plate et sans ressort. Ces observations, qui peuvent aujourd'hui paraître sévères, avaient alors leur raison d'être. Bien que les tableaux de la première manière de M. Corot soient assez rares, nous en avons vu passer quelques-uns dans les ventes, et nous pouvons dire qu'au temps de ses débuts l'artiste qui, depuis, nous a si souvent charmé, se montrait attentif à la composition savamment rhythmée des plans et des perspectives; qu'il cherchait le caractère, la grandeur, le style, mais avec plus d'effort que de spontanéité et une préoccupation évidente de complaire aux anciens camarades de l'atelier de Victor Bertin. La structure des terrains méthodiquement étagés, la forte assise des rocs aux austères profils, le galbe choisi des arbres orthodoxes l'inquiétaient par-dessus tout; dans ces premières tentatives, M. Corot est plus architecte que paysagiste, et il ne sait pas encore que ce qui fait vivre les représentations de la nature, c'est la lumière et aussi la couleur. Les anciens paysages de M. Corot sont d'un aspect monotone; ils abondent en gris froids, en tons sourds et attristés; l'exécution en est aride. Sans doute ces tableaux ont une certaine austérité voulue et déjà frappante, mais il y manque la chaleur de la vie et le mystère de son charme émouvant.

Une médaille de seconde classe obscurément gagnée au Salon de 1833 est la première récompense que l'artiste ait obtenue. Il dut longtemps se contenter de cette gloire occulte, car la critique, qui, elle aussi, distribue des prix, se montrait singulièrement distraite à son égard et ne lui faisait aucune avance. Vainement M. Corot apparaissait aux expositions du Louvre avec une persistance qui ne s'est pas démentie un seul jour; vainement il variait ses sujets, passant tour à tour des solennelles campagnes romaines aux agrestes solitudes des environs de Paris; vainement il s'aventurait jusqu'à exposer une Marine (1834), le public faisait la sourde oreille, et le loyal artiste ne connut longtemps d'autres encouragements que ceux qu'il pouvait puiser dans sa propre conscience et dans la sympathie de quelques amis dévoués qui déjà croyaient en lui, mais

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sans oser le dire tout haut. Gustave Planche fut, je crois, le premier qui rompit ce long silence. Il vit les tableaux de M. Corot au Salon de 1837, et peut-être eût-il aussi bien fait de ne pas les remarquer, car le salut qu'il lui adressa n'avait rien de particulièrement gracieux. Indépendamment de deux tableaux dans sa manière habituelle, M. Corot avait exposé un Saint Jérôme, première tentative de l'artiste dans une voie où plus d'un succès lui était promis. Le redoutable Planche, qui devait plus tard rendre justice à tous les mérites du maître, déclara nettement, à propos du Saint Jérôme, qu'il y avait « de la naïveté dans la couleur, » mais aussi « de la gaucherie dans le dessin, un effet manqué, et surtout de la mollesse et de l'indécision. »>

Si nous avons rappelé ce jugement, c'est qu'il nous révèle le moment précis où M. Corot commença à changer de manière. La mollesse, c'est certainement un impardonnable défaut; mais ici, et ayant égard aux œuvres antérieures du peintre, il est impossible de n'y pas voir l'aurore d'une transformation prochaine et le germe des qualités futures. Bénie soit la faute qui a irrité Planche! La mollesse! mais c'est précisément ce qui jusque-là avait manqué à M. Corot. Pour ne citer qu'un exemple, l'Agar dans le désert, qui date de 1835 et que nous avons revue récemment à l'exposition du boulevard des Italiens, est encore un tableau exécuté dans la manière sèche. Sans doute, le choix des lignes est heureux; le peintre noie les vivacités du ton local dans un sévère parti pris d'un gris jaunâtre; il a déjà, il a toujours eu le sentiment de l'harmonie; mais l'Agar n'en est pas moins l'œuvre froide et triste d'un talent endormi, ou, pour mieux dire, d'un talent qui ne s'est pas encore éveillé. Avec le Saint Jérôme (n'est-ce pas le tableau de l'église de Villed'Avray?), nous entrons dans un monde nouveau. L'auteur s'est aperçu qu'il y a sous le ciel autre chose que des rochers et des sables arides. Orphée a attendri les pierres; il va faire comme Orphée, ou plutôt, en s'attendrissant lui-même, il va humaniser la nature, il va lui prêter une âme.

Pendant les années qui suivirent, le progrès commencé se précisa chaque jour davantage, quoique lentement et non sans effort. M. Corot quittait peu à peu l'ancien rivage; mais, insurgé malgré lui, il hésitait à se laisser aller aux séductions de son tempérament, il lui en coûtait de reconnaître que, plus il s'éloignait de la manière de Victor Bertin, plus il approchait de la poésie. Cela était vrai cependant, et, à dater de cette époque, la critique, désormais intéressée aux efforts d'un artiste si sincère, remplit noblement son rôle en encourageant de la voix et du geste ce talent dont l'éclosion avait été si lente, dont l'avénement était depuis

si longtemps attendu. Le Silène (1838), la Fuite en Égypte (1840), Démo– crite chez les Abdéritains (1841), marquèrent les étapes de cette route où l'auteur s'avançait prudemment, mais avec une certitude de plus en plus entière. Si l'élément héroïque était conservé dans ces sérieux paysages, il y avait aussi quelque chose de nouveau : je ne sais quelle ombre vous retenait sous les grands arbres; un souffle plus frais passait dans les branches et en tirait des mélodies douces ou plaintives. Il eût été facile assurément de prévoir que l'artiste n'avait pas dit son dernier mot. Le Site d'Italie, qui fait partie du musée d'Avignon, porte la date de 1842. Certes c'est là un tableau charmant ; la nature s'y enveloppe de recueillement et de mystère, mais la coloration générale est triste et noire, non parce que la pensée du poëte était en deuil ce jour-là, mais parce que les hésitations du pinceau, le tâtonnement de la main ont fatigué et sali le ton local, assourdi la note lumineuse. La manœuvre de M. Corot était loin d'être parfaite à cette époque, et, à vrai dire, elle ne l'est jamais tout à fait devenue. C'est là, nous le savons, un des côtés faibles du . maître que nous aimons; mais nous n'éprouvons aucun embarras à déclarer que nous ne partageons pas complétement l'opinion commune sur la maladresse, la gaucherie, l'impuissance prétendue de M. Corot considéré comme peintre : c'est une vieille conviction chez nous que tel de ces défauts dont s'alarment les gens méticuleux est bien souvent le résultat d'un calcul, une pratique qui contribue à traduire l'émotion que l'artiste veut rendre. M. Corot est de la race de ces poëtes pour qui les négligences sont des artifices; ses imperfections font si bien partie de son talent qu'on ne saurait les en séparer; plus attentif au rendu du détail, il serait moins émouvant dans les ensembles; plus soigneux de la forme, il irait moins droit au cœur.

Il y avait d'ailleurs bien des raisons pour que M. Corot modifiât son style. Sans parler du courant nouveau qui s'était établi dans l'école et qui commençait à entraîner tous les paysagistes, il se faisait dans l'esprit de l'artiste un étrange travail. L'Italie, visitée en 1826, s'effaçait un peu de sa mémoire, ou du moins, transfigurée par l'éloignement, elle lui apparaissait sous une lumière nouvelle et baignée d'un jour plus tendre. Et puis, M. Corot avait beaucoup voyagé : la Normandie, où s'était écoulée son enfance et qu'il avait revue bien des fois; les plaines du Limousin et du Poitou, les provinces du Nord, la Hollande elle-même (nous connaissons de M. Corot une Vue de Rotterdam), et surtout les paysages modérés des environs de Paris, tous ces souvenirs pittoresques se mêlaient dans sa tête et dans son cœur, et, de ce mélange qui pour bien d'autres eût pu être fatal, il se dégageait pour lui une nature poétique et tendre

ment estompée qui appartient plus à la géographie de l'idéal qu'à celle de la réalité. Lorsqu'on regarde un paysage de M. Corot, il n'est pas toujours facile de s'orienter et de dire sous quelle latitude, dans quel climat vous entraîne sa fantaisie. Bien différent des autres maîtres contemporains qui possèdent à un si haut degré le sentiment de l'exactitude locale, et qui conservent dans l'arbre, dans le caillou, dans le brin d'herbe la notion scrupuleuse du portrait et le don de l'analyse, M. Corot fait de la synthèse, et il s'est composé, pour mettre en action ses rêves, une nature qui tient plutôt compte des espèces que des individus, et qui reste vraie, mais d'une vérité générale. Avec lui on n'est jamais bien sûr d'être à Fontainebleau ou dans le Tyrol, mais on pénètre dans un paysage à la fois familier et élyséen, où les verdures sont humides et fines, où le ciel est inondé de molles transparences, où l'on peut communier avec la grande âme de la nature. Pour peu que M. Corot élargisse ses horizons et donne de l'élégance à ses arbres élancés, ce paysage se prête merveilleusement aux sujets antiques. Qui ne se rappelle le Verger, Daphnis et Chloé (Salon de 1845), et tant d'autres idylles dont le charme reposé et l'austére douceur ont séduit à la fois les naïfs et les lettrés, et ont permis à quelques-uns de saluer dans M. Corot un des plus tendres héritiers de Virgile?

M. Corot a tenté davantage. En modifiant un peu le caractère de son paysage, il a pu en faire le cadre de compositions religieuses d'un sentiment très-élevé et très-pur. Son chef-d'œuvre dans ce genre est la chapelle des fonts baptismaux à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qui fut achevée à la fin de 1846. Une des parois de la chapelle représente le Baptême de Jésus-Christ dans le Jourdain; l'autre, le Christ guérissant un aveugle. Ces deux vastes compositions, également étudiées et finies, ne sont pas de simples paysages, car les personnages évangéliques y tiennent avec raison une place considérable. La Guérison de l'aveugle est un tableau tout à fait conçu dans les données traditionnelles et garde la marque des études que l'artiste avait faites dans sa jeunesse; le Baptême du Christ est une œuvre plus personnelle et plus poétique. Au centre d'une campagne lumineuse et profonde, le Jourdain coule paisible entre des bouquets d'arbres; saint Jean, en présence de quelques Israélites, verse l'eau sacrée sur le front du Christ, pendant que, tout au haut du ciel, un ange léger d'attitude, léger de ton, vole dans le limpide éther et préside à l'auguste scène. Tout est calme, silencieux, solennel, dans ce grand paysage; le ciel est pâle et clair, les arbres et les gazons sont d'un vert cendré admirablement choisi pour faire valoir les carnations finement rosées des personnages. Et quant aux figures elles-mêmes, elles ont

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