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fait avec un soin scrupuleux; c'est le plus bel éloge que nous en puissions faire. En pareille matière, l'exactitude est la première des conditions, et c'est en la remplissant que les artistes échapperont à la concurrence de la photographie, dont le seul mérite est de ne point mentir aux proportions et aux détails.

M. Carle Delange a employé le procédé chromolithographique, et, sans doute, il a eu raison. Pour la reproduction de pièces tellement identiques entre elles qu'on croirait parfois retrouver la même dans des cabinets divers, il était bon d'avoir l'image fidèle, non-seulement des dessins appliqués sur la poterie, mais des couleurs qui les distinguent. A côté de cet avantage, la chromolithographie a ses inconvénients: elle alourdit les tons, arrondit les formes, en un mot, elle manque un peu de cette fermeté magistrale qu'on ne saurait demander aux travaux patients, reportés plusieurs fois et imprimés par superposition. M. Carle Delange a pourtant su éviter les plus grands dangers de cet écueil, et le premier travail du jeune artiste le classera honorablement.

Quant au livre en lui-même, il arrive en son temps, et nous aimons à croire à son succès. A l'époque de recherches et de curieuses études où nous sommes, les amateurs ne se contentent plus d'enfouir dans leurs vitrines des objets payés fort cher, sur une renommée plus ou moins contestable. Plusieurs se font eux-mêmes les historiens des choses qu'ils préfèrent; tous veulent connaître les mérites divers, apprécier la signification symbolique, l'intérêt d'art de ces produits sans nombre tirés de l'oubli et classés parmi les preuves de la marche des civilisations antiques ou modernes.

Dans l'état d'avancement des traités généraux, après les publications importantes qui ont eu lieu sur les arts, à diverses époques, il reste un vaste champ ouvert aux chercheurs à venir: c'est celui des monographies. Prendre une matière, l'étudier dans tous ses détails, épuiser son sujet, s'il est des sujets qu'un seul écrivain puisse parcourir entièrement, c'est une tâche assez importante pour que tout homme de travail

s'en contente.

ALBERT JACQUEMART.

CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE

DE LA GAZETTE DES BEAUX-ARTS

Dresde, 10 septembre 1861.

Monsieur le Rédacteur,

Vous me reprochez mon silence, non sans raison. Pendant longtemps, en effet, occupé de sérieux travaux, je suis resté éloigné du mouvement de l'art contemporain, mal instruit des nouvelles qui peuvent vous intéresser, aussi étranger que vous le seriez vous-même au milieu de mes compatriotes; j'étais tout au passé et ne vivais qu'avec les morts, ou, pour mieux dire, avec ces vieux maîtres toujours vivants qui ont vaincu la mort et l'oubli. Mais il faut être de son temps, et, quant à moi, je n'y reviens pas sans plaisir; je ne suis pas de ceux qui sacrifient systématiquement aux gloires du passé toutes celles du temps présent. Même au sortir des plus beaux musées, j'éprouve quelque satisfaction à visiter les expositions des artistes modernes, et je pense que la postérité, qui a fait son choix parmi les anciens et a, pour ainsi dire, passé au crible leurs ouvrages avant de les admettre dans les sanctuaires de l'art, en trouvera aussi quelquesuns, entre ceux que nous voyons naître, qu'elle jugera digne de son adoption.

Je prétends qu'il y a des anciens parmi nous, et quelquefois parmi les jeunes : il ne leur manque, pour qu'on les reconnaisse et qu'on les salue comme tels, que cette consécration que la mort seule peut donner en leur retirant cette vie apparente, cette dépouille qui lui appartient et qui les fait semblables à nous. Lorsque l'infortuné Rethel fut frappé du mal subit qui troubla pendant ses dernières années ses brillantes facultés, de toutes parts des voix s'élevèrent pour lui rendre justice. Il est mort, et aussitôt il a pris son rang parmi les artistes qui ont un nom dans l'histoire. Et ne sont-ce pas des anciens aussi, quoiqu'ils ne nous aient pas été enlevés, Dieu merci! et que leur talent encore plein de vigueur nous promette plus d'une belle œuvre, ces deux illustres représentants de la renaissance moderne de l'art en Allemagne, Cornelius et Overbeck? Un demi-siècle s'est écoulé depuis que les deux amis vinrent à Rome, entraînant à leur suite une foule de jeunes artistes qu'ils dominèrent par l'ascendant d'un talent élevé et d'une conviction profonde, et qui sont devenus, à leur retour dans leur pays, les chefs de l'art allemand contemporain. Overbeck est toujours demeuré à Rome. L'an dernier, ses compatriotes présents dans cette ville, réunis à la villa Malta, ont fêté comme un jubilé le cinquantième anniversaire de l'arrivée du maître en Italie. Le 18 mai de cette année, ils se sont réunis de nouveau : cette fois ils venaient faire leurs adieux à Cornelius, qui allait quitter Rome pour Berlin, où il doit exécuter au Campo Santo les com

positions tirées de l'Apocalypse, depuis si longtemps attendues. Ces adieux ont été touchants. Plusieurs discours ont été prononcés; Overbeck notamment a parlé avec une émotion, qui s'est facilement communiquée à ses auditeurs, de la vieille affection qui l'a constamment uni à son ami; il a rappelé les ouvrages célèbres qu'il a produits dans le cours de sa glorieuse carrière, et annoncé ceux qu'on va bientôt lui devoir et qui seront sans doute l'expression suprême de son génie. Cornelius, à son passage dans les villes qu'il devait traverser, particulièrement à Munich, a été reçu triomphalement avec la jeune et gracieuse Italienne qu'il a récemment épousée et qu'il amène dans sa nouvelle patrie. Il est arrivé à Berlin le 18 juin; quatre jours après, une députation de l'Académie est allée le complimenter avec une solennité un peu froide, et je n'ai pas été peu surpris, en lisant ce qu'on a publié de l'allocution ingénieuse de M. le professeur Hensel, de voir cette démarche présentée comme une très-haute marque d'estime pour le peintre et comme « la preuve convaincante que le chemin de sa patrie lui est librement ouvert. » J'avoue ne pas bien comprendre ce que cela veut dire, à moins que Cornelius, bien que membre de l'Académie, n'ait besoin d'être rassuré sur les sentiments qu'elle professe à son égard, lui qui, toute sa vie, en effet, a fait bon marché du formalisme académique. Il n'en a pas dirigé avec moins d'autorité les écoles à la tête desquelles il a été placé, fondé celle de Munich, et formé par ses exemples, dans toute l'Allemagne, des élèves qui sont aujourd'hui les plus sérieux de nos académiciens. Hélas! en revenant se fixer parmi eux, combien d'illustres confrères qu'il ne retrouvera pas !

Les œuvres de la plupart des artistes allemands sont trop peu connues de vos lecteurs, en général, pour qu'il leur paraisse intéressant d'en lire l'énumération ou d'apprendre quelques particularités de la vie de leurs auteurs, à mesure qu'ils disparaissent de la scène. Il est cependant des noms qui ne peuvent être ignorés, des œuvres dont la réputation tout au moins est arrivée jusqu'à eux. Vous avez consacré à la mémoire de Rauch un article de la Gazette des Beaux-Arts. Puisque vous n'avez encore pu faire connaître de la même manière Rietschel, son élève et son successeur, et puisque je n'ai pu moi-même payer tribut à sa mémoire, depuis que nous l'avons perdu, permettezmoi de dire ici en quelques lignes ce qu'il a été. Né à Pulsnitz, en Saxe, en 1804, il sentit de bonne heure se déclarer en lui la vocation d'artiste. Ses parents, petits fabricants, l'avaient placé dans un magasin d'épicerie. Il n'y montra aucune aptitude pour le commerce; en revanche il faisait preuve de remarquables dispositions pour le dessin, qui le firent congédier par ses patrons. Son parti fut bientôt pris; il se rendit à Dresde, se présenta à l'école académique, où il fut reçu et bientôt remarqué. Son dessin était pur, correct, avec un caractère particulier de netteté qui lui fit donner le conseil de se vouer à la gravure. On lui prédisait dans peu de temps, s'il s'y appliquait, un succès assuré. Mais il avait reconnu dès lors que sa véritable vocation était la statuaire ; il se mit à modeler, renonçant aux brillantes promesses qu'on lui faisait dans une autre voie, et à un gain facile; et n'ayant d'autres ressources que la très-modique pension que pouvaient lui faire ses parents, dînant deux fois par semaine, le reste du temps, dit-on, se nourrissant de pommes de terre, il continua courageusement à se préparer par de fortes études à l'art qu'il voulait exercer. A sa sortie de l'Académie, il entra chez un sculpteur dont la principale occupation était de composer des modèles pour une fonderie située aux environs de Dresde. Il y apportait un talent hien supérieur à la tàche qu'on lui imposait, et il eut bientôt l'occasion de le montrer en exécutant une figure de Neptune haute de huit pieds, dont les grandes qualités frappèrent le directeur

de la fonderie, M. Einsiedel. Le jeune sculpteur fut adressé par lui à Rauch, à Berlin. C'était en 4826. Deux ans après, il remportait, le grand prix de Rome; mais il n'eut que l'honneur de cette victoire : il n'était pas Prussien, et le conseil académique ne put que le recommander avec insistance à la bienveillance du gouvernement saxon. Son maître Rauch, toutefois, qui appréciait bien son mérite, l'emmena quelque temps après à Munich pour travailler avec lui au monument de Maximilien et aux sculptures d'ornement qu'il était chargé d'exécuter à la Glyptothèque. C'est là que Rietschel apprit que le gouvernement de Saxe, ayant égard aux témoignages d'estime qu'il avait mérités, lui accordait une pension pour se rendre en Italie. Pendant le séjour qu'il fit dans ce pays, il reçut en outre la commande du monument qui devait être élevé, dans la cour du Zwinger, à Dresde, au roi Frédéric-Auguste Ier. Cette statue du roi, représenté assis, n'est pas son meilleur ouvrage; elle fut néanmoins approuvée, et en 1832 Rietschel fut nommé professeur à l'Académie de Dresde. Sans entreprendre d'énumérer et de décrire tous les ouvrages qu'il a terminés depuis cette époque, je puis rappeler les principaux les bas-reliefs de l'Université de Leipsick, ceux des frontons du théâtre et du musée de Dresde et de l'Opéra de Berlin; la Pieta célèbre qui est à Berlin (la figure de la Vierge agenouillée auprès du corps de son divin Fils est un chef-d'œuvre). La statue de Lessing fut sculptée peu de temps après ce groupe, puis celles de Schiller et de Goethe. Je vous ai moi-même entretenu déjà de celle de Weber, le grand compositeur, élevée à Dresde auprès du théâtre, et qui est un des derniers ouvrages du maître. Il ne lui a pas été donné de terminer celui qui eût été son principal titre de gloire auprès de la postérité. Je veux parler du monument de Luther, à Worms, pour l'érection duquel ont souscrit tous les pays protestants, non-seulement de l'Allemagne, mais du monde entier, et dont il a été si souvent question dans les journaux avant que le projet définitif de l'auteur fût connu; car ses intentions présumées étaient discutées comme une affaire publique. Et ce n'en était pas, certes, une petite que de savoir par exemple si le Réformateur serait représenté vêtu ou non de son froe de moine, s'il exprimerait par son attitude la révolte contre les abus, ou bien l'enseignement pacifique. Combien d'autres questions encore étaient agitées! N'oubliez pas que ce n'était pas seulement une statue de Luther, mais un vaste monument de la Réformation, compliqué d'un grand nombre de figures en ronde bosse et de bas-reliefs qu'il s'agissait d'élever. Il va sans dire que ce projet. heureusement terminé par l'artiste avant sa mort, sera suivi de point en point par les dignes élèves qui restent chargés de l'exécution. Lui-même avait pu achever la statue colossale de Luther, représenté debout, regardant vers le ciel et pressant la Bible sur son cœur, figure qui doit occuper le centre du monument, et celle de Wiclef, qui doit être placée à l'un des angles de la base; aux trois autres angles on voit, dans le modèle, les images de Jean Huss, de Savonarole et de Pierre Valdo. Tous sont assis. Autour de ce groupe central des pères de la Réforme sont les figures de ses apôtres et de ses défenseurs: Mélanchthon, Reuschlin, Philippe de Hesse et Frédéric de Saxe, et des trois villes, Magdebourg, Augsbourg et Spire, qui, avec Worms, ont été le théâtre des principales scènes de la révolution religieuse du xvi siècle en Allemagne. Peu de jours avant de mourir, Rietschel, déjà trop faible pour quitter la chambre, fit transporter la statue de Luther de son atelier dans le jardin; il pouvait ainsi la voir de sa fenêtre. Il indiqua quelques corrections qu'il se proposait d'y faire ce fut son adieu à l'art. Sa perte a été douloureusement ressentie par tous les artistes. Avec un talent moins puissant et moins ferme que celui de Rauch, moins varié que celui de Schwanthaler, il est parvenu à une popularité peut-être plus générale. A mon avis,

il doit prendre place entre ces émules, je n'ose dire toutefois au même rang que le premier; Rauch me semble avoir sur lui l'avantage d'un style bien plus puissant et d'un talent incomparable dans l'art de donner à ses figures le caractère et la vie.

Rietschel a formé, par ses exemples plus encore que par ses leçons, des élèves qui sont aujourd'hui de remarquables sculpteurs: Donndorf, Schillinz, Kietz, qui vient de faire une belle statue de Frédéric List pour Reutlingen, sa ville natale; Hæhnel surtout, qui termine celle de Frédéric-Auguste et commence celle du prince de Schwartzenberg, que lui a commandée l'empereur d'Autriche. Les travaux ne manquent pas aux statuaires. Tous les souverains élèvent des monuments à la mémoire des princes leurs aïeux, toutes les villes consacrent de la même manière le souvenir de leurs grands hommes. L'œuvre commencée reste quelquefois, il est vrai, assez longtemps dans l'atelier de l'artiste, et, même après son achèvement, elle peut rester pon moins longtemps en chemin avant d'être mise à la place qu'elle doit définitivement occuper, témoin la statue de Kant, enfin dressée à Königsberg après être demeurée de longs mois empaquetée sous la remise.

Je ne vous dirai rien aujourd'hui de toutes ces statues que je n'ai point vues pour la plupart, rien de la peinture moderne: quelqu'un de vos correspondants en entretiendra sans doute longuement vos lecteurs en rendant compte de la seconde grande exposition allemande qui est ouverte actuellement à Cologne. Mais je me permettrai de rappeler à ceux qui veulent bien s'intéresser à notre art que cette exposition, où toutes les écoles de l'Allemagne sont représentées, a pour le moins autant d'importance que celle qui eut lieu à Munich il y a trois ans. Ceci dit, je termine; un autre jour, si vous le voulez bien, je vous parlerai du mouvement archéologique en Allemagne, des acquisitions intéressantes faites par plusieurs de nos musées, de la formation de quelques galeries nouvelles, et de la dispersion, hélas! de quelques autres.

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