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ÉCOLE PRIMITIVE DE VENISE

JACOPO DE BARBARJ

DIT LE MAITRE AU CADUCÉE 1.

I.

SA VIE.

A quelle école Jacopo de Barbarj puisa-t-il les notions de l'art? Question longtemps controversée par les iconophiles, et qui n'a point été jusqu'ici résolue. Bartsch, tout en reconnaissant que le maître au caducée était, par le style, plus italien que tudesque, décrivit son œuvre parmi ceux des artistes germaniques. Il suivit en cela, nous dit-il, la coutume, mais plus encore, croyons-nous, un certain penchant, particulier aux écrivains allemands, de tout rapporter à leur patrie. Zani crut Barbarj Français ou Hollandais; Heinecke le déclara Italien; Huber et Rost le firent, à tout hasard, contemporain et compatriote de Lucas de Leyde, quoique, disent-ils, on puisse également le classer parmi les graveurs allemands ou italiens; Ottley le pensait de Ferrare, et Zanetti le regardait comme venant de l'Allemagne. Enfin, de nos jours, MM. Harzen et Passavant identifient le maître au caducée avec Jacob Walch, artiste

4. Dès le commencement de cette monographie, nous croyons utile de prévenir nos lecteurs que, pour arriver à recomposer la vie et l'œuvre de ce peintre-graveur, nous avons vu en Jacopo di Barberino, en Jacques de Barbarj, en Jacometto, dont parle souvent l'anonyme de Morelli, et enfin en Jacques Walch, un seul et même artiste. M. Lazari, le directeur du musée Correr, nous a fait part de ses conjectures au sujet de l'identité de Jacopo de Barbarj et de Jacometto, et nous partageons son avis. En effet, Jacopo, Jacomo, Jacometto, sont des variantes d'un même nom. Venise fut leur patrie commune; tous deux firent des portraits en grisaille, et tandis que Jacopo prenait la manière des maîtres flamands, Jacometto peignait de telle sorte que ses toiles pouvaient

aussi inconnu par ses œuvres que par sa vie, mais qui passe, suivant eux, pour être né à Nuremberg.

Si, en effet, Jacopo de Barbarj tient par le goût de son dessin aux écoles néerlandaise et germanique, le sentiment délicat qu'il avait de l'antique, la finesse des attaches de ses figures élégantes, nous révélaient en lui un maître italien, bien avant qu'une étude approfondie de sa vie et de ses œuvres ne nous livrât le secret de son existence et de son talent. Jacopo de Barbarj naquit à Venise vers 14501, puisque nous connaissons de lui une peinture exécutée en 1472. Son style indique un des derniers représentants de l'école de Murano, si tudesque dans ses tendances. Il ne fut point probablement le seul de sa famille à pratiquer les arts. M. Otto Mündler nous apprend, en effet, qu'au palais Mocenigo se trouvait, en 1855, un curieux tableau jusqu'alors non mentionné, et représentant la Femme adultère. Elle est amenée par deux scribes devant N.-S. Jésus-Christ qui, se tournant vers deux autres Pharisiens, ordonne à celui qui se trouverait sans péché de jeter la première pierre. Ces quatre accusateurs ont la tête couverte de bonnets auxquels sont attachés des rouleaux de papier chargés d'inscriptions hébraïques. Les personnages de cette peinture sont, au dire de M. Mündler, d'une maigreur et d'une laideur qui rivalisent avec celles des vieux maîtres allemands, mais qui laissent deviner un peintre vénitien. Ils ressemblent peu aux figures de Jacopo de Barbarj, et cependant on y reconnaît le même mélange des styles italien et tudesque. Le tableau est signé :

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acilement être attribuées à Memling, à Van Eyck, ou encore à Antonello de Messine. Jacopo de Barbarj n'est également point, croyons-nous, un autre personnage que Jacques Walch; car Walch, mot équivalent de Wälsch, qui veut dire Italien, est sans nul doute le surnom que ce peintre reçut pendant son séjour en Allemagne. Albert Dürer, par sa correspondance, donne à cette supposition un caractère presque authentique. Dans ses lettres, il loue fort les tableaux d'un nommé Jacques Walch, qui se trouvaient chez madame Marguerite Or, l'inventaire du cabinet de cette princesse ne signale aucune toile de ce maître, mais bien plusieurs œuvres de feu Jacques de Barbarj.

4. Notizia d'opere di disegno nella prima meta' del secolo XVI, scritta da un anonimo di quel tempo, publicata da Jacopo Morelli, p. 49 et 77.

Ces deux marques: le trident de Nicholais, le caducée de Jacopo, nous les retrouverons réunies sur une estampe : le Plan de Venise. Or, ces deux marques posées sur des œuvres d'artistes contemporains ayant même nom, même manière de peindre, ne sauraient être fortuites, et nous accueillons favorablement l'opinion de M. Mündler, qui les croit frères.

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Jacopo vivait estimé à Venise dans la société de Marino Sanuto, le plus illustre des chroniqueurs de cette ville. Il composait des tableaux qui prenaient place dans les plus riches cabinets, à côté des toiles du Titien, de Giorgione, de Raphaël; il échangeait des poésies avec Girolama Corsi, dame florentine célèbre par son esprit et sa beauté, lorsque l'arrivée à Venise d'un prince bourguignon vint transformer sa vie et l'enlever à sa patrie.

Ce prince était Philippe de Bourgogne, enfant naturel de Philippe le Bon. Envoyé, vers 1505, en qualité de légat auprès de Jules II, « il fut accueilli avec des honneurs infinis par les princes et les cités d'Italie, et d'une manière toute particulière par le duc de La Mirandole, et par les villes de Vérone et de Florence. Le pape le combla de telles distinctions, qu'on ne se souvenait point en avoir vu accorder de semblables à un ambassadeur depuis plus de cent ans...

4. Marino Sanuto eut, en 1509, l'idée de réunir en un joli volume les poésies de sa maitresse Girolama. Ce livre, qui se trouve à la bibliothèque de Saint-Marc, contient un sonnet que cette femme célèbre adressait à Jacopo. C'est à l'obligeance de M. Lazari, conservateur du musée Correr, que nous devons de faire connaître ce morceau curieux qui nous montre Barbarj poëte:

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« Philippe avait appris la peinture ainsi que l'orfévrerie, et Jules II, qui aimait les arts, se plaisait à le consulter comme un juge et un artiste. Était-il question d'architecture, il en connaissait les dimensions, les proportions et la symétrie. Discourait-il sur les soubassements, les chapiteaux, les colonnes, les architraves et autres sujets de ce genre, il en parlait si judicieusement que l'on eût cru, dit Geildenhaüer, son historien, entendre Vitruve lui-même. Si la conversation venait à tomber sur les fontaines, les aqueducs, les bains publics, on voyait aussitôt qu'il n'ignorait aucun détail relatif à ces questions. Aussi Jules II se passionna-t-il pour lui et lui offrit-il de son propre mouvement une infinité de faveurs vivement sollicitées par d'autres. Mais ce prince était d'un caractère si élevé que, de toutes les offres de Jules II, il ne voulut accepter que deux statues de marbre représentant Jules César et Adrien. Rien ne lui plaisait plus à Rome que ces monuments antiques qu'il faisait dessiner par le célèbre peintre Jean Gossaert de Mabuse, venu à sa suite en Italie. »

Après avoir rempli sa mission auprès du pape, il est probable que Philippe, pour retourner dans sa patrie, passa par Venise, où il dut visiter les Bembo, dont le père, Bernardo Bembo, avait été, en 1472, ambassadeur de la république près de Charles, duc de Bourgogne 1. Sur le point d'abandonner cette terre d'Italie, « qui lui plaisait plus qu'aucun autre lieu,» il eut, sans nul doute, un regret, celui de quitter cette élégante renaissance italienne peu répandue encore dans sa patrie, et il voulut probablement en transporter le souvenir sous le ciel brumeux de la Néerlande. Soit qu'il ait rencontré Jacopo de Barbarj chez les Bembo, soit que ceux-ci lui aient présenté le peintre qui les avait pourtraicts dans leur enfance, Philippe le vit et l'attacha à sa personne 2.

Avant de gagner la Néerlande, le prince s'arrêta à Nuremberg. Le talent de Jacopo de Barbarj excita vivement l'admiration des peintres allemands, et Pirkheimer le fit très-probablement savoir à Albert Dürer, alors à Venise. Mais Albert Dürer, qui avait vu les chefs-d'œuvre du Bellin, de Giorgion, du Titien et de Mantègne, lui répondit sur un ton légèrement railleur « qu'il y avait à Venise des peintres bien meilleurs que maître Matador Jacopo, bien que cependant Anthoni Kolb jurât toujours qu'il n'y avait point au monde de plus grand artiste que Jacopo. Les autres, ajoutait-il, s'en moquent et disent: S'il était bon, il resterait ici. »

Philippe, de retour dans sa patrie, ne la quitta plus que pour conduire à Christiern, roi de Danemark, la princesse Isabelle, que son frère, le roi

1. Muratori, Script. rer. Ital., t. XXIII, p. 4435. 2. Notizia, etc., de Morelli, p. 18 et 19.

Charles, avait fiancée à ce monarque. Jacopo accompagna-t-il le prince dans ce voyage? C'est ce que Geildenhaüer ne nous dit point. Libre désormais de tous soins administratifs, « Philippe ne songea plus qu'à embellir son palais de Suytburg. Il s'y entoura d'orfévres, d'architectes, de sculpteurs, de peintres, avec lesquels il vivait familièrement au point qu'on aurait pu le prendre pour l'un d'eux. Des poëtes attachés à son service étaient chargés de faire des vers, des inscriptions pour ses monuments, ses tableaux, afin que ceux-ci montrassent une double peinture, l'une muette, l'autre parlante. Il entourait de faveurs insignes, logeait généreusement dans son propre palais les artistes de tous genres qui s'étaient distingués. Il avait fixé auprès de lui, par des munificences excessives, les peintres et les architectes les plus renommés: Jacopo de Barbarj le Vénitien et Gossaert de Mabuse, le Zeuxis et l'Apelle de notre temps. Il comblait aussi de caresses les professeurs de belles-lettres, dont plusieurs furent ses amis intimes: Érasme de Rotterdam, connu du monde entier par ses grands travaux littéraires1, et Jean Paludius, rhéteur de l'Académie de Louvain. >>

C'est au milieu de cette cour savante et pleine de goût que Jacopo de Barbarj passa plusieurs années, exerçant sur les écoles dégénérées des Flandres une influence considérable due à son talent, à sa qualité d'Italien et à la haute protection dont il était l'objet.

La date exacte de sa mort n'est point connue, mais elle doit être placée avant l'an 1516, puisque dans l'inventaire que madame Marguerite dressa de son mobilier à Malines, le 17 juillet de cette année, il est fait mention des peintures de feu maître Jacopo de Barbarj. Cet artiste ne prit donc aucune part aux embellissements que Philippe, nommé en 1516 à l'évêché d'Utrecht, apporta dans la ville de Dordrecht, où il fit construire des palais qu'il emplissait de sculptures, de peintures et d'œuvres céramiques d'une richesse telle que le naïf historien du prince « doutait fort que l'Italie elle-même pût offrir de semblables merveilles. >>

II.

SES PEINTURES.

Sans être un peintre de premier ordre, Jacopo de Barbarj jouit, de son vivant même, d'une grande réputation. Ses œuvres estimées figu

4. Érasme a été aussi bon peintre; peut-être est-ce à cette cour qu'il étudia.

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