Page images
PDF
EPUB

blissant l'Inquisition dans les Pays-Bas, le Conventicule de l'allée du Pélican, et Érasme faisant lecture de son traité de l'Éducation du prince, devant Marguerite d'Autriche et le jeune Charles-Quint. Tout cela, comme on le voit, est de l'histoire nationale, et de l'histoire bien entendue, car M. Leys comprend le passé dans son caractère intime aussi bien que dans son apparence extérieure. Il se méprendrait étrangement celui qui ne verrait dans ces précieux tableaux que l'effort curieux, mais puéril, d'un archéologue reconstruisant, à grand renfort de recherches érudites, la physionomie matérielle de l'histoire, avec ses costumes, son architecture, son mobilier. Sans doute M. Leys possède ces qualités, qui ne sont pas déjà si misérables, mais

il en a d'autres encore, car il a l'intuition rétrospective du passé, et il le sait, il le sent, il nous le montre dans sa pensée secrète, dans son émotion cachée. En outre, il est peintre, et il l'est à un très-haut degré, et, alors même qu'il appliquerait à d'autres sujets son rare talent, il conserverait toujours ses mérites virils, sa puissance d'exécution, ses tonalités harmonieusement vigoureuses et ses types si accentués, si humains, si vivants. Quoique, au point de vue de l'ensemble, il y ait quelque chose à reprendre dans la Publication de l'édit de Charles-Quint, cette grande composition abonde en qualités exquises ou fortes. Au milieu d'une ville flamande, dont les toitures, les tourelles et les clochers découpent sur le ciel la plus merveilleuse décoration, s'avance le crieur public, accompagné de quelques acolytes à mine patibulaire, et s'arrêtant à chaque carrefour pour donner lecture de l'édit qui promet au bon peuple les douceurs de l'inquisition; la foule emplit les rues, et chacun, selon son tempérament ou son intelligence, écoute avec terreur, avec surprise, ou sans la comprendre, la voix qui psalmodie la funèbre nouvelle. M. Leys possède admirablement le sens pittoresque des foules pressées, et le génie de ces arrangements à la fois simples et compliqués, qui, de cent figures éparses en apparence, composent une grande unité. Toutefois, j'ai promis une objection, et je dois la faire. Il est évident que, trop impartialement attentif à tout dire, M. Leys a un peu perdu de vue l'art des sacrifices, si bien que toutes ses figures ne sont pas à leur plan, et que, sollicitée de tous les côtés à la fois, l'attention du spectateur s'égare d'abord, et on ne sait auquel courir. Assurément c'est là une faute, mais quelques heures de travail suffiraient pour la réparer : des glacis intelligents, de prudentes demi-teintes feraient rentrer dans l'ordre les physionomies, les détails qui viennent trop en avant, et le drame y gagnerait beaucoup en unité et en émotion.

Un connaisseur difficile retrouverait peut-être le même défaut dans le Conventicule de l'allée du Pélican, petit tableau qui nous montre Marck de Lannoy, Jean Legrand el Wilhem Touwaert assistant, chez un tourneur de leurs amis, à la lecture de quelque traité sur la Réforme. Nobles têtes que celles de ces protestants de la première heure, énergiques personnalités qui savent que le bûcher les attend et qui n'en continuent pas moins leur dangereuse étude dans ce modeste atelier qui, pour eux, a la majesté d'un temple! A ceux même qui ne savent point l'histoire le caractère sérieux et convaincu des physionomies révèle le sujet du tableau. Ajoutons, car ces choses sont toujours bonnes à dire, que des qualités pittoresques de la plus rare valeur brillent dans le Conventicule de l'allée du Pélican. Beaucoup, qui croient savoir peindre, pourraient aller prendre des leçons chez M. Leys, et apprendre de lui comment la sobriété s'allie à la force, et combien les hardiesses magistrales du pinceau ajoutent à la délicatesse de la pensée.

Le dernier tableau de M. Leys est plus intéressant encore. Dans une vaste salle dé

corée de tapisseries et de vitraux armoriés, Érasme, entouré de quelques docteurs et de quelques gens d'église, donne lecture de son traité, de Institutione principis, en présence de Marguerite d'Autriche et du jeune prince qui sera Charles-Quint. Tout ici est simple, recueilli, tranquille. La Marguerite est charmante; c'est comme un portrait retrouvé de ce temps intermédiaire où la Renaissance hésitante gardait encore les naïves allures du xve siècle. Érasme, la finesse même, lit gravement son gros livre ; mais, comme la comédie humaine est sa préoccupation première, il essaye d'étudier sur le visage du petit prince l'effet que produit sa rhétorique. Quant à la figure de Charles-Quint, c'est une de ces créations heureuses qui suffiraient à elles seules à faire une renommée. Assis à côté de Marguerite d'Autriche, les mains pendantes sur les genoux, svelte et un peu grêle comme un enfant qui a grandi trop vite, il écoute à demi le discours d'Erasme, un peu ennuyé qu'on lui fasse en latin le portrait d'un souverain idéal, à lui qui a déjà en tète d'autres ambitions et d'autres visées, et qui n'a plus besoin de modèle. Cette figure, d'une gracilité énergique, est exquise par l'attitude, par le dessin, par l'intention morale. Nous ne croyons pas que M. Leys ait jamais mieux fait, et c'est une joie pour nous d'avoir à dire que, depuis 1855, c'est-à-dire depuis l'époque où l'auteur du Nouvel an en Flandre nous fut pour la première fois révélé, son talent, de jour en jour plus sûr de lui-même, a toujours été en grandissant.

Quitter les tableaux de M. Leys pour étudier les ouvrages des autres peintres belges, c'est s'exposer à plus d'une mésaventure. Quelques œuvres réussies doivent cependant nous arrêter, et voici tout d'abord une peinture très-personnelle de M. de Groux, le Bénédicité. Cette composition, qui se développe en longueur comme une frise, réunit autour d'une table, où fume un pauvre repas, un ouvrier, sa famille et ses enfants. Tous sont assis, à l'exception du chef de la bande qui, les mains jointes, marmotte du bout des lèvres quelque dévote prière. A lire cette description, on pourrait croire que le tableau de M. de Groux ressemble à une peinture sentimentale de Duval le Camus ou de Detouches. Que le lecteur se rassure! L'auteur du Bénédicité n'est pas un moraliste aussi bénin, et, critique attristé, sinon moqueur, il a trouvé, dans la représentation de pauvres gens qui prient avec plus de ferveur que d'intelligence, le motif d'un tableau d'un effet sinistre. Les vêtements rembrunis dont il a habillé ses modèles, la froide nudité des murailles de la chambre, la vulgarité systématique des visages, tout contribue à donner de la gravité à cette peinture sobre, résolue, longuement combinée en vue du caractère et de l'accent mélancolique. Évidemment, l'influence des réalistes français est pour quelque chose dans le talent de M. de Groux, et l'école belge commence une évolution qni doit surprendre étrangement l'honorable directeur de l'Académie d'Anvers et dont il sera curieux d'étudier les phases aux expositions suivantes.

Cette tendance ne s'affirme pas avec moins de netteté dans une curieuse toile de M. le comte Dubois d'Aissche, un amateur qui fait de la peinture comme un vrai peintre. Les tableaux qu'il avait exposés à Paris en 1859 (le Cimetière de village notamment) nous avaient vivement frappé par l'intensité du ton et par je ne sais quelle audace inexpérimentée et naïve. M. le comte Dubois a fait depuis deux ans de grands progrès; l'Admission d'un dignitaire de la guilde de Saint-Sébastien à Edeghem est une œuvre mieux conçue et mieux peinte que celles que l'auteur nous avait déjà montrées, mais elle prouve avec évidence qu'il n'a pas le moindre souci de la beauté, et nous n'hésitons pas à dire que la mesure est ici dépassée. Nous ne prétendons pas que les paysans des environs d'Anvers doivent prendre les attitudes grandioses de l'Apollon pythien, mais nous doutons beaucoup que la peinture ait pour but suprême la repré

sentation strictement fidèle de toutes les laideurs individuelles. Cette réserve faite, il reste à louer chez M. le comte Dubois un coloris plein de saveur, un goût déjà savant pour la lumière et ses finesses, et aussi un véritable sentiment du paysage. Tout cela est excellent; mais qui donc aurait pu prévoir que M. Courbet aurait un jour des adhérents dans le pays de Quentin Matsys?

M. Henri de Braekeleer, fils de l'artiste dont nous avons parlé au début de cet article, est encore un ardent copiste de la nature. Sa Blanchisserie est, à vrai dire, un tableau d'enfant. Dans cette naïve peinture, qui est dénuée de toute philosophie, on voit d'honnêtes bourgeois faisant sécher dans un jardin des linges et des pièces de toile. Il ne nous est pas permis de pénétrer dans l'intérieur des familles, mais il nous paraît évident que le jour où M. Ferdinand de Braekeleer a vu son fils se précipiter dans cette voie de réalisme à outrance, il a dû se voiler la face et invoquer la clémence du ciel. Consolons ce père attristé; disons-lui que, malgré la vulgarité du motif, le tableau exposé par son fils est un début des plus intéressants: les moindres détails y sont tellement à leur plan, les figures sont si vraies d'attitude et de couleur, la lumière est si juste, qu'on ne peut s'empêcher de croire que le jeune artiste qui commence ainsi sera bientôt un peintre habile.

Si l'espace ne nous était pas si sévèrement mesuré, nous aimerions à parler du grand tableau de M. Lies, Justice pour les faibles. De la part d'un artiste qui n'avait encore fait que de la peinture de genre dans des dimensions plus ou moins réduites, il y a là un effort loyal, une tentative à encourager. Un mot aussi serait dû à M. Lagye qui, dans son tableau de Jeanne van der Gheenst, a abordé franchement le problème des tons vifs, et semble s'être inspiré, dans le rendu du détail et dans l'expression des physionomies, des doctrines enseignées à Londres par Holman Hunt et par Millais.

Les paysagistes, sur lesquels nous comptions un peu, nous ont presque tous manqué de parole. Aussi n'avons-nous guère à citer que les Vues des environs d'Anvers de M. Lamorinière, dont on connaît le pinceau lumineux et large, et l'Allée dans le bois de M. Chabry, de Bruxelles, jeune peintre qui se rattache à l'école que nous aimons et qui enlève avec une vigueur savante les troncs noirs des arbres sur les ga

zons verts.

Il resterait à parler des animaux de MM. Joseph Stevens et Verlat et des architectures de M. Van Moer; mais ces peintres sont fidèles aux expositions des Champs-Élysées et nous ont déjà donné bien des fois la mesure de leur talent. Il est fâcheux d'ailleurs que le groupe des Belges de Paris soit si incomplétement représenté à Anvers; rien de M. F. Willems, rien non plus de M. Alfred Stevens, et nous le regrettons, car c'eût été pour nous une occasion de revenir sur un artiste dont nos camarades, dans leur compte rendu de l'exposition dernière, n'ont pas suffisamment apprécié les qualités pittoresques et les charmantes élégances.

Le Salon d'Anvers peut montrer quelques rares échantillons de l'école allemande. Sans nous arrêter devant la Reine du Ciel de M. Ittenbach, qui continue à compromettre Dusseldorf par la fadeur de ses imageries religieuses, nous avons remarqué le Soir sur la côte de Hollande de M. Karl Hübner, le Transport d'esclaves dans le désert, par M. W. Gentz, de Berlin, et surtout les Chevaux hongrois de M. Otto von Thoren, de Vienne. Ce tableau rappelle un peu, mais avec moins d'éclat, celui que M. Schmitson avait exposé à Paris en 1859. Ce sont les mêmes chevaux, maigres, étranges, fantastiques, s'ébattant en liberté dans une vaste prairie; un ciel gris, des herbes vertes, et les robes brunes ou rougeâtres des animaux, voilà, dans sa piquante

harmonie, la peinture de M. von Thoren. L'ensemble est curieux, original, vivant, et d'une qualité de ton tout à fait fine. On commence à savoir peindre en Allemagne..

En Hollande, au contraire, on oublie ce qu'on savait jadis. Les maîtres d'Amsterdam, de Leyde et de La Haye ont laissé se rompre entre leurs doigts débiles le fil des traditions glorieuses. Nous n'avons rencontré parmi eux que deux peintres M. Jan Weissembruch, dont l'Intérieur de ville dans la Gueldre est une œuvre frappante par l'éclat de la lumière, la finesse des demi-teintes et la hardiesse tranquille de l'exécution, et M. Israëls qui, dans son Naufragé (tableau déjà exposé à Paris), a su mettre d'excellentes qualités de praticien au service d'un grand sentiment.

Pour les artistes parisiens, on les connaît et on les aime. Daubigny et Millet, Courbet et Troyon, d'autres encore qui marchent à côté d'eux, ont envoyé à Anvers des œuvres dont la critique française a déjà célébré tous les mérites. Nous les avons retrouvées avec plaisir en Belgique, et nous éprouvons quelque joie à dire que la nouvelle école française y est très-goûtée des connaisseurs délicats. Troyon et Courbet obtiennent surtout un succès des plus vifs, et qui ne date pas d'hier; la critique française les discutait encore qu'ils étaient déjà consacrés sur les bords de l'Escaut par l'applaudissement de tous les bons juges.

Dans cette rapide promenade à l'exposition d'Anvers, nous avons cueilli la fleur du panier les autres tableaux ne présentent qu'un intérêt secondaire ou n'ont rien à nous apprendre. Du reste, nous l'avons dit, dans l'ensemble des réjouissances qui nous étaient si chaleureusement offertes, l'exposition ne figurait qu'à titre d'accessoire : la fête était ailleurs. Elle était dans ces jardins aux verdures luxuriantes où nous avons entendu de si merveilleuse musique; au Musée et dans les églises où les chefs-d'œuvre de Rubens et de ses élèves brillaient d'un éclat radieux: sur le fleuve chargé de navires follement pavoisés; dans les rues, où les corporations de la libre Belgique promenaient en chantant leurs bannières éblouissantes. La fête était partout; elle était surtout au foyer de ces maisons hospitalières où, inconnus la veille, nous avons été reçus comme de vieux amis. Et tel a été le caractère cordial et charmant de l'accueil qui nous a été fait, que tous ceux qui ont assisté aux fètes d'Anvers, tous ceux qui ont vu ces nobles spectacles, en garderont quelque chose dans l'esprit, et peut-être aussi dans le

cœur.

PAUL MANTZ.

LIVRES D'ART.

NOTES SUR DEUX MÉDAILLES DE PLOMB RELATIVES A JEANNE DARC, ET SUR QUELQUES ENSEIGNES POLITIQUES OU RELIGIEUSES, tirées de la collection Forgeais, par M. Vallet de Viriville. Paris, 1861. Aux bureaux de la Revue archéologique.

Nos lecteurs connaissent déjà, par un article de M. Darcel 1, quelques-uns des plombs historiés trouvés dans la Seine par M. Arthur Forgeais; mais, depuis lors, cette curieuse collection n'a cessé de s'augmenter de pièces qui intéressent vivement et à bon

1. Gazette des Beaux-Arts, t. VI, p. 40.

droit les antiquaires et les historiens. M. Vallet de Viriville, notre érudit collaborateur, y a récemment découvert des monuments qui rentrent dans la série de ses études, et en a fait l'objet d'une brochure fort intéressante à laquelle nous empruntons des passages, sans prétendre en épuiser l'intérêt. Les faits exposés se limitent chronologiquement dans un cercle assez restreint qui n'excède guère les règnes de Charles VI et Charles VII, et M. Vallet de Viriville s'en tient aussi, d'une manière à peu près exclusive, à deux espèces de monuments: les enseignes de pèlerinage et les enseignes politiques.

« Les enseignes ou bibelots pieux consistent le plus souvent en des plaques carrées, circulaires ou elliptiques, qui retracent quelque image, quelque scène de la vie du saint. D'autres ont l'aspect d'une médaille ou méreau, frappé, sur sa double face, d'une empreinte comparable aux précédentes figures. Quelques-uns affectent la configuration d'une ampoule ou petit sac de plomb.

« Les différentes enseignes ou ampoules qui ont été publiées jusqu'ici se blasonnent, pour ainsi dire, des emblèmes hagiographiques relatifs au saint qu'elles rappellent. Dans les exemples qui suivent, au contraire, les symboles se rapportent au visiteur, au pèlerin lui-même, ou du moins à celui au nom duquel le pèlerinage était accompli. « La figure 4 ci-jointe est aux armes de Charles VI (a) et d'Isabeau de Bavière (b).

[merged small][graphic][graphic][merged small][merged small]

Elle forme comme une petite outre de plomb, composée d'une panse ou récipient et d'un col. On la voit ici représentée sous ses deux faces. La panse recevait sans doute an départ l'offrande ou oblation du pèlerin. Le col, formé d'un métal malléable, était de nature à se refermer suffisamment sous la pression des doigts. Au retour, la même ampoule pouvait contenir soit une médaille bénite, soit de l'eau bénite, soit quelque linge ou autre objet qui avait touché aux reliques du saint. Deux anneaux fixés à droite et à gauche servaient à attacher l'enseigne à la coiffure du pèlerin.

« Cette enseigne no 4, grâce au blason qui la décore, ne peut laisser aucun doute sur l'époque de sa provenance; et cette provenance même paraît évidente. Selon toute apparence, elle aura servi à quelqu'un de ces messagers ou pèlerins de profession que la reine Isabeau employait en si grand nombre.

« Un lien d'analogie sensible rattache à la précédente les enseignes que nous reproduisons sous les nos 2 et 3. Ce sont des espèces de petites girouettes, ou pavillons blasonnés, qui tournent par le moyen d'une douille sur une tige ou hampe, dont on n'a conservé que des fragments. Les mêmes armes, la même matière, le même style, les

« PreviousContinue »