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que Lempereur occupait dans le corps des marchands, qu'il devint quartenier de ville en 1735 et échevin en 1756. Sans parler ici de ses qualités d'artiste, il passait pour honnête homme, et il n'est pas indifférent de remarquer qu'un certain M. de La Salle de Dampierre imagina de faire son portrait dans une comédie qu'il fit jouer en 1763 (le Bienfait rendu, ou le Négociant): « M. Lempereur, nous dit Bachaumont, y est dépeint très au naturel, et le public l'a reconnu avec plaisir 1. » Lempereur a dû mourir en 1775; c'est du moins à cette date que se fit la vente de son cabinet, car il avait réuni une admirable collection de tableaux des diverses écoles. Comme joaillier, Lempereur jouissait d'une réputation européenne; les ouvriers étrangers venaient de bien loin apprendre dans ses ateliers l'art de monter les pierres précieuses. Ses œuvres ont péri ou sont aujourd'hui dispersées chez des amateurs qui les admirent sans en connaître l'auteur. Mais, heureusement pour sa gloire, Lempereur a laissé un élève, Pouget le fils, qui nous dira quels étaient les mérites de son maître.

Pouget, joaillier à Paris, a publié, en 1762, un Traité des pierres précieuses et de la manière de les employer en parure, et en 1764 un Nouveau recueil de parures de joaillerie, qui, reliés d'ordinaire en un seul volume, donnent la plus exacte idée du bijou au temps de madame de Pompadour. Pouget n'y a pas réuni seulement des modèles de son invention; il a soin de nous avertir que plusieurs des pièces qu'il a fait graver ont été mises en œuvre dans l'atelier de Lempereur. Celui-ci excellait dans la fabrication des bouquets de fleurs en or émaillé, fleurs impossibles et charmantes dont le cœur était formé d'une pierre précieuse. La composition de ces bijoux était presque toujours régulière et symétrique. Le nœud de diamants que nous reproduisons ici, et qui est conçu dans un goût à la fois si riche et si élégant, est emprunté au recueil de Pouget. Ce livre est d'autant plus intéressant pour nous que l'auteur a pris soin de faire enluminer les dessins qu'il a réunis. Grâce à cet irrécusable témoignage, on peut constater que Lempereur et les joailliers de son école se préoccupaient de l'harmonieux assortiment des couleurs dans le choix des pierres qui devaient composer leurs bijoux. Ils savaient, ces bons esprits, ces maîtres habiles, que si un joaillier doit être dessinateur, il doit aussi se montrer coloriste, et peut-être cette grande loi leur avait-elle été révélée par l'étude des bijoux antiques, qui sont, sous ce rapport, des merveilles d'harmonie et

4. Lempereur était fort estimé par les artistes, et c'est à lui qu'ils s'adressaient dans leurs jours de richesse. Wille écrit, le 7 janvier 4765 : « J'ai acheté chez M. Lempereur, fameux joaillier et mon ami, une paire de boucles d'oreilles de diamants brillants, pour en faire présent à ma femme. Elles sont magnifiques et m'ont coûté 2,700 livres. (I, p. 278.)

de science. Toutefois, Lempereur avait ses préférences dans les joyaux reproduits par Pouget, on voit presque toujours le vert de l'émeraude s'associer à l'éclair du diamant et au rose du rubis, ce qui pourrait faire supposer (si ces reproductions étaient tout à fait exactes) que les bijoux de cette école n'étaient pas exempts de quelque monotonie.

Le recueil de Pouget nous apporte un autre enseignement. Il nous apprend que Lempereur et ses amis étaient des hommes sages, et qu'ils évitaient volontiers les formes capricieuses et tourmentées qui avaient été de mode pendant la première partie du règne de Louis XV. Soit qu'il ait

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exagéré les principes qu'il avait puisés chez son maître, soit qu'il ait été poussé par le désir de faire comprendre aux metteurs en œuvre l'anatomie de ses bijoux et leur armature intérieure, Pouget fait de la joaillerie solide, raisonnable, et parfois même un peu roide. On trouve d'ailleurs dans son recueil toutes les inutilités charmantes dont les femmes avaient coutume de se parer ce sont des broches, des bracelets, des crochets, des pendeloques, des chaînes. Le motif principal, et presque toujours répété, c'est la fleur. Ai-je besoin d'ajouter que Pouget a donné place dans la décoration de ses bijoux à toutes les galanteries à la mode, et qu'il ne proscrit ni les lyres, ni les nids d'oiseaux, ni les festons, ni les nœuds, ni les colombes tendrement occupées. L'art du XVIe siècle était

sentimental à sa manière, et, s'il mettait de l'esprit partout, il y mettait aussi de l'amour 1.

Ces bijoux, si peu grecs, mais déjà si différents de ceux qu'on exécutait de 1730 à 1740, ce sont ceux dont madame de Pompadour se parait quand elle croyait avoir besoin de ces armes vulgaires. La vérité est qu'elle n'y avait pas souvent recours dans la plupart des portraits qui nous restent d'elle, elle apparaît sans bijoux, et elle n'en est pas moins charmante. Ses ambitions, son luxe véritable étaient ailleurs, ayant toujours eu la manie de bâtir, au point qu'elle fut plus d'une fois obligée de vider ses écrins pour satisfaire les architectes et les maçons qu'elle aimait tant à employer. Elle écrit en 1758 : « J'ai vendu mon nœud de diamants pour payer des dettes; cela n'est-il pas beau?... » Et ce bijou devait être splendide, puisque le joaillier Rambaud, qui le lui acheta, lui en donna 480,000 livres 2.

Mais n'est-ce pas un spectacle plein d'enseignement que de voir de si hauts personnages réduits à des expédients pareils? Quoi! Louis XV n'a que quarante-deux assiettes d'or! Quoi! madame de Pompadour, harcelée par ses créanciers, est obligée de vendre ses bijoux comme la première venue des aventurières! Il faut dire que les temps devenaient mauvais. La France était en guerre, et la victoire n'était plus de nos amies. L'Angleterre détruisait notre marine, nous perdions nos colonies, et l'impéritie de nos généraux, plus encore que la valeur de nos ennemis, émiettait dans les plaines de l'Allemagne nos armées, notre argent, notre honneur. Vers la fin de 1759, le contrôleur des finances était aux abois. On eut alors recours aux grands moyens, et, comme sous Louis XIV, l'orfévrerie paya les frais de la guerre. « Le roi, dit Barbier, invite ses bons sujets et les bons citoyens à porter leur vaisselle d'argent, soit plate, soit montée, à l'hôtel de la Monnoie. » Madame de Pompadour, le duc d'Orléans, le maréchal de Belle-Isle, le duc de Choiseul et les autres ministres donnèrent les premiers l'exemple, et ils furent bientôt imités par une célèbre courtisane, mademoiselle Deschamps, qui tint beaucoup, assure-t-on, à se montrer << bonne citoyenne. » On communiquait tous les soirs au roi la liste de ceux qui s'étaient exécutés; « en sorte, ajoute Barbier, que les gens de cour ou en place ont de la peine à s'en dispenser. Les personnes qui n'ont pas un rang distingué ne se pressent pas de même..., mais il

1. Quelques bijoux de la même école ont été reproduits par Auguste Duflos, dans un recueil publié en 1767. Nous ne croyons pas pouvoir identifier ce Duflos avec celui qui, en 1722, avait monté les diamants de la couronne du sacre de Louis XV.

2. Madame de Pompadour, par.A. de La Fizelière; Gazette des Beaux-Arts, p. 222.

t. III,

n'est guère possible de se servir de la vaisselle d'argent, surtout en assiettes, quand les princes, les plus gros seigneurs et les gens en dignité seront réduits à manger sur de la vaisselle de faïence. »>

Le roi et sa famille n'hésitèrent pas à faire fondre les trésors qu'ils avaient amassés. La dauphine voulut envoyer à la Monnaie « une toilette d'argent toute neuve,» sans doute celle que Thomas Germain avait faite en 1745; mais Louis XV s'opposa à cet acte de désespoir, et il se sacrifia lui-même. « On a rassemblé ces jours-ci — c'est encore Barbier qui a la parole - les différentes vaisselles d'argent du roi pour en faire un état et les porter (à la Monnaie). Celui qui est chargé de ce transport m'a dit avoir porté déjà plus de 2,000 marcs, et qu'il en porteroit, hier 5 de ce mois, 3,400 marcs: ainsi, cela est très-sérieux. »>

Cela était très-sérieux, en effet : depuis la fin d'octobre 1759 jusqu'au commencement d'avril 1760, la Monnaie reçut et convertit en espèces une prodigieuse quantité de pièces de vaisselle de toutes sortes. On peut voir dans le Mercure de cette époque la liste des personnes qui, bon gré mal gré, firent à la patrie le sacrifice qui leur était demandé. J'ai hâte d'ajouter qu'il ne s'agissait point ici d'un don tout à fait gratuit : les pièces étaient pesées et estimées; le roi payait le quart de la valeur en argent, et, pour le reste, il donnait « des contrats sur les États de Bretagne et de Languedoc, à raison de six pour cent 1. » Quand on portait son argenterie à la Monnaie, on en sortait donc à demi consolé; mais la vaisselle n'en était pas moins fondue, et il n'est que trop certain que, parmi les pièces qui furent ainsi détruites, beaucoup d'œuvres d'art ont dû périr.

Barbier, en annonçant ces mesures rigoureuses, croyait qu'elles auraient pour résultat de « ruiner tout le corps des orfévres, et d'ôter le pain à tous les ouvriers et les artistes qui en dépendent. » Il y eut, en effet, pour eux, une crise douloureuse à traverser; mais l'alerte une fois passée, le travail dut reprendre avec d'autant plus d'activité, qu'il fallait remplacer les œuvres dont le creuset du fondeur avait si tristement fait justice. Une nouvelle dynastie d'orfévres allait d'ailleurs s'emparer de la scène, et s'essayait déjà à travailler dans un goût plus nouveau. Germain, nous aurions dû le dire plus tôt, avait laissé un fils qui s'appelait François-Thomas, et dont les débuts avaient d'abord inspiré quelques espérances, mais qui soutint assez mal l'honneur de sa maison. Élève de son père, possesseur des nombreux modèles qu'il avait laissés, il était dans une situation excellente pour réussir; toutefois, il ne sut pas mettre à profit ces circonstances heureuses, ou, pour mieux dire, il en

1. Journal de Barbier, VII, 200, 224 et 245.

abusa. Aussi le dernier Germain est-il moins célèbre par ses ouvrages que par une des plus belles faillites qui aient étonné le Paris commercial d'alors. Il avait été chargé, dans sa jeunesse, de travaux importants. En 1752, il avait fait tout un service de table, en argent et en or, pour le nabab de Golconde1, et bien que ce prince nous semble, à nous autres modernes, avoir régné dans le royaume des féeries, il paraît que Germain le fils en fut très-sérieusement payé. Il travailla plus tard à la toilette de la princesse des Asturies, et nous voyons qu'il avait la prétention de faire des vases dans le style antique; c'est du moins à ce mot séduisant qu'il avait recours pour inviter les amateurs à venir visiter son atelier, peut-être faudrait-il dire sa boutique. C'est qu'en effet François-Thomas Germain était surtout un marchand : il entendait le négoce sur de vastes proportions, et il avait l'ambition de faire plus de trois millions d'affaires, rien qu'avec l'étranger. Il fit en effet beaucoup d'affaires, mais il les fit si mal qu'il se ruina. On lui a reproché aussi d'avoir vécu dans la prodigalité et dans le luxe, et d'avoir eu « des maîtresses dispendieuses, comme des filles de théâtre, » ce moyen de se ruiner étant déjà connu au siècle dernier. Bref, en 1765, il devait près de 2,400,000 livres. Des créanciers de mauvaise humeur le poursuivirent et allèrent jusqu'à la saisie. Or, Germain demeurait aux galeries du Louvre, et il n'était pas décent de voir les recors s'introduire chez le roi. Germain fut donc dépossédé de son logement, et il dut se retirer chez un de ses confrères, l'orfévre Dapché. Après la mort de Louis XV, en 1776, il redemanda le logement qui lui avait été enlevé; mais l'administration se souciait peu d'accueillir une demande dont le succès eût pu passer pour un commencement de réhabilitation, et sa requête fut repoussée. Le dernier héritier du grand nom de Germain acheva sa vie dans l'isolement et l'obscurité 2.

Des mérites plus réels, une gestion meilleure de ses intérêts, caractérisent la carrière de Philippe Caffieri (1714-1778). C'était le frère du sculpteur habile qui a taillé, pour le foyer de la Comédie-Française, des bustes d'une réalité si spirituelle et si vivante, Philippe était sculpteur d'ornement, et ce n'est que par exception qu'il a fait de l'orfévrerie. Associé à son père, il travailla à la boîte en bronze destinée à renfermer la fameuse sphère de Passemant; il exécuta, d'après les dessins de l'architecte Gabriel, les bordures dorées des glaces que Louis XV envoya au Grand Seigneur (1742); il fit aussi, pour le chœur de Notre-Dame, deux torchères de cuivre doré, à neuf branches chacune, qui étaient

A. Mercure de France, décembre 4752, p. 448.

2. Archives de l'art français, I. p. 252.

XI.

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