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LE MUSÉE D'ANVERS

Les grandes écoles de peinture ne sauraient être bien appréciées que dans les pays qui les ont produites. C'est à Venise qu'il faut admirer Titien, à Madrid Velasquez, à Amsterdam Rembrandt, à Anvers Rubens.

Pendant que la ville d'Anvers accumulait dans son musée les chefsd'œuvre de Rubens, de Van Dyck, de Jordaens et des autres maîtres du XVIIe siècle, un fervent amateur des écoles primitives, le chevalier Florent Van Ertborn, recueillait les maîtres des xve et xvie siècles, et en 1840 sa collection passait au musée d'Anvers par legs testamentaire.

Il se trouve donc que le musée d'Anvers possède une série complète des écoles flamandes, depuis leur origine jusqu'à leur décadence, depuis les Van Eyck jusqu'aux imitateurs posthumes de Rubens et de Teniers.

Un legs récent1 fait par mademoiselle Van den Ecke Baut, des acquisitions aux ventes du roi Guillaume II et de M. Van den Schrieck 2, ont encore enrichi cette galerie justement célèbre en Europe.

Parmi les Flamands s'entremêlent plusieurs Hollandais, depuis Dirk Stuerbout jusqu'à Rembrandt et Jan Steen; mais de l'école allemande, presque rien; quelques sujets religieux de l'école italienne primitive; quelques portraits de l'ancienne école française; point d'Espagnols. On voit que le musée d'Anvers est presque exclusivement consacré aux écoles successives qui ont illustré durant trois siècles la partie méridionale des Pays-Bas.

Quand on se promène dans ces vastes salles, bien éclairées par une lumière d'en haut, c'est surtout Rubens qui attire et qui domine. Il convient pourtant de suivre l'ordre chronologique, si l'on veut étudier l'ensemble de l'école flamande, pénétrer ses caractères distinctifs, s'expliquer ses fortunes diverses. Son histoire d'ailleurs se divise naturellement en trois périodes: - première époque, les Van Eyck, leurs disciples et leurs

1. Un de nos collaborateurs, M. Émile Leclercq, de Bruxelles, en a parlé dans la Gazette des Beaux-Arts, livraison de janvier 4864, t. IX, p. 42.

2. M. Émile Leclercq a aussi rendu compte de la vente Van den Schrieck, à Louvain, dans la livraison de mai, t. X, p. 279.

continuateurs; seconde époque, où l'influence italienne dénature le style autochthone, et où Quentin Massys presque seul, conservant son originalité, sert de trait d'union entre le xve siècle et le XVIIe; -troisième époque, Rubens, ses élèves et ses imitateurs.

Après cette brillante série viendront à part les Hollandais; puis, en un dernier paragraphe, les rares exemplaires des écoles étrangères aux Pays-Bas.

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toire de cette école primitive, qui rayonna dans tout le Nord, comme l'école du Giotto dans le Midi, est encore à faire, bien qu'elle ait été ébauchée avec perspicacité par les érudits de l'Allemagne, de la France et de la Belgique. Mais la biographie exacte des peintres n'est-elle pas presque indispensable pour reconnaître leurs œuvres et pour constater la certitude des attributions? Et voilà qu'en ces derniers temps on a découvert des documents tout neufs, concernant la plupart de ces artistes. On se trompait sur la date de la mort de Jan Van Eyck; on ne savait presque rien de Rogier Van der Weyden; on avait fait un beau roman sur Memling; on attribuait à Van Eyck des tableaux de Rogier, à Memling des tableaux de Stuerbout. Ces erreurs et ces confusions commencent à être rectifiées, et la lumière apparaît enfin sur ces personnalités glorieuses.

Sans doute c'est à Saint-Bavon de Gand, où sont conservés le panneau central et les trois compartiments supérieurs de l'Agneau mystique, c'est au musée de Berlin, qui en possède les grands volets avec six compartiments et leurs revers, c'est au musée de Bruxelles, qui vient d'en acquérir les deux volets supérieurs, l'Adam et l'Ève1, cachés depuis près d'un siècle à l'évêché de Gand, qu'on peut complétement juger le génie des deux Van Eyck sur leur chef-d'œuvre. L'Académie de Bruges, la National Gallery de Londres et quelques autres musées offrent encore des productions authentiques, superbes et bien curieuses, de Jan, qui survécut quinze ans à son frère Hubert. Le musée d'Anvers, cependant, a le bonheur de posséder une petite pièce incomparable, un dessin exquis à la plume et au pinceau, sur un fond légèrement teinté : la Sainte Barbe.

4. Voir encore un article de M. Émile Leclercq sur l'Adam et l'Ève des Van Eyck, livraison de juin, t. X, p. 284.

Quelle finesse dans les détails de l'architecture, dans les lointains du paysage, dans le dessin des figurines éparses aux dernier plans! Quelle grandeur naïve dans la sainte, chastement drapée d'une longue robe à plis anguleux! Ce petit bijou, gravé par Cornelis Van Noorde, en 1769, appartenait alors aux célèbres imprimeurs Enschede, de Haarlem ; il passa, en 1786, dans la collection de Ploos Van Amstel, d'Amsterdam, et il fut acheté à sa vente par M. Oyen, dont la veuve le céda, en 1828, à M. Van Ertborn.

Une autre petite merveille de Jan Van Eyck, une Madone avec l'Enfant, porte sur la bordure l'inscription suivante : ALS IXH XAN (als ik kan, comme je puis, qui est la devise de Jan), Iohes de Eych me fecit. COMPLEVIT AÑO 1439. La même devise se trouve aussi sur le portrait de la femme de Jan, peint en la même année 1439 et conservé à l'Académie de Bruges. Une Madone presque semblable, mais plus grande provenant de la galerie de Guillaume II et appartenant aujourd'hui à M. Beresford Hope, a été exposée a l'exhibition de Manchester en 1857.

Le troisième de Jan Van Eyck du musée d'Anvers est une répétition du fameux tableau de l'Académie de Bruges peint en 1436, Madone avec l'enfant Jésus, entre saint George et saint Donatien. Le donateur agenouillé devant la Vierge, le chanoine de Pala (Van der Paele?), a donné son nom au tableau. Répétition ou vieille copie, cette peinture du musée d'Anvers n'est pas si belle que celle du musée de Bruges. L'une et l'autre ornaient jadis la même église à Bruges, Saint-Donatien.

A Hubert lui-même on attribue un diptyque avec une Vierge allaitant le petit Jésus sur le panneau de droite, et les donateurs sur le panneau de gauche. Mais le style et l'exécution accusent une époque postérieure à la première moitié du xv° siècle.

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L'attribution à Christophsen d'un Saint Jérôme agenouillé au milieu d'un paysage n'est pas non plus bien justifiée. Peter Christophsen, qui a peint de 1417 à 1452, doit avoir été élève de Hubert Van Eyck. Quelques uns de ses tableaux sont conservés au musée de Berlin et de Francfort, à Cologne, et dans la collection du prince Albert, à Kensington. Josse de Gand a aussi travaillé avec Hubert Van Eyck, probablement, car sa biographie est très-incomplète. Il a visité l'Italie et il y a laissé plusieurs compositions importantes, notamment à Urbino. Sa Nativité du musée d'Anvers est d'un beau sentiment, mais peut-être le dessin des figures n'a-t-il pas la fermeté particulière aux disciples directs des Van Eyck. Tout en admirant cette noble et savante peinture, on peut douter qu'elle soit du grand maestro Giusto da Guanto, comme le nommaient les Italiens.

Si Gerard Van der Meire s'est formé dans l'atelier de Van Eyck, on n'en est pas sûr. Il était lui-même d'une ancienne famille d'artistes établie à Gand, et il ne fut reçu maître dans la guilde de cette ville qu'en 1452. On voit de lui, à Saint-Bavon, un grand et terrible Calvaire. Ses sept tableaux, conservés au musée d'Anvers, proviennent d'une église de Hoogstraeten. C'est d'abord un triptyque avec le Portement de la croix et pour volets la Présentation au temple et Jésus parmi les docteurs; puis un diptyque, la Mater dolorosa d'un côté et la donatrice de l'autre ; puis un Christ en croix et un Christ au tombeau. Le caractère en est triste et l'exécution un peu maigre.

Ah! voici un tableau bien précieux de l'artiste qui importa en Italie les pratiques nouvelles de Van Eyck, un Calvaire sur panneau large de 42 centimètres seulement, avec cette signature en lettres microscopiques : 1475. Antonellus Messaneus me o° (oleo) pinxt. A la précision minutieuse de l'ancienne école flamande s'ajoute le caractère grandiose et tourmenté des maîtres italiens. On y sent un compatriote et un contemporain des Bellini, et presque un précurseur de Michel-Ange, dans les contorsions des suppliciés attachés à des troncs d'arbres.

Antonello de Messine est aussi l'auteur d'un superbe portrait d'homme en buste et tenant à la main une médaille de Néron. On dit que c'est le portait du graveur Vittore Pisani, ou peut-être d'Antonello. lui-même. Il vient de la vente du baron Denon, qui l'avait fait graver. Il a été gravé aussi dans l'ouvrage anglais de Dibdin. La physionomie est extrêmement énergique et la couleur aussi forte que dans une peinture de Giorgone.

Si le Calvaire d'Antonello est une des raretés du musée d'Anvers, les Sept Sacrements de Rogier Van der Weyden le vieux ont encore une importance bien supérieure. C'est le type même du grand maître, le chef-d'œuvre qui représente le mieux sa manière, et d'après lequel on peut le reconnaître et authentiquer ses autres productions.

Ce triptyque fut acheté par M. Van Ertborn à Dijon, en 1826, aux héritiers du dernier président du parlement de Bourgogne. Il porte les armoiries de l'évêché de Tournay, et il est probable qu'il fut donné par Jean Chevrot, évêque de Tournay de 1437 à 1460, à quelque église de cette ville ou du diocèse. Le panneau principal a 2 mètres de haut sur 97 centimètres de large; les volets ont 1 mètre 20 sur 63.

Le sujet demande explication, même quand on a l'image devant les yeux. Au centre est symbolisé le sacrement de l'Eucharistie. Le divin sacrifice que le prêtre célèbre devant l'autel est dramatisé en avant par le fait même de la crucifixion. Quelle douleur dans l'attitude et l'expres

sion de la Vierge, de la Madeleine et des saintes femmes ! Rogier est surtout un peintre expressif. Les six autres sacrements sont traduits par des groupes distincts sur les volets à gauche, relativement au spectateur, le Baptême, la Confirmation, la Confession; à droite, l'Extrême-Onction, le Mariage, l'Ordination. Au-dessus de chaque groupe plane un ange portant une banderole et vêtu d'une longue robe à couleur symbolique. · Ces anges si délicats, jetés en l'air comme des oiseaux qui volent, ont une élégance particulière dans les tableaux de Rogier, bien qu'il les ait empruntés aux Van Eyck, qui semblent les tenir de l'école de Cologne, car on les rencontre presque pareils dans les tableaux de meister Wilhelm et de meister Stephan.

Les détails de l'architecture et de la sculpture qui ornent la nef centrale, les figurines des plans reculés, tout est peint avec une finesse correcte et s'harmonise dans l'ensemble. Les têtes principales dans le groupe qui pleure le Christ sont animées d'une passion extrêmement dramatique; ailleurs, par exemple dans le groupe de l'Extrême-Onction, elles ont une pieuse sérénité; partout elles sont marquées d'une individualité dont on garde le souvenir.

La petite Annonciation, aujourd'hui restituée à Rogier, après avoir été longtemps attribuée à Memling, est une peinture exquise, claire et subtile comme les tendres miniatures qu'on admire dans les beaux manuscrits du moyen âge.

Le vigoureux praticien, le coloriste profond, se retrouve dans le portrait du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, avec ses cheveux noirs et plats, coupés autour du front. Ce petit chef-d'œuvre a appartenu au fils aîné de Colbert. Il a été gravé dans la suite de portraits des ducs et duchesses de Bourgogne.

Un triptyque avec une cinquantaine de personnages, un petit tableau d'oratoire, un portrait historique! On peut comprendre, d'après ces trois peintures, quel grand artiste fut ce Rogerius Gallicus, ce Rogel Flandresco, si estimé en Italie, où il paraît avoir résidé un certain temps.

Memling! Quel malheur pour les conteurs romantiques que cet intéressant militaire, recueilli par les sœurs de l'hôpital Saint-Jean, soit devenu tout à coup un simple bourgeois de Bruges ! Les Anglais sont cruels! C'est un Anglais établi à Bruges, M. James Weale, qui vient de découvrir ces documents prosaïques : Hans Memling avait pignon sur rue et il prêtait même de l'argent à la ville; il était marié et il avait trois enfants, Hannekin, Nielkin et Claykin (diminutifs de Jean, Pétronille et Nicolas), lorsque sa femme Anne mourut en 1487. Lui-même est mort.

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