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Un sculpteur ne saurait attaquer un bloc de marbre sans se demander ce qu'il en fera et où il le mettra.

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?

Le but le plus noble qu'il puisse se proposer sera d'en faire un dieu. Mais le Dieu devant lequel notre foi religieuse ou philosophique consent à plier ne se prête pas aux fantaisies sensuelles qu'autorisaient les divinités du paganisme. Si l'art chrétien n'a pas fait, ainsi qu'on le prétend à tort, un divorce complet avec la sculpture, toujours est-il qu'il ne lui accorde qu'une place restreinte. Les vides à remplir dans les cathédrales gothiques constituent un travail anormal. Les édifices de la Renaissance ou d'un style postérieur admettent plus volontiers des statues, et toutefois on peut se convaincre par l'exemple de la Madeleine et de l'église Saint-Sulpice qu'elles n'y produisent pas un excellent effet, ni à l'extérieur (le fronton excepté), ni à l'intérieur. Tout au plus la sculpture trouvera-t-elle à garnir quelques autels. La Mater dolorosa de M. Bogino, surchargée de draperies qui l'écrasent, a sa place marquée sur le calvaire de Saint-Roch. La figure enfantine, d'une grâce un peu mondaine, exposée par M. Leharivel sous le titre de Rosa mystica, ira orner une chapelle de la Vierge. Près des fonts baptismaux s'élèvera la statue de Saint Jean-Baptiste, œuvre expressive de M. François Moreau, qui a su caractériser en traits énergiques le type du saint précurseur. Mais que faire du groupe colossal sculpté en pierre par M. Virieu, Jésus chassant les vendeurs du temple? Il ne s'agit plus ici de la représentation d'un dogme ou du portrait d'un saint personnage. Le sujet, quoique tiré de l'Évangile, appartient à l'histoire religieuse plutôt qu'il n'intéresse la vérité catholique ; le Christ, sans doute, est d'un beau mouvement, mais on pourrait lui reprocher de châtier dans le vide, tant les figures des vendeurs s'effacent à ses pieds. En somme, ni le sujet, ni le style pittoresque dont il est traité, ne permettent à ce groupe de se dresser sur un autel; le placer à la porte de l'église serait l'opposer comme un épouvantail aux consciences troublées qui viennent chercher le pardon d'une religion d'amour. On ne comprend pas non plus la destination de la Sainte Madeleine de M, Feugère des Forts, ni de cette autre figure agenouillée qui peut aussi représenter la sainte pénitente, figure dont il nous a été impossible de découvrir l'auteur. Le basrelief répond à des besoins plus positifs : c'est ainsi que la Sainte Philomène de M. Cabuchet, œuvre pieuse et délicate d'un artiste convaincu, ira servir de retable au maître-autel de l'église d'Ars. Les bas-reliefs en terre cuite de M. Devers complètent l'ensemble d'une décoration destinée

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à glorifier la musique. L'auteur y a représenté, en un style trop peu caractérisé, Sainte Cécile et Saint Grégoire le Grand. Un sentiment de dévotion mondaine anime les petits anges fondus en bronze par Mme Bertaux pour accompagner un tronc, et son Assomption, dont nous louerons le mouvement élégant, La Mère du Sauveur de M. Félon, la Foi et la Charité de M. Clément Moreau se distinguent au contraire par un style pur et sobre auquel le peu de saillie du relief ajoute un charme délicat.

La vie civile, plus encouragée de notre temps que la vie religieuse, appelle à son service un plus grand nombre de talents. L'édilité parisienne n'a pas eu la main trop heureuse naguère, quand il s'est agi d'élever quelque part une fontaine monumentale. Cependant, la fontaine Saint-Michel est un chef-d'œuvre à côté des rêves insensés de M. Étex et des fantaisies de M. Cordier. Le génie du XIXe siècle n'a rien de commun, Dieu merci, avec les statues à jambes écartées qui couronnent la fontaine de M. Étex, assez semblable à une pièce montée d'un pâtissier en renom. Quant à M. Cordier, comment se peut-il qu'un artiste d'un talent reconnu aille choisir, pour une fontaine monumentale, de tous les styles le plus faux et le plus disgracieux, le rococo italien? C'est faire de gaieté de cœur acte de mauvais goût. En quelque matière que l'on suppose exécuté le Triomphe d'Amphitrite, bronze ou faïence, les tons peints sur le modèle en plâtre auraient de la peine à s'y reproduire de façon à résister à l'action des eaux; la statue perchée au sommet de cet imbroglio polychrome contraste, par l'aspect relativement calme de ces lignes, avec l'effet tourmenté de l'ensemble. M. Bartholdi ne s'est pas mis en aussi grand frais d'imagination que M. Étex et M. Cordier, mais il a su composer, dans le style le plus convenable, un monument parfaitement approprié à sa destination. Il s'agissait de glorifier Martin Schön et d'élever au milieu de la cour du musée de Colmar une fontaine. M. Bartholdi ne s'en est pas remis à un architecte du soin de préparer le piédestal de son héros : il a combiné l'un pour l'autre et le personnage et l'édicule dont il devenait le motif principal. Des lignes élégantes, empruntées aux meilleurs modèles du xve siècle, dessinent l'ensemble de la composition. Le style n'affecte pas un caractère de grandeur peut-être déplacé en pareille occurrence; également éloigné d'une prétention pittoresque, il se tient dans cette juste mesure d'art et de bourgeoisie qui est le cachet du pays et du temps où vécut le Beau Martin.

Aucune époque n'a vu s'élever autant de statues de grands hommes que la nôtre. Il semble que la France du XIXe siècle, prise d'un bel élan de reconnaissance, ait voulu acquitter toutes les dettes du passé. Mais s'il est beau de payer ses dettes, ce n'est qu'à la condition de le faire en mon

naie de bon aloi. Or, la précipitation généreuse apportée à ces règlements de compte y a laissé passer plus d'une pièce d'une valeur douteuse. On a vu les galeries de la cour du nouveau Louvre s'improviser un diadème de grands hommes, placés là, pêle-mêle, dans un désordre volontaire qui restera comme un signe de la confusion de nos idées. Le Jean Cousin dont M. Jacques expose le modèle est un citoyen de cette Babel de Pierre. Il serait superflu d'y chercher autre chose qu'un à peu près sans ca

ractère.

On trouve en général plus de sérieux dans les statues dont les villes de provinces se parent à l'envi depuis quelques années. Le Colbert de M. Guillaume, destiné à la ville de Reims, nous paraît un peu chargé de détails de toilette : la perruque, les rubans, les dentelles, attirent l'attention, comme s'il s'agissait d'un simple courtisan. Colbert n'a que faire d'un tel luxe de costume. Il valait mieux perdre dans la masse tant d'affiquets oiseux, déplacés d'ailleurs en plein air, et imprimer à la tête un caractère plus large et plus sculptural.

Une sorte de concours, prévu ou non prévu, met en présence deux artistes d'un talent également remarquable: M. Guillaume, dont il vient d'être question, et M. Cavelier, l'auteur de la Pénélope. Le sujet est un des plus grands que l'histoire contemporaine puisse proposer à la sculpture : une statue de Napoléon 1er. M. Cavelier a cherché l'ampleur du caractère; il a fait le corps puissant, la face pleine; en idéalisant les formes, il a perdu de vue, j'en ai peur, la nature de l'individu. M. Guillaume a voulu conserver sous le voile de l'idéal le caractère individuel. Son Napoléon est un homme d'un tempérament nerveux. Mais la tête sent trop le travail, et, pour exprimer trop, n'arrive qu'à une expression confuse. Tous deux du reste ont adopté le costume antique, afin de représenter, non pas le personnage de notre temps, mais l'homme de l'histoire, le héros presque divinisé par l'apothéose. En somme, bien que les pieds de son demi-dieu, enveloppés de chaussures massives, semblent enchaînés au sol, la statue de M. Guillaume nous paraît satisfaire plus heureusement aux conditions de la sculpture héroïque : de quelque côté qu'on l'envisage, elle présente un bel ensemble, tandis que celle de M. Cavelier, vue de loin et par la gauche, produit l'effet le plus désastreux.

Le buste colossal de M. Pollet, largement conçu au même point de vue idéal, est à coup sûr très-supérieur à toutes les représentations de la famille impériale tentées par M. Ottin et autres. D'un souverain régnant la peinture pourra à la rigueur obtenir un beau portrait. Le marbre se prête peu à l'expression de la vie actuelle il n'atteint à la beauté que par l'abstraction; aussi a-t-il besoin de l'éloignement de l'histoire.

Les sculpteurs suivent donc les lois de la plus saine raison, quand aux personnages de leur temps ils préfèrent les grands hommes déjà idéalisés par une gloire ancienne. L'immortel auteur de l'Iliade et de l'Odyssée attendait encore une statue. Celle que lui élève M. Eude n'acquitte pas complétement la dette contractée par l'univers entier envers ce vieux poëte dont le charme n'a pas vieilli. On pourrait lui reprocher quelque lourdeur; mais, si les pieds se traînent pesamment, la bouche chante: le visage, souvenir du masque antique, annonce l'inspiration; l'ensemble présente un assez grand caractère. Plus heureux qu'Homère, Virgile a rencontré en M. Thomas un plus digne interprète. Il est impossible au premier coup d'œil jeté sur cette statue de ne pas reconnaître un penseur, et, après un court examen, un poëte, tant les traits de la physionomie, et surtout les yeux et la bouche, s'accordent à exprimer la sensibilité d'une nature poétique. Le front, intelligent et rêveur, laisse percer une certaine inquiétude qui ne convient peut-être pas très-bien au chantre des Géorgiques : l'Enéide elle-même comporte plus de sérénité. Des draperies d'un goût sévère et pur enveloppent le corps, une main tient le style, l'autre, levée à la hauteur de la tête, semble attendre le vers qui va sortir pour le saisir au passage.

A côté de l'excellent Virgile de M. Thomas, doit se placer la belle Agrippine de M. Maillet, œuvre savante à laquelle je ne reprocherai que le tour de force banal du visage apparent sous le voile. De face, la statue paraît former une masse un peu carrée. L'exécution, plus délicate que celle du Virgile, a besoin, pour être appréciée, d'un jour moins écrasant que celui des voûtes vitrées du Palais de l'Industrie. De telles œuvres doivent trouver asile dans quelque sanctuaire discret où ne les atteint pas le regard banal de la foule. La Cornélie de M. Cavelier serait de la même famille, si l'artiste avait su constamment rester à la hauteur d'un sujet peut-être au-dessus de ses forces. Quelque habileté de ciseau qu'il ait déployée en diverses parties de son groupe, le travail des chairs ne se maintient pas toujours savant et pur. Les têtes notamment indiquent d'étranges défaillances. Celle de Cornélie, maigre et allongée, au nez mince et aux yeux saillants, manque de développement par derrière; dans celle du plus jeune enfant, les yeux s'enchâssent d'une façon bizarre, la bouche ne paraît pas d'ensemble avec le nez et le front. Vus d'un certain côté, les deux Gracchus ne présentent que des angles aigus; la pose de l'aîné trahit l'indécision. Un tel groupe demandait une grande fermeté de lignes, une enveloppe large et puissante. M. Cavelier y a dépensé toute sa science, toutes les ressources d'un talent plus fin que vigoureux.

Ce n'est pas le déploiement de la force qui fait défaut au Marius de

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