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meilleurs dessinateurs du paysage sortis de l'école de Rome. Et cependant cette école a produit de nos jours plus d'un talent viril, heureusement infidèle à la tradition historique. M. Lanoue se place simplement en face de la nature; à la fidélité des formes il s'efforce de joindre une rigueur implacable du ton. Cette double préoccupation, traduite par une exécution sans merci, donne à ses paysages un aspect acerbe: l'air leur manque souvent, surtout quand le cadre s'agrandit, témoin le Portique d'Octavie et les Cascines de Pise. La Vue du Forum, par la solidité des lignes et l'énergie toute romaine de la couleur, mérite de rester, même après le chef-d'œuvre de Claude Lorrain, comme un des portraits les plus saisissants de Rome antique. En définitive, les neuf tableaux et les quatre pastels de M. Lanoue constituent une exposition remarquable; on regrette qu'il s'y montre constamment avec le front d'airain d'un Caton. M. de Curzon et M. Lecointe y mettent plus de souplesse. Le premier conserve dans le paysage le style tempéré qui le distingue; peut-être même atteint-il à un degré de beauté mieux caractérisée. Le second se laisse volontiers aller à de molles élégances un peu compromettantes pour un talent sérieux qu'attire le paysage historique. La Tentation du Christ, velléité religieuse restée au-dessous du sujet, et la Promenade de Pie IX, étude incomplète d'après nature, marquent les points extrêmes de ses tendances. Les Paysans jouant à la ruzzica les résument et les fondent en un ensemble harmonieux, où la composition académique s'allie à un sentiment juste et fin de la nature italienne. M. Félix Thomas n'a appartenu à l'école de Rome que comme architecte, mais, devenu paysagiste, il conserve l'esprit de corps. M. Prieur, premier grand prix en 1833, n'a eu garde de perdre le feu sacré; il l'entretient de souvenirs, et cependant, malgré des habitudes d'exécution un peu mesquines, il a fait de la Vue de Narni un tableau très-digne d'éloges. En dehors de l'école, M. Viollet-le-Duc mérite de prendre place parmi les dessinateurs du paysage. On s'aperçoit toutefois que l'impression de la nature française est plus puissante chez lui que l'impression de la nature italienne, car ses Foins dans la vallée de Jouy, empruntés à un pays qu'il connaît mieux, surpassent aussi en sentiment et en vérité la Vue de Nice et le Couvent de Galloro. Avec une plus large composition de masses et une exécution plus ferme, ce dernier tableau deviendrait une œuvre de style. Des qualités de dessin également sérieuses recommandent la Vue d'Alcudia et le Souvenir de Florensac de M. de Saint-Étienne. Mais ces qualités, M. de Saint-Étienne les compromet par une facture un peu sèche qui trahit trop son talent d'aqua-fortiste. M. Jules Laurens, de qui il les tient, sait du moins conserver une exécution grasse et une enveloppe de couleur étouffée, soit qu'il emprunte à ses sou

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venirs d'Auvergne un sujet de genre, la Batteuse de beurre, soit que le Comtat lui fournisse un heureux motif de paysage. Dans la Mer Noire à Sinope il y a de plus un effet poétique habilement rendu.

En dehors de toutes traditions d'école, un groupe de paysagistes sincères, en tête desquels il faut placer M. Harpignies, cherche résolûment le style. La nature française les inspire seule, et elle les inspire si bien qu'on s'étonne de voir notre pauvre pays, tant de fois calomnié et délaissé pour l'Italie, se prêter à une interprétation aussi large. Au sentiment de la grandeur de l'ensemble, qui procède par vastes étendues de terrain, d'eau et de ciel, et par masses de verdure compactes, M. Harpignies mêle parfois un singulier amour du détail : il se plaît à exagérer sur le ciel la valeur de silhouette des branches sans feuillage, et ce réseau de lignes brisées forme un contraste malheureux avec les sacrifices prodigués ailleurs. La Lisière de bois n'en est pas moins une belle page, mais elle n'a ni le caractère piquant des Rives de la Loire, ni le charme d'Un beau temps, ni la simplicité sereine d'Un soir sur les bords de la Loire. M. Bliu et M. Louvrier de Lajolais se ressemblent par plus d'un point : le même dédain des applaudissements bourgeois les porte à préférer aux jolis sites les motifs simples où de grandes lignes encadrent des terrains d'un modelé puissant. M. Louvrier de Lajolais se permet encore quelques verts presque brillants; M. Blin condamne sa palette à un demi-deuil éternel. Le premier consent à laisser circuler un souffle d'air entre les branches de ses arbres, le second les étouffe sans pitié dans une enveloppe uniforme. Une telle rigueur de parti pris sent un peu la manière, autant pour le moins que les paysages décoratifs de M. Gaspard Lacroix, empreints d'un grand sentiment poétique, mais meublés aussi d'arbres tout d'une pièce. M. Saltzmann marche du même pas vers un autre excès préoccupé d'un idéal de poésie sauvage, s'il atteint le style, c'est en sacrifiant les divers éléments du paysage à l'importance des terrains, disposés en plans verticaux qui coupent la perspective, et toujours colorés d'un ton rougeâtre malgré la beauté des lignes générales, le Ravin de Népi reste au-dessous de ce que le public est en droit d'attendre du talent original de M. Saltzmann.

Un sentiment mixte qui laisse à tous les éléments du paysage leur valeur particulière, et s'efforce d'accorder, dans un éclectisme plein d'agrément, les prétentions opposées de la ligne et de la couleur, de la réalité et de l'idéal, de l'impression et de la science, tel est le caractère qui distingue les trois tableaux de M. Français, la Vue prise au bas Meudon, le Soir, et Au bord de l'eau. Cette poésie élégante convient on ne peut mieux à la nature française des environs de Paris. C'est en

vain que M. Français voudrait lui prêter un air de grandeur en y introduisant des figures nues. Il est bien plus d'accord avec cette nature et avec lui-même, quand sur les bords fleuris de la Seine qui dort au soleil il fait miroiter les reflets roses d'une ombrelle. Une impression plus puissante donne une valeur plus haute aux grandes pages de M. de Knyff. Le Barrage du moulin de Champigny, qui appartient à M. de Morny, suivant le catalogue, ou, suivant l'inscription placée sur le cadre, à la loterie, nous paraît inférieur au Rappel, effet d'orage rendu avec beaucoup de justesse et de poésie on entend clapoter contre les rives les vagues courtes du fleuve, et les saules effarés que le vent fait gémir dire adieu au soleil près de disparaître. M. Chintreuil, poëte d'une sensibilité exquise, après des essais plus audacieux et presque téméraires, arrive peu à peu à se ranger aussi sous la bannière électrique. Les Genêts en fleur appartiennent encore à sa période d'études, l'Aube et Vers le soir sont des tableaux d'un effet trop délicat peut-être, et d'un caractère atténué par le soin de l'exécution. M. Nazon avait certainement un autre but que celui de faire des tableaux bien peints, et c'est cependant où arrivent ses deux Paysages. Sans sortir de ce système de peinture sage, M. Papeleu traduit avec une couleur plus grasse, un sentiment plus élevé, et anime d'un effet dramatique le ciel des Environs de Tartas. Les trois tableaux de M. Imer signalent, chez cet artiste, un progrès analogue; harmonieux et élégant dans l'Etang de Soumabre, il semble, dans le Pont du Gard, vouloir lutter corps à corps avec la nature ses rochers ont un aspect solide; par malheur ses arbres ne sont pas exempts non plus de dureté, et la Lisière des bois de Montespin nous montre, sous un ciel d'une solidité exagérée, un mélange curieux de dureté et de mollesse. M. Girardon, qui s'inspire aussi de la nature méridionale, a peint d'un ton faible et cru le Port d'Arles, mais la Montagne de Sainte-Victoire le venge de lui-même : il a su y déployer de bonnes qualités de dessin appuyées d'une couleur claire qui répand l'air et la lumière dans son vaste paysage. Citons encore la Vue de la chaine des Alpes aux environs de Lyon, de M. Lortet. Bien d'autres artistes, dont il serait trop long d'analyser les œuvres, se recommandent à divers titres : il suffira de nommer MM. Paul Wallet, Fanart, Alfred Charpentier et Fantin Latour. Cependant nous ne saurions nous séparer du groupe élégant des éclectiques sans insister sur le plus amusant de tous, M. Oswald Achenbach, le Van Muyden du paysage. Un intérêt plus que bourgeois s'attache à ses Pèlerins des Abruzzes, et surtout à sa Fête religieuse à Palestrina. Tout un monde de figurines spirituelles et bien tournées, quoiqu'un peu courtes, peuple ce dernier tableau; mais surtout il a su

y rendre avec un véritable talent de paysagiste un bel effet de soir, alors qu'un rayon oublié du soleil couchant éclaire encore le sommet des édifices dont la base baigne déjà dans les ténèbres précurseurs de la nuit.

Viennent maintenant les coloristes, légion nombreuse et quelque peu indisciplinée, qui toutefois a déjà sa tradition et ses maîtres. La tradition, c'est la fidélité à l'impression de la nature. Les maîtres, ce sont, après MM. Corot, Rousseau et Daubigny, M. Huet et M. Ziem. Ce dernier n'a exposé qu'un triptyque richement encadré, triple souvenir consacré à la belle Venise au centre, la Place Saint-Marc; à droite, le Palais des Doges; à gauche, le Pont des soupirs. L'exactitude locale aurait bien quelque chose à reprendre aux deux petits panneaux ; mais Venise se montre là tout entière avec ses fabriques colorées d'un ton rose indéfinissable, la lumière chaude de son soleil et l'atmosphère un peu grasse de son ciel chargé des émanations des lagunes. M. Paul Huet, au contraire, a tenu à représenter toutes les faces de son talent. Le Gouffre, paysage étrange, composition forcée, et la Grande Marée, se rattachent à une manière déjà ancienne que M. Huet a abandonnée sans doute par des motifs plausibles. L'Intérieur en Auvergne prouve qu'il saurait aussi bien que pas un aborder la peinture de genre. Mais le véritable intérêt de l'exposition de M. Paul Huet se concentre sur l'Étude de mer et sur les Roches noires. L'Etude est le compte rendu sincère et presque naïf d'une impression maritime, reproduite avec une rare justesse de ton. Les Roches noires portent le caractère d'une interprétation savante qui ajoute à la poésie de la nature la poésie de la couleur. Il y a loin de cette couleur pleine, riche, puissante, au perpétuel sourire de M. Lambinet, peintre attitré du printemps. La nature serait bien monotone, si elle ne se montrait jamais que parée des grâces juvéniles du mois de mai. Certes, M. Lambinet, en conservant à ses verts une fraîcheur toujours brillante, fait preuve d'un talent qui ne sait pas vieillir, mais peut-être, à force de se répéter, s'exagère-t-il lui-même. M. Hagemann et M. Hanoteau ont rencontré en de beaux jours d'été des verts plus nourris et plus robustes. M. Hanoteau surtout ne recule pas devant une apparente lourdeur qui, dans les Environs de Saint-Pierre-le-Moutier, est une vérité de plus. Le Ruisseau mêle par malheur à une impression également juste quelques tons faux; la grosseur des vaches placées au deuxième plan détruit d'ailleurs l'harmonie du paysage. La Matinée de pêche, exempte de tels inconvénients, n'a gardé que les qualités familières à cet habile artiste, qualités que lui dispute M. Flahaut, auteur d'une Ferme normande, et d'une Vue du lac de Genève, pleine d'air et de lumière. Ce n'est pas sans étonnement que

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