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SALON DE 1861

(SUITE ET FIN.)

VIII.

M. TH. ROUSSEAU, M. DAUBIGNY, M. COROT;

MM. COUTURIER, DESGOFFE, PAUL FLANDRIN, ALIGNY, SOUPLET,

RANVIER, GUILLAUMET;

MM. DESJOBERT, LANOUE, DE CURZON, LECOINTE, F. THOMAS, PRIEUR; MM. VIOLLET-le-duc, de saint-ÉtiennE, LAURENS; M. HARPIGNIES;

MM.

BLIN ET LOUVRIER DE LAJOLAIS, G. LACROIX ET

SALTZMANN;

M. FRANÇAIS; MM. DE KNYFF, NAZON, PAPELEU, ETC.;
MM. ZIEM ET PAUL HUET, LAMBINET, ETC.

Les véritables maîtres du paysage sont ceux qui, puisant directement dans le spectacle de la nature l'inspiration première, l'interprètent avec toute la poésie dont leur âme est capable, et la traduisent par l'imitation des objets et des phénomènes naturels. L'école contemporaine en compte plus d'un. La tradition de Claude n'est pas perdue. A son exemple, plus d'une voix inspirée chante, sans préoccupation historique, la poésie de la nature, et nous apprend à l'aimer. Comme le paysagiste Lorrain, c'est par la limpidité lumineuse de l'air, c'est par la profondeur des horizons que M. Corot nous séduit. L'harmonie chaude et vaporeuse que le maître du XVIIe siècle a su établir entre le paysage et le ciel italien, M. Daubigny la cherche sous un ciel plus épais. M. Ziem inonde ses fabriques vénitiennes du même soleil qui se joue sur les édifices pseudoantiques des Ports de mer de Claude. Enfin il n'est pas jusqu'à la sincérité des vers de M. Th. Rousseau qui ne rappelle les belles masses de verdure si franchement abordées par le contemporain de Poussin, surtout dans le grand paysage du Musée de Naples. La différence de latitude

force seule M. Th. Rousseau à revêtir d'un vernis plus brillant le feuillage des chênes de Fontainebleau, si peu semblable aux chênes verts de la campagne de Rome. Un petit coin de forêt lui a suffi pour exprimer à un degré presque sublime la poésie pénétrante de la nature. Ou l'on n'éprouve rien devant le tableau de M. Th. Rousseau, ou l'on sent affluer à sa mémoire tous les passages des poëtes dont on a pu la meubler. Cette profondeur humide des rochers entassés les uns sur les autres, ce tapis velouté de mousse qui les étreint et d'où s'élève, vieux géant de la forêt, le Chêne de la Roche, lançant de côté et d'autre ses grands bras décrépits, quand la nature nous présente de pareilles beautés, nous admirons de toute notre âme; et il serait interdit à un artiste d'une sensibilité plus délicate que celle du vulgaire d'en reproduire l'image poétique, sans y mêler un Alexandre domptant Bucéphale ou je ne sais quel autre trait d'histoire rebattu! Pour moi, je louerai M. Th. Rousseau d'avoir laissé à la nature toute sa puissance d'impression en s'abstenant d'y encadrer une figure humaine. Du reste, c'est une ressource dont il ne se sert que rarement, de peur de troubler les solitudes où il se plaît. Mais j'adresserai au Chêne de la Roche deux critiques de détail : le fond bleu du ciel, trop énergique, semble pousser en avant les premiers plans du tableau, et le feuillage des chênes forme au sommet une sorte de frange verte suspendue le long du cadre sur un plan vertical dont rien ne rompt l'uniformité. De telles réserves ne sauraient diminuer la valeur poétique du Chêne de la Roche, elles n'atteignent qu'indirectement sa valeur d'exécution. On a pu reprocher jadis à M. Th. Rousseau une facture lâchée. Aujourd'hui il serre jusqu'à la violence les mailles du réseau dans lequel il enveloppe sa peinture. Cette exécution, d'une rigueur déguisée, fait le désespoir des malheureux qui s'approchent d'un tableau pour le mieux voir. A distance, elle accuse avec une précision rare les détails multiples des herbes, des ronces, de la mousse, des feuilles. De près, l'œil n'aperçoit que des tons enchevêtrés sans motif apparent. Ce n'est pas là un des moindres progrès du talent de M. Théod. Rousseau. Il nous en coûte de ne pouvoir revenir sur la vente faite naguère à l'hôtel Drouot. Le sentiment fin et souple du paysagiste s'y montrait sous les aspects les plus divers. Au Salon il semble avoir voulu se résumer tout entier dans une œuvre de maître.

M. Daubigny aussi grandit chaque année et arrive à une puissance magistrale. Mais ce n'est pas, on le voit trop, sans de pénibles efforts. Des cinq tableaux qu'il expose, trois sentent le travail plus que l'inspiration. Le Lever de lune et l'Ile de Vaux offrent cependant de belles masses; le Parc à moutons reproduit avec justesse l'impression silencieuse des premières heures du matin. Mais les Bords de l'Oise et le Village près

de Bonnières semblent seuls tenir ce que les autres se bornent à promettre. Dans les Bords de l'Oise se retrouve, avec plus de vigueur, le Daubigny des anciens jours, interprète fidèle de la nature française, sachant fondre en une harmonie fine et légère les gris brillants du ciel et les gris satinés des eaux. Le Village montre un paysagiste plus généralisateur; aussi atteint-il à un effet plus grandiose. Ici point de lourdeurs, point de tons louches et sans transparence : une lumière assoupie, dernier reflet du soir, colore les vapeurs du ciel réfléchies par l'eau grasse et molle de la rivière. Une berge, d'où s'élève un rang de maisons basses, dessine sur cette double zone lumineuse sa double silhouette. L'impression est sérieuse, ferme et sobre.

On a tant parlé de Virgile à propos de M. Corot, on a tant exalté ses velléités de paysage à figures, que M. Corot en arrive peu à peu à gâter ses meilleures inspirations par des prétentions malheureuses. L'originalité de sentiment qu'il apportait à l'interprétation du paysage, il la conserve, mais sans la développer ni dans un sens progressif ni dans un sens rétrograde. Le Souvenir d'Italie et le Soleil levant redisent une fois de plus, en termes à peu près identiques, combien M. Corot excelle à peindre le ciel inondé de lumière blanche, les masses indécises de verdure qu'agite une brise légère, les eaux tranquilles qui s'endorment en regardant le ciel une poésie exquise anime ces petits cadres, la même qui en a animé et qui en animera tant d'autres. Si M. Corot veut s'écarter de cette note connue, il semble que sa voix s'égare et manque de justesse. Le Lac présente encore les mêmes qualités charmantes, sans qu'un mérite nouveau vienne les soutenir. Bien plus, on dirait que le peintre a exagéré à dessein son exécution tremblée et hésitante, comme s'il eût voulu, en donnant le dernier mot de sa manière, justifier en une fois tous les éloges et toutes les critiques. Quant à la Danse des nymphes et à l'Orphée, le pinceau argentin de M. Corot prête certainement à ces paysages un attrait particulier. Pourquoi faut-il qu'ils soient faits pour des figures qu ne méritent guère une place en si bon lieu ?

Louis David disait à Baour-Lormian: «Heureux poëte! quand tu veux représenter deux amants au milieu des Alpes, quarante vers pour les amants, quarante vers pour les Alpes, ton affaire est faite. Mais moi, si je peins mes amants de grandeur naturelle, mes Alpes deviennent toutes petites, ou, si je donne aux Alpes une valeur suffisante, adieu mes amants! » — Tel est, en effet, l'écueil contre lequel échoue le paysage à figures. Ou la figure accapare l'intérêt aux dépens des beautés naturelles, ou elle ne joue qu'un rôle de comparse. M. Couturier a saisi avec un rare bonheur le point exact où le groupe poétique d'Homère aveugle conduit

par un enfant prête et emprunte à la fois une poésie nouvelle au paysage qui l'entoure; il a su réduire le paysage à des lignes caractéristiques, et noyer les différents tons de la terre et du ciel dans un parti pris de couleur qui ne laisse subsister que l'effet. M. Desgoffe, au contraire, a appliqué à la Danse de faunes le procédé de Baour-Lormian. Il a dessiné des figures, il a peint un paysage, puis il a tenté de lier ensemble les deux morceaux. Ainsi a-t-il fait, sans plus de succès, pour Joseph vendu par ses frères. Cependant, dussions-nous attrister un paysagiste de style, nous louerons volontiers dans ce dernier tableau la valeur colorée des lointains et du ciel. En revanche, le dessin des figures est digne d'un coloriste. Quant aux animaux, tels que l'écureuil et les tigres de la Danse, les moutons et les chameaux du Joseph, c'est en vain qu'on en chercherait le type au Jardin des Plantes, de même qu'on aurait quelque peine à trouver en Égypte, les palmiers à troncs gris qui se dressent sur le premier plan du Joseph vendu. M. Desgoffe, heureusement pour son honneur, ne consacre pas toujours son pinceau à d'aussi nobles travaux. Il quitte quelquefois les hauteurs du paysage historique, et daigne descendre vers la simple nature. La nature le récompense en lui forçant la main. Les Sources du Durtin et le Chemin à Montmorency trahissent bien encore, par l'abus du jaune indien, leur haute origine. Mais qui reconnaîtrait, dans le Paysage de la Haute-Loire et dans les Environs de Saint-Valery, l'auteur du Joseph, ou qui, averti par le livret que M. Desgoffe est bien l'auteur de ces études franches et charmantes, ne lui crierait du fond du cœur de laisser là Bitaubé et de s'en tenir à la nature? Pareille aventure arrive à M. Paul Flandrin. Je ne voudrais pas médire de sa Fuite en Égypte, bien qu'il ait placé à gauche un grand terrain jaune d'un modelé malheureux, et que le terrain de droite, couvert par l'ombre, se soutienne un peu mollement. C'est en somme une composition assez originale, un paysage d'un beau dessin, dont les plans se suivent et s'enchaînent avec une logique non dépourvue de grandeur. Mais les deux Études d'après nature, cataloguées sous les numéros 1119 et 1120, n'ont-elles pas à un plus haut degré l'accent de vérité, le charme paysager que la nature demande à ses portraitistes? Un beau lointain, des masses d'arbres bien balancées prêtent à la Vue du parc de Vaux un style simple et grand, supérieur à celui qui résulte des combinaisons académiques; la couleur aussi, sauf sur les gazons du premier plan, y est plus fine et plus harmonieuse. Quand M. Paul Flandrin s'en va ainsi étudier d'après nature, il devrait prendre avec lui M. Aligny, trop étranger à cet exercice salutaire. M. Aligny se convaincrait alors de l'impuissance de la nature à se conformer à ses rêves. Où trouver le modèle des

arbres, des terrains, des montagnes dont les Roches scyroniennes et les Baigneuses offrent un exemple ? Platanes, peupliers, orangers, tous les arbres ont le même feuillé d'un ton fade et faux, la même ramure couleur de chair, réduite à un petit nombre de branches incapables de soutenir le dôme artificiel de verdure qui les surplombe. Tout au plus découvret-on sur les pierres et les rochers quelques traces d'un dessin savant. La liaison des plans, ce lieu commun des dessinateurs du paysage, n'est pas même observée avec justesse ; ainsi, dans le Tombeau de Cecilia Metella, l'on voit sortir des flancs du monument funèbre un coteau très-étonné de son origine.

Le Salon de 1861 offre donc cette particularité bizarre, que l'intérêt du paysage à figures et du paysage de style se trouve transporté tout entier du côté des artistes qui n'en font pas leur état. Après M. Couturier, dont nous avons parlé, voici M. Souplet, auteur de Daphnis et Chloé, deux figures d'un goût naïf et bien personnel, placées dans un paysage sans prétention, mais non sans charme figures et paysage s'accordent par le dessin autant que par le ton, et les fonds, bien qu'un peu maigres, témoignent d'un talent délicat. Voici M. Ranvier, un vrai poëte. D'autres critiques ont rendu justice à la grâce originale qui distingue les Vertus s'en vont. Pour nous, ce qui nous a particulièrement charmé, c'est le paysage intitulé le Matin; sous le couvert d'un arbre frémissant au premier souffle de la brise, une nymphe des bois lutine un petit faune dans un rayon du soleil matinal. La couleur à la fois très-vraie et trèsidéale de M. Ranvier prête à son tableau une saveur imprévue qui rappelle les poétiques sonnets de son compatriote M. Soulary. Voici enfin M. Guillaumet, dramaturge audacieux, dont l'énergie déborde et ne recule devant aucune témérité de la forme, de la couleur ou de l'effet, pour mettre la nature d'accord avec les sujets émouvants qu'il choisit, la Destruction de Sodome, l'Enterrement d'Atala, Macbeth et les Sorcières. Toujours est-il que M. Guillaumet dispose savamment les plans des terrains et les masses de verdure ou de rochers, et qu'au milieu des exubérances d'une verve mal contenue il rencontre le style.

De même le dessin du paysage, dont les académistes revendiqueraient volontiers le privilége, n'a pas d'apôtre plus dévoué qu'un artiste jusqu'ici étranger à l'influence académique, M. Desjobert. Où trouver ailleurs que dans les Environs de Granville, Sous les Pommiers, la Prairie au bord de la Marne, les Paysagistes, un telle précision, une telle conscience, disons mieux, une telle science de l'arbre et du terrain? Le caractère des ciels laisse encore à désirer peut-être, ainsi que la qualité quelquefois fausse de ton local. Mais déjà M. Desjobert peut lutter contre les

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