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Mais ces prescriptions étaient encore bien rigoureuses. Elles durent être expliquées et élargies par arrêt du conseil d'État (30 mars 1756). Le préambule de cette ordonnance rappelle que l'ancien règlement relatif aux ouvrages fourrés n'a été fait que pour prévenir la fraude, mais qu'il pourrait cependant « borner l'industrie des ouvriers et ainsi restreindre une branche de commerce qui dépend totalement du goût des acheteurs et des changements introduits par l'usage.» L'arrêt ajoute que Sa Majesté est informée que, « pour la perfection de plusieurs de ces ouvrages, et pour leur procurer en même temps la légèreté et la solidité convenables, il est nécessaire d'introduire des corps étrangers dans le corps d'iceux...» Enfin, après ces préliminaires, qui sont en contradiction formelle avec les jugements que le Parlement et la Cour des monnaies avaient rendus depuis quatre siècles, le roi ordonne que « tous ouvrages de bijouterie dont la surface sera entièrement d'or ou d'argent seront composés sans aucun mélange intérieur de corps étrangers non apparents... A l'égard des ouvrages de bijouterie montés en cage ou composés de différentes plaques assemblées dans une sertissure d'or ou d'argent, lesquels se trouveront en même temps revêtus d'un corps étranger apparent, permet Sa Majesté qu'ils puissent contenir un corps étranger non apparent, à condition que lesdits ouvrages ne pourront être vendus au poids et que, pour les distinguer des autres ouvrages de même genre qui seroient entièrement d'or ou d'argent, on gravera distinctement sur la fermeture des boîtes... le mot garni. »

Ces dispositions, qui conciliaient dans une juste mesure l'intérêt de l'artiste avec celui de l'acheteur, ne parvinrent pas à résoudre complétement la question. Défenseurs obstinés de la citadelle attaquée, les gardes de l'orfévrerie luttèrent jusqu'au dernier jour; en 1765, ils dénoncent à la Cour des monnaies « qu'il se répand dans le public des tabatières d'argent revêtues d'or et dorées en dedans. » A cette plainte véritablement ridicule, la Cour répondit par l'arrêt du 2 décembre qui permet aux orfèvres et bijoutiers de faire et de vendre « des boîtes d'argent extérieurement revêtues d'or, d'une ou plusieurs couleurs, et surdorées dans l'intérieur..., à la charge qu'au fond desdites boîtes ou autre lieu le plus apparent il sera distinctement gravé le mot argent. » Cet arrêt mit fin au débat.

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La discussion relative aux ouvrages fourrés et au mélange des divers métaux ne présente plus aujourd'hui qu'un intérêt purement rétrospectif; nous avons cru toutefois devoir en rappeler les phases, parce que les textes que nous avons cités permettent de fixer approximativement l'époque à laquelle il fut permis de mêler l'or rouge à l'or vert; car les

gardes du métier, servilement attachés à la lettre des anciens règlements, avaient la prétention d'interdire ce mélange, si légitime, si heureux au point de vue de l'art. Les extraits que nous avons rapportés montrent aussi la nacre, l'écaille, le burgau, ajoutant à l'or pur leur coloration brillante ou irisée. Enfin, ces textes ne seront pas inutiles au bénédictin inoccupé qui voudra, tôt ou tard, écrire l'histoire des tabatières en France.

Les artistes dont nous avons parlé jusqu'ici ne purent profiter des libertés nouvelles. Thomas Germain, Meissonnier, le neveu de Ballin, étaient morts, et leurs imitateurs devaient disparaître bientôt. Claude de Villers ne survécut guère à ses maîtres. Fils ou neveu de l'orfévre qu'avait employé Louis XIV, il avait comme lui passé sa vie aux Gobelins, et s'était plus particulièrement occupé de travaux d'orfévrerie religieuse. Lorsqu'il mourut, en 1755, M. d'Isle, directeur de la manufacture, en donna avis au marquis de Marigny. « Claude de Villers, écrit-il, avoit le talent de faire toutes sortes d'ornements d'église, figures, chandeliers..., le tout d'une légèreté de poids extraordinaire et poussé au marteau. La Vierge de Saint-Sulpice est un de ses ouvrages, ainsi que les beaux chandeliers de Saint-Sauveur1. » Mais bien qu'il ait été jugé capable d'être le collaborateur de Bouchardon dans l'exécution de la Vierge dont parle M. d'Isle, l'artiste des Gobelins ne parvint pas à satisfaire les connaisseurs. Le comte de Caylus le traite, sans marchander, « d'orfévre très-peu intelligent, » et l'accuse d'avoir altéré les belles formes de l'original. Aussi le dernier de Villers ne fit-il jamais grand bruit dans le monde. On parla davantage de Jacques Roettiers, qui, né en 1707, prolongea jusqu'en 1784 une vie presque interminable. Il appartenait à cette famille compliquée qui a fourni à l'art français tant d'habiles graveurs en médailles, et lui-même il en a fait quelques-unes qui ne sont pas indignes de la renommée des Roettiers. Mais l'orfévrerie fut son souci véritable. D'importants travaux lui furent plus d'une fois confiés. Lorsqu'on organisa, en 1745, la maison de la dauphine, c'est lui qui fut chargé de l'exécution de la vaisselle, et elle lui fut payée près de 300,000 livres *. Il s'acquit plus de gloire encore en mettant au jour le grand surtout de table fait en argent pour l'Électeur de Cologne (1749). Cet ouvrage ne lui avait pas coûté un médiocre effort. La pièce du milieu était composée de groupes de rochers toujours des rochers! — qui formaient une voûte sur le sommet de laquelle était une maison rustique couverte de chaume.. Sur le comble de cette chaumière on voyait un cerf aux abois

4. Cette lettre a été imprimée par M. Lacordaire dans sa Notice sur les Gobelins, 1853, p. 70.

2. Mémoires du duc de Laynes, t. VI, p. 438.

poursuivi par des chiens; une chasse au sanglier et une chasse au loup complétaient le groupe central; enfin, les feuilles de chêne de quatre grandes girandoles abritaient la lumière de vingt-huit bougies. Sur les terrains, parmi les feuillages, partout, couraient ou se traînaient des lézards, des colimaçons et toutes sortes d'insectes, rendus, dit-on, avec une merveilleuse dextérité1. On voit que Jacques Roettiers, avec ses paysages en argent, était de l'école de Germain, et même un peu de celle de Meissonnier. Ajoutons que Germain lui fit l'honneur de l'avouer publiquement comme un de ses disciples, lorsque, publiant en 1748 ses Éléments d'orfèvrerie, il donna place dans son recueil à quelques pièces inventées et ciselées par Roettiers pour le dauphin. Ce sont des flambeaux, une girandole à trois lumières, des sucriers, etc. La reproduction d'un chandelier exécuté par ce maître dira à quel point il s'était montré fidèle aux enseignements de Thomas Germain. Jacques Roettiers, qui porta le titre d'orfévre du roi, fut grand garde du métier en 1759, et obtint un logement au Louvre en 1765; mais la seconde partie de sa vie demeura inactive et silencieuse : l'art, d'ailleurs, avait changé d'idéal.

Comment s'opéra cette modification? Il est difficile de le dire avec exactitude; mais il est curieux de remarquer que, dès le premier tiers du xvme siècle, les violences décoratives de Meissonnier et l'exagération des faiseurs de rocailles avaient donné lieu à de timides protestations. Les connaisseurs délicats s'étonnaient tout bas de ce style excessif et flamboyant. Le président de Brosses écrivait vers 1740 : « Les Italiens nous reprochent qu'en France, dans les choses de mode, nous redonnons dans le goût gothique; que nos cheminées, nos boîtes d'or, nos pièces de vaisselle d'argent sont contournées et recontournées, comme si nous avions perdu l'usage du rond et du carré; que nos ornements deviennent du dernier baroque cela est vrai. » Et, en effet, cela était vrai; mais, en bonne justice, ce n'était pas aux Italiens à nous poursuivre de leurs ironies, car, chez eux, le xvIe siècle avait fini bien tristement, et le cavalier Bernin était certainement pour quelque chose dans les folies de la ligne enivrée, dans les violences du contour en délire. Mais la plainte du président de Brosses ne fut pas écoutée; il fallut la reproduire, et cette fois ce fut Cochin qui prit la parole. Sa Supplication aux orfévres, imprimée dans le Mercure, en 1754, est un chef-d'œuvre de moquerie et de saine raison : « Nous leur serions infiniment obligés, dit-il, s'ils vouloient bien ne pas changer la destination des choses, et se souvenir, par exemple, qu'un chandelier doit être droit et perpendiculaire pour porter la

1. Mercure de France, juillet 1749.

SOTAIN

UN CHANDELIER, PAR JACQUES ROETTIEKS.

lumière..., qu'une bobèche doit être concave pour recevoir la cire qui coule, et non pas convexe pour la faire tomber en nappe sur le chandelier, et quantité d'autres agréments non moins déraisonnables qu'il seroit trop long de citer. » Tout cela était de bonne guerre, et pouvait frapper l'ennemi au cœur. Mais Cochin avait parlé trop tôt; il était en avance de dix ans, et il s'adressait à des gens trop compromis pour qu'ils consentissent à l'entendre. Sa réclamation demeura donc vaine. Pendant plusieurs années encore, les orfévres, adorant ce qu'ils avaient adoré la veille, restèrent fidèles aux courbes les plus folles, aux profils les plus ondoyants. Bien avant Cochin, le vieil Euclide leur avait appris, et c'était aussi l'avis du jeune M. d'Alembert, que la ligne droite est la route la plus rapide. Mais, amoureux des beaux loisirs et curieux de s'amuser en leurs voyages, ils méprisaient les sèches théories des gens pressés. Et c'est pour cela que, lorsque, dans l'invention de leur œuvre capricieuse, ils devaient aller d'un point à un autre, ces ennemis de toute mathématique ne manquèrent jamais de prendre le chemin des écoliers.

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