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jouer un rôle parmi les puissances, ou son ministère veut immortaliser son nom par un vain bruit : cette cour sera donc continuellement dans une action inefficace, s'occupera sans savoir de quoi, et ses ambassadeurs, pour parer le reproche d'inutilité, négocieront pour négocier. Qui plus est, quelques politiques ont voulu tourner en maxime cette inquiétude infructueuse, et donner pour règle qu'il ne faudrait jamais être sans négociation. Cependant, à côté des contradictions et des incertitudes que cette vaine ardeur de négocier met dans la conduite des Etats et des particuliers, elle alarme encore à contre-temps ceux avec lesquels nous avons à traiter. En voyant notre agitation, qu'ils ne supposeront point porter sur des riens, ils nous prêtent des desseins vastes et cachés, et se défient de nos démarches les plus innocentes.

C'est en fixant par un projet bien concerté l'état de l'affaire en question qu'on prévient ces inconvéniens. La sagesse combine ce projet pour le fond, et la prudence choisit les moyens pour en assurer l'exécution. Dans les affaires particulières, la même personne qui tâche de faire réussir un plan est obligée encore à le former en entier. A cet effet, il est nécessaire de savoir l'art de dresser un projet et de lier si bien les différentes parties, qu'elles se prêtent un secours mutuel. Mais cet art est une science différente de la négociation, qui, à proprement parler, n'est que la science des moyens pour mettre en exécution un plan déjà tout formé.

Dans les affaires publiques, le cas est différent; le négociateur suit son instruction, fondée sur un plan dressé par son souverain, et il ne lui reste que la gloire d'une heureuse exécution des ordres de son maître. Mais quoiqu'il ne puisse pas ranger son projet pour le fond de l'affaire, il n'aura pas moins besoin d'en former un pour faciliter la réussite de son instruction. Il examinera tous les ressorts, il choisira ceux qu'il doit mettre en jeu, et il les subordonnera si bien entre eux que ceux même qui pourront manquer contribuent au succès de son affaire. C'est dans ce choix que sa prudence et son habileté triomphent. Il est difficile de donner des règles à ce sujet ce sont les circonstances qui présentent ces ressorts qu'on ne peut pas forger à son gré, et tout ce que l'art peut faire,

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c'est d'enseigner la manière la plus avantageuse pour les employer.

Si le plan est formé suivant la nature de l'affaire et suivant l'exigence des moyens pour son exécution, c'est alors proprement que commence la négociation. De quelque espèce que soient ces moyens, ils se réduisent tous aux effets de la volonté des hommes. Les instrumens de la négociation sont par conséquent les hommes, et ses ressorts sont les actions auxquelles nous engageons les hommes pour concourir à notre but.

Les hommes ne sont mus que par les passions. Les actions même, qui paraissent au premier abord les plus éloignées de ce qu'on appelle communément action passionnée, ont pour motif quelque passion déguisée. Un homme paraît céder uniquement à la force de la raison : sa conviction dépend d'un intérêt clairement aperçu, de l'intérêt d'être convaincu, et l'intérêt est une passion qui découle de l'instinct pour la conservation. Un autre suit fidèlement les règles de la justice : cet amour de la justice est une passion mêlée de l'amour de la société et de la gloire, et nuancée encore par d'autres parties de l'instinct. Enfin la vertu même la plus pure est une passion composée de tout ce que l'instinct de l'homme a de plus relevé. Ainsi, pour faire agir les hommes, pour les convaincre, pour les persuader, il est toujours question de mettre en mouvement la passion qui doit déterminer la volonté dans le cas donné.

Tous les hommes ne sont pas sujets aux mêmes passions, ou n'en sont point animés avec une force égale. Suivant notre tempérament, la trempe de notre esprit, l'étendue de nos lumières et la nature de nos habitudes, nous nous sentons entraînés plutôt par un penchant que par un autre, et ce penchant prédominant forme la base de notre caractère. Cependant l'empire d'une passion n'est jamais assez despotique pour donner l'exclusion au reste des passions et pour les empêcher de nous dominer à leur tour, quoique avec moins de pouvoir. Ce mélange infiniment varié de passions quelquefois contradictoires, et l'instabilité de leur règne dans le même individu forment la variété étonnante des caractères et sont la cause de l'inconsistance dont on accuse les hommes. Ainsi, pour sa

voir quelles passions on peut mettre en jeu pour faire agir un homme, il faut étudier son caractère, et connaître la nature de son esprit, de ses habitudes et de ses passions.

Cette étude mène à la connaissance de l'homme, art également difficile et nécessaire. Il est des gens auxquels on attribue un instinct particulier pour se connaître en hommes, et on parle de cet instinct comme d'un don inimédiat de la nature. Mais ce don merveilleux, apprécié à sa juste valeur, se réduit à une branche de l'esprit observateur appliqué à l'homme moral. L'esprit observateur, occupé sans cesse à déchiffrer les marques caractéristiques qui distinguent les êtres et les phénomènes, porte la même attention sur les caractères et les actions des hommes, et devine réciproquement les effets par les causes et les causes par les effets. La facilité de se connaître en hommes est donc fondée sur des règles fines, souvent im→ perceptibles, mais toujours invariables, et la pratique de ces règles est assurée par une longue expérience ou par un usage réfléchi du monde, qui fournit un nombre infini d'objets de comparaison.

Le moyen le plus simple, et, à ce qu'il paraît, le plus sûr pour connaître les hommes, ce serait de les juger par leurs discours, par leurs écrits et par leurs actions. Mais dans nos mœurs le commerce de la parole est devenu si infidèle, qu'on ne pourra jamais fonder les jugemens sur les propos d'un homme sans risquer de se tromper on est presque convenu tacitement de se payer de fausse monnaie. Les conséquences tirées des actions sont sans doute plus justes; il est impossible qu'un homme pousse assez loin l'hypocrisie pour maîtriser toujours ses passions et pour les retenir long-temps sans qu'elles s'échappent. Cependant il est des hommes assez faux pour en imposer pendant une partie de leur vie par des actions simulées, et pour empêcher que leur caractère ne se manifeste par leurs actions. La dissimulation met ainsi un grand obstacle dans l'art de connaître les hommes, et cet obstacle devient d'autant plus considérable, que les gens accoutumés à manier des affaires prennent insensiblement l'habitude de vernisser leurs propos, de masquer leurs idées, de voiler leurs penchans et de cacher leurs actions d'une manière impénétrable aux yeux les plus

perçans. Quoique la vivacité et l'imprudence les trahissent quelquefois et leur extorquent des indices propres à les démasquer, ces occasions sont rares, et pour connaître les hommes il faut découvrir des marques encore plus sûres et contre lesquelles l'homme le plus dissimulé ne peut se défendre, ou contre lesquelles il est moins en garde.

Le Créateur a répandu sur tous les êtres vivans, depuis la plante jusqu'à l'homme, des signes extérieurs qui dénotent les qualités intérieures de ces êtres. Ces signes sont différens dans chaque espèce et quelquefois dans chaque individu, et forment une certaine physionomie variée à l'infini, et qui fait qu'aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre individu de la même espèce. La bonté du Créateur a voulu nous faciliter la connaissance des êtres qui nous environnent et nous présenter ces signes comme un fil pour nous empêcher de nous égarer dans le vaste labyrinthe de la création. Un moyen aisé pour distinguer ce qui nous est utile ou nuisible, était nécessaire à notre conservation.

Dans l'homme, ces figures sont encore plus diversifiées et plus marquées. Elles dépendent sans doute de la première conformation et de l'arrangement des organes destinés à répondre aux opérations de l'âme. Cependant il est croyable que l'action non interrompue des passions habituelles donne de nouvelles impressions aux organes et altère leur constitution primitive. Quoi qu'il en soit, le caractère d'un homme est peint sur son extérieur, et pour savoir lire ce caractère, il ne faut qu'avoir les yeux exercés par l'observation. Il ne s'agit point de ces règles vagues et arbitraires, par lesquelles plusieurs auteurs prétendent enseigner à juger des qualités morales par quelques traits isolés d'un visage ou par quelques parties d'une figure. Il est question de ce composé de traits qui fait la physionomie d'un homme, et de l'ensemble de son corps, qui forme son air. Dans ce sens, la physionomie, le son de voix, le geste, la démarche, le maintien, enfin tout l'extérieur d'un homme présente des indices infaillibles de la disposition de son esprit et de son caractère. Il est autant qu'impossible de prescrire les règles de cette méthode de deviner les hommes, puisqu'elle dépend des abstractions faites de remarques fines sur des objets presque

imperceptibles. Mais on peut acquérir insensiblement l'habitude de cette méthode, si, en vivant avec beaucoup de caractères variés, on observe nettement les signes extérieurs ; si l'on compare ces signes avec soin pour en tirer des marques générales, et si enfin on applique ces règles généralisées à des caractères inconnus, qu'on tâche d'approfondir après pour vérifier la justesse de l'application. Un homme attentif et bien exercé à cette étude portera au premier coup d'œil un jugement assez et d'autant plus certain que la dissimulation ne saura ja– mais altérer les signes imprimés par la nature.

net,

Si l'examen de l'extérieur ne suffit pas pour déchiffrer un caractère, il est des indices qu'on peut tirer des choses qui paraissent d'abord les plus indifférentes. Les hommes ne se composent que dans des occasions importantes; ils se lassent de la gêne et se relâchent dans des occurrences ordinaires, ой ils ne soupçonnent aucun danger de se trahir. Cependant, rien n'est indifférent dans les occasions les plus simples : l'analogie des idées, qui nous force à n'estimer que les idées ressemblantes aux nôtres, arrache le secret des goûts de l'homme le plus caché. On jugera sûrement de son caractère par ses amis, ses connaissances, le choix de ses plaisirs et de ses lectures : on n'aura pas des indices moins sûrs par le jugement que cet homme porte de ceux qui l'environnent, des auteurs qu'il lit et des opinions qu'il embrasse ou qu'il rejette. L'analogie ou la dissemblance des idées perce partout, si l'importance du sujet ne ferme pas le cœur, qui s'ouvre aussitôt qu'il peut le faire sans conséquence. Supposé même qu'une dissimulation habituelle rende un homme attentif à toutes ses démarches et à toutes ses paroles, des questions détournées, des insinuations jetées sans affectation, des contradictions amenées à propos, dissipent le nuage dont il veut couvrir son caractère et le montrent au jour. Si le caractère est connu et si les passions dominantes sont données, il est question de la manière de les employer pour faire agir ceux avec lesquels on a à traiter. Il est des règles qui conviennent à toutes les passions en général ; il en est qui doivent être appropriées à quelque passion particulière. De ce nombre sont celles qui régardent la passion de l'intérêt, prise dans la signification la plus étendue, en tant qu'elle comprend

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