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l'âge abondant en tempêtes. C'est le renversement des rôles naturels le fils tuteur et protecteur du père. L'idée était simple, forte, fertile en situations comiques ou dramatiques au choix de l'auteur. C'est une de ces idées comme les aimaient les anciens auteurs comiques, et comme M. Dumas sait en choisir quelquefois; mais, chemin faisant, cette idée si simple s'est compliquée, et s'est pour ainsi dire compromise au contact des préoccupations et des souvenirs de l'écrivain. On la retrouve cependant dans la pièce, mais il faut souvent l'y chercher, tant elle est profondément enfouie sous la multiplicité des incidens. Si le plan de la pièce en effet n'est pas confus, il est singulièrement enchevêtré et compliqué. Il semble que le drame ne se continue pas, mais recommence à chaque lever de rideau. La pièce pourrait commencer sans grand inconvénient au second, au troisième et même au quatrième acte, aussi bien qu'au premier. Les différentes parties du drame ne sont donc pas liées bien solidement entre elles; l'action s'interrompt, languit, se ranime. Je ne lui fais certes pas un crime de ne pas courir, mais vraiment son allure est par trop inégale.

Il arrive souvent que les plus mauvaises éducations donnent d'heureux résultats, et que les mauvais exemples, loin de provoquer l'imitation, soufflent les meilleurs conseils. Le comte de La Rivonnière et son fils André en sont la preuve. M. le comte de La Rivonnière, le caractère le plus finement étudié de la pièce, est un Charles Surface quinquagénaire. Je ne crois pas que, comme l'aimable étourdi de Sheridan, il pousse la folie et la prodigalité jusqu'à vendre les portraits de ses ancêtres; mais je crois fort que ce respect de sa race est à peu près le seul enseignement que l'âge lui ait donné. Il a toujours vingt ans, il est sémillant, poli, affable, généreux, et avant toute chose amoureux en tout lieu et en toute saison. Il baise respectueusement la main des maîtresses de son fils qu'il rencontre installées sans gène et sans pudeur dans ses appartemens, reçoit les confidences amoureuses d'André, se fait, par prudence paternelle, adresser les lettres des femmes mariées avec lesquelles le sage jeune homme a entretenu des relations agréables sans doute, mais illégitimes. Ce chevaleresque père prodigue exerce le plus innocemment du monde, comme vous le voyez, les plus singuliers offices, et tout cela par amour paternel. L'économe André n'y prend seulement pas garde; il n'y a qu'une seule chose qui l'inquiète dans la conduite de son père, la ruine, car le comte est ruiné, et les quarante mille livres de rente qu'il croit encore posséder ne sont qu'un don secret de son fils. « Vos affaires sont en mauvais état, mon père, il faut vous ranger, et pour cela il faut vous marier. » Justement André a sous la main une certaine dame Godefroid que le comte avait aimée alors qu'elle était jeune et qu'elle n'était pas veuve, qui, dès le dé

but du premier acte, s'offre avec une complaisance acharnée, laquelle ne se dément pas pendant toute la pièce et mérite vraiment sa récompense. Le comte partage l'avis de son fils : il a pensé au mariage, mais Mme Godefroid n'est pas son fait; son ancien amour pour elle s'en est allé avec les neiges d'antan, et d'ailleurs il a porté ses vues sur une jeune personne qui n'a pas même la moitié des printemps de Mme Godefroid, Me Hélène de Blignac. A ce nom, André baisse la tète. Hélène était la fiancée de son choix. Allons, encore un sacrifice à ce père terrible! Il lui a donné la moitié de sa fortune, il lui abandonnera sa fiancée. Ainsi tous les préparatifs qu'il avait faits pour son prochain mariage sont peines perdues. C'est inutilement qu'il a consigné à sa porte, avec une dureté vraiment révoltante, la dame noire, une femme mariée avec laquelle il a entretenu un commerce amoureux, qu'il congédie sans plus de façons qu'il n'en mettrait avec Mlle Albertine, maîtresse d'occasion et de hasard que nous voyons installée sous son toit en compagnie d'un parasite sordide. Ainsi, sans sortir de ce premier acte, comptez combien de situations équivoques!

L'événement que faisait redouter le premier acte se dissipe au second. Le mariage du comte et de Mlle Hélène ne se fera pas. Hélène de Blignac raffole du comte, il est vrai, mais comme beau-père et non comme mari. Le comte surprend le secret des deux jeunes gens, et, avec une générosité qui serait facile même à un père moins prodigue, il met la main d'Hélène dans celle d'André. Il se consolera avec Albertine, qu'il trouve charmante, et puisqu'il ne peut épouser la fiancée de son fils, il héritera au moins de ses maîtresses, et il en hérite vraiment! Il hérite d'Albertine en réalité, et il est en effigie l'amant de la dame noire, la femme délaissée, mais toujours inconsolable, qui vient pleurer aux genoux du comte et qui l'inonde de lettres passionnées. C'est le comte qui recevra les lettres adressées à son fils, de crainte qu'elles ne tombent entre les mains de Mine André de La Rivonnière. Les situations scabreuses, comme vous voyez, ne font que croître et embellir. Il en pousse dans cette comédie comme des champignons dans une nuit d'été. Ajoutons que Me Albertine, quoique invisible, remplit cet acte de sa personne. Pendant qu'elle se promène menant son chien en laisse sur la plage de Dieppe, deux dandies, l'un jeune et d'une corruption candide, M. de Naton, l'autre revenu des illusions de la jeunesse et d'une corruption érudite, M. de Ligneraye, s'entretiennent de cette aimable personne. M. de Naton, qui en est amoureux, la trouve plus belle que la jeunesse et plus pure que la vertu; M. de Ligneraye, qui l'a entretenue autrefois, la trouve plus laide que la décrépitude et plus souillée que l'infamie.

Le troisième acte s'ouvre sur une scène de la lune de miel en plein

jour. Les deux jeunes époux roucoulent comme savent roucouler les amoureux de M. Dumas, toujours logiciens, raisonneurs et disputeurs à outrance. Tout à coup une idée bizarre traverse le cerveau de la jeune femme; elle veut que son mari lui parle de ses amours passés, et lorsque ses vœux téméraires sont exaucés, elle lui fait une scène de bouderie. André cherche à la consoler, mais au moment où il approche ses lèvres de la joue de sa femme, il rencontre la tête de son père, qui vient de le devancer dans un fort agréable projet. Décidément ce père prodigue est un personnage par trop indiscret. Il usurpe auprès de sa bru la place de son fils; c'est lui qui la conduit à la promenade, au bal, au concert. Il en fait tant que la malignité publique va répétant que ce beau-père est encore amoureux de sa bru, et qu'un soupçon d'inceste vient, comme une vapeur infecte, s'étendre sur son honneur. D'où donc cette calomnie peut-elle sortir? De chez Albertine peut-être, car c'est le parasite et l'entremetteur dévoué de cette créature qui vient le premier apporter au comte cette nouvelle. Le comte se révolte. Hélas! il est bien tard. Pourvu que son fils aussi ne se défie pas de lui et n'ait pas mal interprété sa conduite! Pour le mettre à l'épreuve, il feint un voyage subit. « Pars,» lui répond tranquillement son fils, qui espère que cette distraction arrêtera pour un temps au moins ses prodigalités toujours renaissantes. M. de La Rivonnière sort, persuadé que son fils partage le soupçon général, et pour se venger il commet une nouvelle sottise: il court chez Albertine.

Au quatrième acte, André s'emploie à arracher son père aux griffes de cette créature, qui, ayant trouvé, comme le lion, une proie à dévorer, refuse de la lâcher. Ici se place la scène capitale de l'ouvrage. Elle est belle, quoique un peu commune, et qu'elle laisse dans l'esprit une impression équivoque. André, après avoir épuisé les prières, a recours, comme dernière ressource, à la dureté. Il rappelle à son père que ce n'est pas lui qu'il ruine, et que ce n'est pas sous son toit qu'il abrite Mlle Albertine. Le sentiment de la paternité outragée se réveille chez le comte: il éclate, pendant que son fils baisse la tête sous l'humiliation et le repentir. La scène est dramatique, et cependant elle ne peut nous intéresser à la colère du comte, car si un père ne doit jamais avoir tort aux yeux de son fils, il peut avoir tort aux yeux du public, et le comte est plus coupable qu'il est permis de l'être. A peine André est-il sorti qu'une occasion se présente au comte de réparer sa faute; il accepte en son nom un duel que venait proposer à son fils le mari de la dame noire, qui a découvert les intrigues de sa coupable moitié. Ce duel, dont le mari trompé sort blessé et mécontent, amène la réconciliation du père et du fils. Mlle Albertine est congédiée, et le comte épousera Mme Godefroid, qu'il serait cruel de faire attendre plus longtemps.

Voilà la nouvelle comédie de M. Alexandre Dumas très scrupuleusement analysée. Avais-je tort de vous dire qu'elle était émaillée de détails dangereux et de situations scabreuses? L'impression qui reste de cette pièce est une impression équivoque; on sort de ce spectacle sans savoir quoi penser, le cerveau fatigué et inquiet. La pièce est-elle morale? Non sans doute. Immorale? Vous auriez bonne envie de le dire; cependant un scrupule vous arrête, et vous vous bornez à dire : Je ne sais pas. M. Dumas semble avoir à son service, pour juger les actions humaines, une morale particulière, qui n'est pas celle de tout le monde, et en vertu de laquelle les choses sont condamnées et amnistiées, non selon qu'elles sont bonnes ou mauvaises, mais selon qu'elles sont utiles ou nutsibles, morale qu'on pourrait appeler l'art de ne pas être dupe. Du reste, ce n'est pas ses drames seulement qui laissent cette impression équivoque et désagréable; toutes les pièces les plus applaudies du théâtre contemporain la font plus ou moins éprouver. Cette singularité, qui étonne d'abord, s'explique facilement quand on songe au système dramatique mis en vogue par M. Alexandre Dumas et ses confrères. Tous ne savent pas copier sans doute la réalité avec la même habileté et la même vigueur que lui; mais tous la copient avec la même indifférence, sans choix, sans réprobation, en s'arrêtant aux faits et aux types qui se présentent avec le plus de relief sur la surface sociale. De ce système de transcription indifférente de la réalité, il résulte deux conséquences morales forcées. La première, c'est que les types les plus en dehors, les plus accentués, sont nécessairement les types malfaisans; de là cette invasion des personnages du demi-monde dans la comédie contemporaine. Ces personnages font saillie sur la surface un peu plane de notre société, et leur originalité, tout extérieure, se laisse facilement saisir sans le secours de l'analyse. La seconde conséquence, c'est que l'auteur, étant indifférent pour ses personnages, ne prend jamais, comme les anciens écrivains dramatiques, parti dans leurs démêlés, et que c'est vainement qu'on chercherait à découvrir son opinion sur les hommes et les choses qu'il met en scène. Il copie les phénomènes de la vie, et semble n'avoir aucune opinion personnelle sur la vie. Que l'art dramatique participe à l'indifférence générale qui règne de nos jours, et que les dramaturges n'aient pas plus de préoccupations morales que la majeure partie de leurs contemporains, c'est un fait sans doute dont il ne faut pas s'étonner. Et cependant cette indifférence est un fait aussi nouveau sur le théâtre héritier de Molière et de Corneille que parmi la nation héritière de Descartes et de Voltaire.

ÉMILE MONTEGUT.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 décembre 1859.

Si l'on pouvait d'avance juger des résultats du prochain congrès par l'effet qu'a produit dans les esprits la seule nouvelle des invitations expédiées aux puissances, il serait permis de concevoir de favorables pressentimens sur la destinée de cette délibération européenne. L'influence de la nouvelle sur l'opinion a été excellente. En même temps une impression rassurante se répandait : quelques faits apparens et des rumeurs très accréditées dissipaient les craintes qu'avait inspirées récemment l'état de nos rapports avec l'Angleterre, et donnaient à croire que, loin de tourner à l'aigreur, les dispositions des gouvernemens anglais et français inclinaient vers la bienveillance mutuelle, la bonne entente et l'action concertée. Il ne nous est guère possible d'établir maintenant la portée de ces faits ou le fondement de ces bruits. Parmi les faits, nous avons déjà signalé le plus saillant, la circulaire du ministre de l'intérieur, qui a modéré le zèle anti-anglais de la presse officieuse; nous mentionnerons aussi la réponse satisfaisante du chef du cabinet de l'empereur à la démarche excentrique de quatre négocians de Liverpool, braves gens bien dignes sans contredit de figurer parmi les hommes de bonne volonté à qui la paix a été promise à la naissance du Ghrist, mais dont l'acte insolite et un peu ridicule est taxé d'indiscrétion et presque de félonie par leurs trop sévères compatrictes. Le chapitre des bruits serait plus curieux peut-être, mais qui oserait, sans en avoir la mission, répéter publiquement des protestations verbales attribuées à de grands personnages? Qui oserait surtout garantir la fidélité des échos multipliés et successifs par lesquels elles arrivent dans le monde politique? Quoi qu'il en soit, deux aimables vertus, dont, pour notre part, nous subissons volontiers le charme, la foi et la patience, règnent pour le moment sur l'opinion. L'on croit et nous croyons à la bonne intelligence entre les gouvernemens de France et d'Angleterre; l'on croit et nous croyons que l'on verra au congrès les effets de cet accord: muni de cette foi, l'on attend patiemment le congrès, sans vouloir scruter d'avance aucun des problèmes qu'il devra résou

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