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LE THEATRE

ET

LA NOUVELLE LITTÉRATURE DRAMATIQUE

J'éprouve quelquefois un sentiment de douloureuse satisfaction en voyant se réaliser à la lettre les prédictions de ces gens improprement appelés pessimistes et misanthropes. J'aime à voir, je l'avoue, l'invincible logique des événemens donner raison à ces esprits qui passent pour moroses, parce qu'ils ne veulent pas se refuser à l'évidence, même lorsque, comme tant d'autres, ils sont intéressés à la nier, et qu'on qualifie de mécontens parce qu'ils admettent que deux et deux font quatre, même alors qu'il serait doux, au gré de leurs passions, que deux et deux fissent cinq. Oser dire que deux et deux font quatre, c'est cependant une hardiesse qui n'est pas sans danger à certaines époques, ainsi que l'histoire s'est chargée de nous l'apprendre mainte fois. Le danger est surtout grave aux époques de fronde, à ces époques où les hommes, n'étant plus unis par aucun lien de confiance mutuelle, suivent isolément la voie de leur intérêt personnel, où la déception engendre forcément l'incrédulité, et le ressentiment l'injustice. Personne alors n'ose plus se confier à la nature humaine, et devant l'observation la plus insignifiante ou la plus innocente, chacun retourne à sa façon le fameux mot de Talleyrand sur Sémonville. « Quel intérêt peut-il avoir à dire ce qu'il dit? » est la question muette que tous s'adressent en écoutant les paroles de leur prochain. Les réflexions les plus simples donnent lieu aux commentaires les plus fantastiques, lesquels engendrent à leur tour les perfidies les plus chimériques. Tous, rêvant de trahisons, de ma

lice ou de vengeance, se mettent sur la défensive contre un prétendu agresseur, fort innocent de la diplomatie qu'on lui prête, et qui n'a jamais soupçonné qu'il eût en lui de telles profondeurs machiavéliques. Son unique tort est de n'avoir pas compris combien il est dangereux, à certaines époques, de prétendre que deux et deux font quatre, et non pas cinq. Cependant, malgré tout, deux et deux font quatre, — la méchanceté n'y changera rien non plus que l'optimisme, les gens contens d'eux-mêmes non plus que les misanthropes.

Je ne sais donc pas s'il est encore bien prudent d'oser affirmer que nous assistons aujourd'hui à l'un des plus tristes momens de notre histoire littéraire. Cette affirmation, qui, il y a quelques années, aurait suffi pour marquer un homme de la qualification d'esprit chagrin, n'est désormais cependant pour le plus grand nombre qu'un lieu-commun vulgaire. Le public commence à être frappé de cette stérilité toujours croissante et de cette inquiétante impuissance qui gagne l'un après l'autre les organes de la pensée. Est-il donc décidément vrai que la conscience s'oblitère, que l'imagination s'éteint, que la force de méditation semble épuisée, que le génie de l'observation ne sait plus pénétrer les plus fragiles surfaces? L'homme semble ne plus avoir à son service que des yeux, des mains et des oreilles, et encore ces mains deviennent-elles de jour en jour plus malhabiles, ces yeux n'ont-ils plus aucune grande curiosité, et ces oreilles s'ouvrent-elles de préférence pour écouter les bruits les plus vulgaires. L'homme a encore des sens; mais comme l'âme a diminué et ne commande plus en maîtresse, les sens, comme d'honnêtes ouvriers qui ne recevraient plus d'ordres, accomplissent tant bien que mal les difficiles tâches dont l'âme avait seule le plan et le secret. Ils font ce qu'ils peuvent en vérité, et mettent souvent à faire leur œuvre une bonne volonté dont on doit leur savoir gré; ils se rappellent de loin en loin quelques-unes des anciennes instructions de l'âme, et ils les appliquent quelquefois avec dextérité; mais comme la plupart du temps ils doivent agir avec le secours de leurs inspirations, ils commettent les plus impardonnables maladresses. S'il est une leçon morale qu'on puisse tirer de la littérature française contemporaine depuis une quinzaine d'années, c'est que les sens peuvent bien être d'excellens ouvriers, mais qu'ils ne seront jamais que de médiocres artistes. Ils ont fini par s'apercevoir de cette vérité; aussi commencent-ils à renoncer aux grands projets et aux grandes œuvres, et ont-ils de préférence recours aux sujets qui leur sont familiers. Le tapage, la confusion, le scandale, sont de leur domaine, et ils en usent sans vergogne. Pour le quart d'heure, certaine littérature est une vaste arène de commérages, de scandale et de diffa

mation. Romanciers et dramaturges mettent en scène sous des noms transparens non-seulement leurs amis et connaissances, mais les gens même qu'ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien, le premier passant venu, pourvu toutefois qu'il ait un nom, aussi modeste qu'il soit.

« Que voulez-vous? il faut expier votre talent! » écrivait-on récemment à un homme de notre connaissance qui se plaignait d'être victime d'un de ces guets-apens littéraires, d'autant plus lâches qu'ils sont assurés de l'impunité. Les paroles de cet indulgent et complaisant contemplateur des mœurs de notre époque expriment, paraît-il, plus qu'une opinion personnelle et un conseil de résignation; elles sont, à ce qu'on assure, l'expression d'une loi nouvelle qui cherche à s'établir, et en vertu de laquelle toute gloire acquise, toute célébrité reconnue devront être expiées par l'injure et la calomnie. Il y a une foule de gens qui semblent penser que l'outrage est naturellement dû à quiconque a occupé l'opinion, et qui sont tout désappointés lorsque, au sortir du théâtre ou après la lecture d'un roman, ils n'ont pas éprouvé les émotions agréables de malignité et d'envie que donne le scandale. Nous ne plaisantons point. Pour prendre un exemple tout récent, beaucoup de gens, alléchés par le titre de la pièce nouvelle de M. Dumas, avaient espéré que le jeune auteur imiterait le crime de Cham pour les amuser et les faire rire. Désappointés, ils n'ont pu pardonner à l'auteur d'avoir obtenu un succès sans commettre une indécence. Voilà les charmantes transformations qu'une littérature sans frein et sans pudeur est en train de faire subir au sens moral du public! Où cela s'arrêtera-t-il? Cela ne s'arrêtera pas. Les jours de Martial sont revenus, avec cette différence toutefois que Martial se contentait de cinq ou six vers pour envelopper ses turpitudes, tandis que nos modernes diffamateurs ne se contentent pas à moins de quatre cents pages. Tels sont les progrès amenés par la civilisation chrétienne et la perfectibilité humaine. Ainsi prenez-en bravement votre parti: saluez et souriez, si vous êtes plus ou moins sycophante; taisez-vous et détournez la tête, si vous êtes un honnête homme. Le scandale ne fait pas seulement le principal attrait de certaine littérature, il lui rend encore le signalé service de dissimuler son indigence et de cacher sa nudité. Le scandale, c'est la robe aux couleurs voyantes qui couvre la courtisane déshonorée; ce sont les oripeaux ornés de clinquant qui transforment le bateleur en personnage merveilleux. Si cet horrible attrait n'existait pas, vous verriez à quel point tout cela est pauvre, mesquin, voisin de la sottise; vous pourriez mesurer cette indigence littéraire que tout le monde avoue, et que personne n'ose plus contester.

Prenons garde cependant d'être injuste, et de trop accorder au

pessimisme. Si cette décadence littéraire est évidente, elle n'est pas également complète sur tous les points. La mort n'a pas fait partout les mêmes ravages. Bon nombre d'esprits courageux et élevés luttent contre l'indifférence croissante ou les mauvaises tendances de la mode, et refusent de croire qu'ils seront vaincus. Les grandes causes ont encore leurs avocats, qui se retrouvent aux occasions solennelles; la religion, la philosophie, la justice, les seules choses qui vaillent la peine d'être aimées, trouvent encore des défenseurs. La littérature sérieuse maintient donc encore sa supériorité avec un avantage marqué. En est-il de même de la littérature qui s'adresse au plus grand nombre, et qu'on appelle la littérature d'imagination? N'est-ce pas là surtout que la marée montante de la médiocrité menace de tout submerger? Et ne semble-t-il pas que le mal soit d'autant plus actif que la forme littéraire à laquelle il s'attaque est faite pour un plus vaste public? La poésie, qui s'adresse à un moins grand nombre de lecteurs que le roman ou le drame, n'a plus, en réalité, qu'un petit nombre de fidèles et de croyans, mais en revanche elle compte encore beaucoup de prêtres zélés et surtout beaucoup de pieux desservans. Le roman, qui est le genre littéraire le plus en harmonie avec les instincts de notre époque, qui a le privilége d'intéresser et d'émouvoir tous ceux que la poésie ne pourrait pas toucher, le roman, qui est la vraie poésie des esprits prosaïques, est encore cultivé par quelques esprits délicats et même puissans, comme le grand romancier dont les lecteurs de la Revue applaudissaient hier encore le succès récent. Mais c'est au théâtre, c'est dans le drame et la comédie, cet art des foules et des multitudes, cet art qui s'adresse à tous indistinctement, riches ou pauvres, ignorans ou lettrés, que la décadence est complète. Là nulle trace de préoccupation sérieuse, aucun souci de la grandeur morale, nul rayon de poésie. Là dominent ce qu'on appelle en argot dramatique les ficelles et les trucs, là le génie est remplacé avantageusement par je ne sais quel instinct d'habileté matérielle, comparable à l'instinct architectural du castor. L'art, lorsqu'il daigne s'y montrer, s'y élève à la hauteur de la photographie et du daguerréotype. Le théâtre, à l'heure présente, c'est véritablement les colonnes d'Hercule de la décadence littéraire.

Le premier trait qui frappe les regards du curieux, c'est la singulière ressemblance qu'ont entre elles les nouvelles productions dramatiques. Toutes répètent le même air, jeune encore et pourtant déjà vieux, qui depuis quelques années résonne sur tous les théâtres de Paris sans exception, depuis le classique Théâtre-Français jusqu'au sentimental Gymnase et à la mélodramatique PorteSaint-Martin. Si la chanson n'est pas neuve, son succès grandit de

jour en jour, et ne semble pas près d'être épuisé. Le coup d'état téméraire de M. Dumas fils a fait fortune, et, comme il arrive en France, tous les dramaturges sont venus l'un après l'autre reconnaître la nouvelle constitution qu'il a inaugurée au théâtre. Son triomphe a opéré toute une révolution qui s'est étendue beaucoup plus loin qu'on n'aurait pu le croire d'abord; aucun genre dramatique, depuis la comédie jusqu'au vaudeville et même jusqu'à la farce, n'a échappé à son influence. La comédie sentimentale a congédié ses vieux types de convention et renouvelé son mobilier; le mélodrame commence à renoncer à son personnel de traîtres à outrance et de scélérats apocryphes. La farce bouffonne elle-même, renonçant aux fantaisies de son costume baroque, se résigne à revêtir les livrées du réalisme (1). Tous les genres étant pour ainsi dire mêlés et confondus en un seul qui n'a pas encore reçu de nom, et qui n'en recevra probablement pas de longtemps, il en est résulté ce fait singulier, qu'il n'y a plus pour ainsi dire qu'un seul théâtre, comme il n'y a plus qu'un seul genre de production dramatique. Tous les théâtres, sans exception, jouent la même pièce avec le même succès, et il n'y a pas une seule pièce qui ne pût sans inconvénient aucun être transportée d'une scène sur une autre. Le Duc. Job, de M. Léon Laya, a été très applaudi au Théâtre-Français; mais nous n'étonnerons sans doute pas l'auteur en lui disant que sa pièce aurait été reçue sans obstacle au Gymnase, et qu'elle méritait de tenir sa place dans le répertoire des pièces choisies de ce théâtre. Le Père prodigue, qui vient de voir le jour au Gymnase, pouvait fort bien au contraire venir au monde sur la scène du Théâtre-Français, maintenant surtout que ce théâtre paraît vouloir renoncer à sa pruderie traditionnelle. Quelques détails scabreux n'étaient point faits pour l'arrêter; quand on se lance dans la voie des innovations, il ne faut pas s'arrêter à moitié chemin. Si le Théâtre-Français accepte le réalisme à l'état de vaudeville, j'imagine qu'il ne refuserait pas de l'accepter à l'état de comédie et de drame. Une autre comédie jouée quelques semaines avant le Père prodigue, le Petit-Fils de Mascarille, révélait dans l'auteur, M. Henri Meilhac, plus de finesse et de véritable habileté dramatique que n'en possèdent beaucoup d'autres plus renommés, et aurait pu se produire sur n'importe laquelle

(1) Nous avons assisté tout récemment à une longue farce réaliste intitulée les Gens nerveux, où les auteurs, hommes d'esprit d'ailleurs, ont essayé d'unir les genres les plus contraires. Cette pièce dépasse les bouffonneries les plus extravagantes, et d'un autre côté s'aventure témérairement jusqu'aux frontières de la comédie. Quel n'a pas été notre étonnement lorsque nous avons entendu retentir, sur une scène regardée jusqu'à présent comme le sanctuaire de la bouffonnerie hyperbolique, des sentences et des tirades morales, et que nous avons retrouvé dans un des personnages notre ancienne connaissance Desgenais, le Diogène des Filles de Marbre et des Parisiens!

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